dimanche, janvier 12

Le crime contre l’humanité de persécution pourrait être invoqué pour faire condamner les talibans. Certains plaident pour permettre l’incrimination d’apartheid de genre. Dans les deux cas, ce n’est pas pour demain.

Le droit international peut-il venir en aide aux Afghanes victimes d’une répression intense par le régime des talibans? Une des rares initiatives d’Etats occidentaux en leur faveur a été annoncée en septembre 2024 en marge de l’Assemblée générale des Nations unies. L’Allemagne, l’Australie, le Canada et les Pays-Bas se sont engagés à saisir la Cour internationale de justice (CIJ) si le gouvernement de Kaboul n’améliore pas le sort des femmes. Une vingtaine d’autres pays, dont la Belgique, ont soutenu la démarche. Symbolique et aléatoire?

La procédure n’en est qu’à ses prémices. Elle est permise, en vertu de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes adoptée en 1973 et entrée en vigueur en 1981, parce que l’Afghanistan a ratifié celle-ci en 2003. Il va sans dire que c’était à une période où le pouvoir en Afghanistan n’était pas aux mains des islamistes talibans, mais exercé par le président pro-occidental Hamid Karzai. Les nouveaux maîtres de Kaboul ne l’ont toutefois pas dénoncée à ce stade.

Négociation d’abord

En son article 29, la Convention prévoit la résolution des différends entre Etats-parties concernant l’application de ses dispositions. Celles-ci sont au cœur de ce qui est reproché aux talibans, revenus au pouvoir en août 2021, en matière de respect des droits humains. En l’occurrence, la procédure prévoit une phase de négociation et une d’arbitrage avant l’éventuel dépôt formel d’une plainte devant la Cour internationale de justice qui siège à La Haye, aux Pays-Bas. Elle peut donc être longue. Mais elle n’est pas symbolique.

«L’action envisagée par l’Allemagne, l’Australie, le Canada, et les Pays-Bas consacre une formalisation du différend entre ces Etats et l’Afghanistan au sujet de l’interprétation de la Convention. Avant de recourir à la Cour internationale de justice, les Etats devront négocier afin de régler leur différend, des négociations qui semblent difficiles à concevoir avec les talibans, même si lors d’une conférence diplomatique organisée sur l’Afghanistan le 30 juin et le 1er juillet 2024 à Doha, au Qatar, ils se disaient prêts à aborder la question des droits humains, explique Anne Lagerwall, professeure de droit international à l’ULB et chroniqueuse au Vif. On en est donc à un stade très préliminaire. Mais le processus est engagé. Les Etats doivent d’abord négocier et si leur différend n’est pas réglé par la négociation, ils doivent recourir à l’arbitrage. En cas d’échec, les Etats peuvent finalement confier leur différend à la Cour internationale de justice.»

Entravées dans leur mobilité par les mesures prises par les talibans, les Afghanes sont-elles vouées à la réclusion dans leur foyer? © GETTY IMAGES

Condamnation probable

Dans cette hypothèse, Anne Lagerwall n’a pas beaucoup de doute sur son issue. «Si une telle action devait être introduite, elle aurait de grandes chances d’aboutir sur le fond car les violations de cette Convention par l’Afghanistan sont manifestes. En particulier, parce que la discrimination à l’égard des femmes et des filles est organisée par le droit afghan. Cette discrimination résulte de l’application de mesures officielles et publiques qui sont prévues par des décrets. Elle est formalisée», souligne la spécialiste du droit international.

Le conflit entre Israël et le Hamas l’a remis en lumière récemment, la possibilité d’une condamnation par la Cour internationale de justice n’est pas une garantie d’application de sa décision. Elle n’a pas les moyens de la rendre exécutoire. L’application est donc soumise au bon vouloir des Etats. Mais une condamnation par la CIJ reste un signal fort de réprobation d’une politique menée par un Etat et est regardée comme telle par ses pairs. Avant même une décision finale sur le fond, certaines mesures conservatoires peuvent être ordonnées par la Cour pour prévenir la commission d’un crime potentiellement imminent –cela a été le cas dans l’examen de la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide à l’encontre de la population de Gaza–, ce qui ajoute une dimension à la possible stigmatisation de l’Etat incriminé.

«Cette discrimination résulte de l’application de mesures officielles et publiques qui sont prévues par des décrets. Elle est formalisée.»

Il ne faut donc pas négliger les éventuelles répercussions de ce type d’initiative, y compris à l’endroit des talibans qui n’ont pas fait montre depuis leur retour au pouvoir d’une grande propension à se conformer aux avertissements des instances internationales politiques. Il y a peu de chance que cela change avec la décision d’une institution juridique mais, à tout le moins, la pression sur eux s’accentuera. «Certes, de nombreux organes des Nations unies ont déjà mis en évidence les violations flagrantes dont l’Afghanistan se rend responsable à l’égard des femmes et des filles. Mais une décision rendue par une juridiction internationale a une valeur juridique plus importante, notamment parce qu’elle peut ordonner à l’Etat de prendre des mesures pour se mettre en conformité avec ses obligations internationales», développe Anne Lagerwall. La mise en cause du pouvoir afghan est donc aléatoire, mais pas impossible.

Une autre incrimination

Le caractère massif et inédit des discriminations infligées aux Afghanes a poussé certaines voix à réclamer l’inscription du crime d’«apartheid de genre» dans le droit international. Serait-ce une avancée?

Militante afghane des droits humains réfugiée en Pologne, Nilofar Ayoubi en expliquait l’intérêt dans une tribune publiée le 26 août 2024. «L’idéologie des talibans appelle à la soumission des femmes et leur maintien au pouvoir dépend largement du succès de cette entreprise. Il s’agit d’un apartheid des sexes. Et au final, l’apartheid fondé sur le genre est une forme grave d’inégalité qui perpétue la violence contre les femmes. Bien que reconnu par de nombreux juristes, ONG et acteurs internationaux, le concept d’apartheid de genre n’a pas encore été codifié dans le droit international. Les abus les plus graves commis à l’encontre des femmes restent ainsi souvent impunis. Il est impératif de prendre des mesures concrètes pour intégrer le concept dans le droit international et de forger la volonté politique nécessaire pour y parvenir», insistait celle qui a aussi été une des fondatrices du réseau United Against Gender Apartheid.

«L’apartheid fondé sur le genre est une forme grave d’inégalité qui perpétue la violence contre les femmes.»

Cette évolution du droit international servirait sans aucun doute le combat contre les violences de masse faites aux femmes. «Imaginer un crime d’apartheid de genre ou modifier en ce sens la notion de crime d’apartheid qui figure sur la liste des crimes contre l’humanité du statut de la Cour pénale internationale (NDLR: la CPI est un tribunal pénal qui poursuit les individus, la CIJ évoquée plus haut est un tribunal civil qui traite des différends entre Etats) peut présenter un intérêt parce que le crime d’apartheid a cette dimension d’être perpétré par un système d’oppression institutionnalisé, précise Anne Lagerwall. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dire que c’est exactement ce qui se passe en Afghanistan à l’encontre des femmes et des filles. La discrimination n’y est en rien fortuite ou marginale. Elle résulte d’un système mis en place pour officialiser cette discrimination. La proposition de reconnaître un apartheid de genre soulignerait cette institutionnalisation de la discrimination faite à l’égard des femmes.»

Dans l’attente de l’adoption, loin d’être aisée et garantie, d’un tel crime dans le droit international, la justice n’est pas démunie pour sanctionner des dirigeants qui se rendent coupables de discriminations à l’encontre des femmes. Lors d’une session à Genève 8 octobre dernier, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a estimé que la loi afghane sur «la promotion de la vertu et la répression du vice» et son application pouvaient s’apparenter à un crime contre l’humanité de persécution contre les femmes.

Le crime de persécution

«Le crime d’apartheid figure parmi les crimes contre l’humanité que la Cour pénale internationale peut poursuivre et se caractérise par le fait qu’il est « commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur un autre ». Il se conçoit donc à l’égard d’un groupe racial et non à l’égard des femmes, souligne la professeure de droit international de l’ULB. Mais d’autres crimes contre l’humanité peuvent en effet être envisagés pour décrire des attaques visant précisément les femmes, en particulier la persécution qui peut être menée pour des motifs d’ordre sexiste. L’idée d’une institutionnalisation n’y est peut-être pas aussi claire que pour le crime d’apartheid mais les crimes contre l’humanité supposent tous d’être perpétrés « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique », impliquant nécessairement une forme d’organisation.»

On l’a vu plus haut, le crime d’apartheid de genre, s’il devait être inscrit dans le droit international, renforcerait encore l’institutionnalisation de la discrimination à l’encontre des femmes. Mais les instruments actuels de la justice internationale permettraient déjà de poursuivre le régime des talibans si la volonté politique esquissée par l’Allemagne, l’Australie, le Canada, et les Pays-Bas résiste aux lois de la realpolitik, et mieux encore, si elle est appuyée par un maximum d’Etats.

L’asile, une évidence

Illustration supplémentaire de la gravité de la condition des femmes en Afghanistan, la Cour de justice de l’Union européenne, amenée à se prononcer dans une affaire opposant deux femmes de nationalité afghane et la Cour administrative autrichienne qui leur avait refusé le statut de réfugiées, a jugé le 4 octobre 2024 que les mesures discriminatoires adoptées à l’égard des femmes par le régime des talibans constituent des actes de persécution. En conséquence, «la Cour juge que les autorités compétentes des Etats membres peuvent considérer qu’il n’est pas nécessaire d’établir que la demandeuse risque effectivement et spécifiquement de faire l’objet d’actes de persécution en cas de retour dans son pays d’origine. La seule prise en considération de sa nationalité et de son sexe est suffisante.»

Les demandes d’asile de ces Afghanes doivent donc recevoir une réponse positive dans l’Union européenne. Mais qui oserait prétendre que les femmes ne sont pas persécutées en Afghanistan?

Partager.
Exit mobile version