Sur le fond et la tactique, la décision d’Eric Ciotti nuit aux Républicains, estime le spécialiste de l’extrême droite Jean-Yves Camus. Mais pour sauver leur siège, des élus se laisseront tenter.
Jean-Yves Camus est directeur de l’Observatoire des radicalités politiques, en France, et spécialiste de l’extrême droite depuis de nombreuses années. Il analyse les conséquences de la décision du président du parti Les Républicains de sceller un accord avec le Rassemblement national en vue des élections législatives des 30 juin et 7 juillet.
Le projet d’alliance d’Eric Ciotti, président des Républicains, avec le Rassemblement national est-il un séisme politique?
C’est incontestablement un moment de l’histoire de la droite. Jusqu’ici, aucun des présidents des Républicains n’avait osé émettre cette idée. Quand certains s’y sont risqués en 1997, à savoir cinq présidents de Conseils régionaux qui avaient besoin des voix du Front national, à l’époque, pour se faire réélire, ils se sont faits très vertement rembarrés par Jacques Chirac opposé, sur le fond autant que sur la tactique, à ce type d’alliance. Et ils ont dû démissionner. J’ai toujours pensé qu’Eric Ciotti finirait, pour des raisons de convergence idéologique réelle, notamment sur les questions de l’immigration et de la sécurité, par vouloir cette coalition. Ce qu’il y a de réconfortant aujourd’hui, c’est que, un à un, les ténors de LR élèvent la voix pour demander son départ. Le président du Sénat, Gérard Larcher, un homme très estimable, l’a fait. Même le président du Conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, que l’on présente souvent comme le tenant d’une aile très droitière de LR, se refuse à signer cet accord. Même chose pour Valérie Pécresse, la présidente du Conseil régional d’Ile-de-France, qui représente beaucoup de militants chez les Républicains, et pour Xavier Bertrand, son homologue du Conseil régional des Hauts-de-France. Il y a des questions de fond derrière ce mouvement.
Lesquelles, principalement?
Les valeurs des Républicains sont-elles compatibles avec celles du Rassemblement national? Non, clairement non. Ou alors les Républicains ont caché pendant des années qu’ils étaient partisans de renverser la construction européenne de l’intérieur et d’installer des frontières anti-immigration partout en Europe. Et puis, c’est une question de tactique. Ce qu’Eric Ciotti oublie, c’est que plus LR, dans le passé, a tenu le langage des valeurs communes avec le Front national, plus il a été battu… Dans les années 1990, Charles Pasqua, qui était un très fin stratège politique, avait prononcé cette phrase: «Nous avons des valeurs communes avec le Front national.» Il le faisait pour de pures tactiques politiques. Je me souviens en avoir discuté à l’époque avec lui. Je lui ai dit: «Ne voyez-vous pas, Monsieur le ministre, que plus vous tenez ce langage, plus dans votre région, c’est Jean-Marie Le Pen qui gagne?» Il a fini par abandonner cette tactique. Parce que de toute évidence, sur le terrain, elle ne fonctionnait pas. Jean-Marie Le Pen avait dit une fois «les Français préféreront toujours l’original à la copie». C’est exactement ce qui va se passer.
Eric Ciotti a-t-il clairement trahi les idéaux défendus par le général de Gaulle et par Jacques Chirac, notamment?
Oui. Est-ce qu’on imagine le général de Gaulle faire alliance avec ceux qui ont voulu, pendant la guerre d’Algérie, au sens propre, le tuer? Evidemment, non. Le général de Gaulle, en 1968, a gracié pratiquement tous les condamnés de l’OAS (NDLR: Organisation de l’armée secrète, formée d’éléments d’extrême droite pour la défense de la présence française en Algérie) parce qu’il estimait que le moment était venu de refermer la plaie de la guerre. Mais il ne s’est pas allié à eux. Il a passé toute sa vie à combattre les compromissions, d’abord en 1940. Il n’allait tout de même pas s’unir avec les amis politiques de quelques généraux qui avaient choisi l’insoumission.
«Les Français ont enfin envie de défendre positivement des idées et plus de continuer à voter par défaut.»
Pour le Rassemblement national, l’apport du parti Les Républicains, même réduit aux amis d’Eric Ciotti, n’est-il pas appréciable?
Effectivement, il y a des régions de France, notamment sur le littoral méditerranéen où la porosité entre les deux partis est grande depuis très longtemps et où pour sauver leurs sièges, ce qui n’est tout de même pas très glorieux, un certain nombre de parlementaires LR accepteront cet accord. Cela étant, on n’en connaît pas les conditions. Dans tout arrangement, figure une transaction. Et un prix à payer. Quel prix Marine Le Pen veut-elle faire payer à Eric Ciotti? On l’ignore, mais cela risque d’être le prix fort. Mais en effet, des élus LR se laisseront tenter. Cela aura au moins un mérite, celui de la clarification au sein de ce parti. Enfin, on verra qui sont vraiment les représentants d’une droite conservatrice qui a des valeurs et une colonne vertébrale. Et quels sont ceux qui, au fond, ne restaient chez Les Républicains que «pour la soupe» et qui, en fait, étaient sur le logiciel du Rassemblement national.
LR survivra-t-il à cette épreuve?
Il le faut. Même si ce n’est pas le parti politique dont je suis le plus proche, je considère que le débat démocratique gagne à ce qu’il existe une droite conservatrice forte défendant des valeurs. C’est comme cela dans beaucoup de pays d’Europe. La CDU allemande reste forte. Les Tories vont sans doute perdre les élections législatives mais la tradition conservatrice reste vivace au Royaume-Uni. Le Parti populaire espagnol a remporté les élections européennes. Le centre-droit portugais s’est bien comporté lors du scrutin législatif de mars dernier… C’est le débat démocratique qui y gagne. Je ne crois pas à la thèse du grand «bloc central» défendu par Emmanuel Macron. Le bloc central est ce conglomérat qui irait du centre-gauche jusqu’à la droite et qui représenterait un «juste milieu» proeuropéen, libéral, progressiste sur le plan des valeurs sociétales, mais où, finalement, il n’y a d’unité que contre, contre l’extrême gauche, en particulier La France insoumise, et contre l’extrême droite. Tant du côté des sociaux-démocrates que du côté du président Macron, la stratégie actuelle est de dire aux Français: «Unissons-nous d’ici au 30 juin pour éviter le chaos de l’extrême droite, ses valeurs nauséabondes, etc.» Quand on se construit contre, généralement, il arrive très vite qu’on perde de l’adhésion populaire. Et les Français ont enfin envie de défendre positivement des idées et non plus de continuer à voter par défaut. Nous avons voté par défaut au deuxième tour de la présidentielle de 2002 contre Jean-Marie Le Pen. En 2017, beaucoup de Français, y compris de gauche, ont voté pour Emmanuel Macron en tant que moindre mal contre Marine Le Pen. En 2022, cela a recommencé. On est en train de leur expliquer qu’il faudra le refaire le 30 juin et qu’en 2027, pour la présidentielle, ce sera pareil… Cela n’est pas sain. C’est un immense quiproquo. Personne en 2017 n’a voté pour Emmanuel Macron en pensant qu’il ferait des réformes que même la droite n’avait pas osé mener. Le résultat est qu’il se retrouve aujourd’hui l’objet d’un vote de défiance sur le fond de sa politique et sur sa personne. A un moment donné, il faut qu’il y ait d’un côté une droite forte qui ne se laisse pas entraîner vers une coalition avec la droite radicale. Et d’un autre côté, une social-démocratie qui se reconstruise, comme Raphaël Glucksmann a su le faire le 9 juin, en évitant absolument le piège mortifère de l’union avec La France insoumise. Celle-ci a défendu pendant toute cette campagne des valeurs qui sont contraires au simple bon sens puisqu’elle a été axée sur le communautarisme, sur l’importation d’un conflit…
«Cela aura au moins un mérite, celui de la clarification au sein des Républicains.»
Une alliance entre le Rassemblement national et Reconquête est-elle plausible?
Cela ne concernera probablement pas la totalité de Reconquête parce que la campagne électorale européenne a été particulièrement dure entre Jordan Bardella et Eric Zemmour. Le RN a ménagé Marion Maréchal parce qu’en son sein, on était persuadé qu’elle reviendrait un jour ou l’autre. Elle semble d’ailleurs ne pas fermer cette porte. Mais entre Bardella et Zemmour, il n’y a pas de possibilité d’accord. Toutes les supputations sont possibles. Marion Maréchal, à titre individuel, va-t-elle se rallier? Partira-t-elle de Reconquête pour former sa propre formation? Mais il ne faut pas oublier que Reconquête ne fait que 5,4% aux européennes. Quitter avec une partie de Reconquête pour former un nouveau mouvement, c’est la certitude d’être groupusculaire. Revenir au Rassemblement national? Certains sur la liste Reconquête en viennent. Mais le RN acceptera-t-il de les reprendre? Cela reste à déterminer.