L’opposition à l’Evras dans l’enseignement francophone, radicale ou plus pondérée, mobilise des franges apparemment opposées de la société.
Le train IC Charleroi-Anvers-Essen arrive gare Centrale à 12 h 03, dimanche 17 septembre. Destination la manifestation contre le guide Evras. Alors elle conclut sa blague sur la « mongole fière » et, avec ses trois compagnons de voyage, elle se lève et s’approche de la porte du wagon. « Non mais, ne t’appuie pas là-dessus, tout le monde laisse traîner ses mains là », lance-t-elle à sa copine, blonde aussi, de la voix qu’elle a rauque, en hochant les tempes qu’elle a rasées. « Non mais, ne t’appuie pas là-dessus, tout le monde laisse traîner ses mains là », redit-elle à son pote, plus jeune, qui posait lui aussi la main sur la même poignée.
Quand ils posent le pied comme tout le monde sur le quai, ils cherchent un peu leur chemin, allument une cigarette, puis trouvent ce qu’ils cherchaient. Une dame, les cheveux voilés de tissu jaune, traverse le hall de la gare avec une pancarte « Les parents contre l’Evras ». La blonde aux tempes rasées l’interpelle, « Madame, on vient de Charleroi pour ça, c’est où dites ? », « c’est par ici ma belle », répond la dame au voile jaune, et tous remontent vers le Mont des Arts où se tient, à l’initiative de l’association Bon Sens Belgique, une manifestation contre l’éducation à la vie sexuelle, relationnelle et affective (Evras).
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Qui sont les agitateurs de la fronde anti-Evras ?
Là-bas est en train de se concrétiser une union, celle des tee-shirts Kairos, d’écharpes « Albanie », de voiles islamiques, de quelques gilets jaunes, de zabiba sur le front (le durillon, très exposé dans certains milieux musulmans, qui se forge à force de frotter le tapis de prière), de trainings du Galatasaray et de vestons en velours beige, venus crier leur opposition à l’éducation sexuelle dans les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles et réclamer la démission de la ministre de l’Enseignement, Caroline Désir (PS).
Il n’y a pas là, ou très peu, de manifestants pour réclamer que le manuel adopté pour guider les formateurs soit réformé. S’y trouvent uniquement des opposants de principe à l’organisation d’animations autour de ces questions, pourtant ancrée dans les traditions de la majorité des écoles
francophones depuis plusieurs décennies, et scellée dans les référentiels de l’enseignement obligatoire depuis 2012, après l’assassinat homophobe d’Ihsane Jarfi, à Liège. Sur l’estrade, une youtubeuse islamiste
maudira le « lobby LGBT, le Centre d’action laïque et les ultraféministes » avec leur « livre juste bon à mettre en rut de bons pédophiles », un intégriste catholique y honnira « la théorie du genre » et le « projet mondialiste de l’OMS pour imposer un nouvel ordre sexuel » et puis, un responsable rappellera de venir chercher des pétitions et de bien emporter les tracts : l’association Démocratie participative,
activée par la crise du Covid, en a fait imprimer 500 000, barrés de cette question factuellement erronée : « L’école doit-elle enseigner l’éducation sexuelle explicite dès la maternelle ? ».
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Des opposants discrets
En tout, ce sont 1 500 personnes moissonnées par une formidable campagne de désinformation qui auront germé sur le Mont des Arts, une foule de conservateurs de toutes les espèces, surtout les plus
déterminées. L’ampleur de la campagne et la puissance de la mobilisation – les députés francophones ont été noyés par les e-mails et les sollicitations – en faisaient même anticiper davantage. Mais seule
l’opposition la plus radicale, la moins réductible à la raison et aux faits, y fit acte de présence.
Une double contrainte a empêché la constitution de cet arc islamo-droitiste. D’une part, les incendies dans les écoles carolorégiennes puis la vandalisation d’écoles liégeoises ont saisi d’effroi beaucoup de gens, y compris chez les opposants à l’Evras, et ont réfréné leur enthousiasme. D’autre part, les franges les moins dures, et, d’une certaine manière, les plus institutionnalisées, des deux pôles de cette opposition islamo-droitiste n’ont pas appelé à manifester.
Ces organisations contre l’Evras qui n’étaient pas à la manifestation
Ainsi, plusieurs institutions islamiques (la Diyanet de Belgique, émanation de la République turque ; la Fédération des mosquées albanaises de Belgique ; les Associations des mosquées africaines de Belgique ; l’Union des mosquées de Liège ; la Communauté islamique bosniaque de Belgique…) avaient signé un communiqué condamnant les enseignements de l’Evras, arguant notamment qu’ils seraient attentatoires
à la neutralité de l’Etat. Elles n’ont toutefois pas prolongé le mouvement en recrutant des manifestants en vue de la manifestation du 17 septembre. Elles se sont là faites plus discrètes, notamment
parce que l’extrême droite catholique y était associée. Le Collectif contre l’islamophobie
en Belgique a brièvement posté une publication sur les réseaux sociaux invitant à manifester, avant de l’enlever très peu de temps après.
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Ainsi, le « seul parti patriote » de Belgique francophone, Chez Nous, créé par des anciens du Parti Populaire et parrainé par le Vlaams Belang, le RN français et l’AfD allemand, s’investit beaucoup pour
condamner les enseignements de l’Evras, arguant notamment qu’ils « imposent la théorie du genre » à l’école. Chez Nous n’a toutefois pas prolongé le mouvement en vue du 17 septembre. Ils se sont là faits plus discrets, notamment parce que des musulmans conservateurs y étaient associés. « Nous sommes contre l’Evras. Nous voulons un débat de fond sur le sujet, mais ici ce n’est plus possible : on parle des incendies dans les écoles, on parle de la religion brandie par une majorité de manifestants, des musulmans religieux, et ça nous dérange », argue Jérome Munier, président de Chez Nous.
Une expansion en gestation
Cette mobilisation bifide n’a donc pas, ou pas encore, atteint sa pleine expansion. Elle porte les germes d’une vague conservatrice qu’on a pu voir déferler dans certains pays, comme la France – beaucoup
des arguments sont les mêmes que ceux portés par les opposants au « mariage pour tous ». Elle n’a pas encore de réelle traduction politique : seuls trois députés des Engagés (Mathilde Vandorpe, Pierre
Kompany et René Collin) se sont abstenus au parlement francophone, unanime sur l’Evras. Mais parce que l’expérience des voisins n’a aucune raison de ne pas se reproduire chez nous, elle y constitue, spécialement pour le PS, le grand parti de gauche, et pour le MR, le grand parti de droite de Belgique francophone, un défi auquel chacun répond à sa manière.
Le PS défend l’Evras becs et ongles
Le PS est à l’avant-garde sur l’Evras et son guide. Tous les socialistes, y compris bruxellois, défendent la ministre de l’Enseignement, Caroline Désir, bruxelloise elle aussi. Or, la contestation a beaucoup pris dans des quartiers de la capitale où le PS, grâce notamment à son choix de défendre certaines libertés religieuses, ce qu’on a vu dans les débats sur le voile dans l’administration et sur l’abattage rituel, plutôt que son traditionnel anticléricalisme, a pu forger quelques succès ces dernières décennies. Les socialistes ont un électorat musulman, or certains musulmans taxent désormais le PS de satanisme et de pédophilie.
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La concurrence du PTB sur ce segment, entamée par des campagnes très dures en 2018 et 2019, ne faiblit pas. Sur l’Evras, le PTB a d’ailleurs d’abord considéré le guide et sa propagation insuffisants. Mais ni le parti ni son président n’ont condamné les incendies des écoles sur leurs très fréquentés réseaux sociaux. La cheffe de groupe PTB à la Chambre, Sofie Merckx, jusqu’à ces derniers jours, était la seule à l’avoir fait. Le 19 septembre, à la radio, elle changeait de ton, et ce n’est sans doute pas un hasard tant le PTB sait se montrer à l’écoute de toutes les colères. « Les parents inquiets ne sont pas tous des complotistes », disait-elle, pointant des questions que posait le guide, pourtant validé par son parti au Parlement quelques jours plus tôt.
Le MR a participé à l’écriture du guide Evras
Le MR, lui, est indirectement à la plume sur l’Evras et son guide. C’est en effet l’asbl O’Yes qui a rédigé le guide incriminé, et cette association tellement active, entre autres, dans l’éducation à la sexualité qu’elle ploie sous les accusations de « wokisme », est partie à Jeunes et Libres, la fédération des organisations de jeunesse, dont le siège est à l’avenue de la Toison d’Or.
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Le MR a voté lui aussi unanimement l’accord de coopération, et la plupart de ses figures de proue ont condamné les incendies d’écoles. Mais le président réformateur Georges-Louis Bouchez, lui, devra trouver un équilibre entre ces tendances libérales à l’anglo-saxonne et des segments plus conservateurs qu’il tente d’attirer à lui, segments inquiets face à la « théorie du genre » et au « wokisme » que porterait le guide Evras.
Il n’est à cet égard pas étonnant qu’une conseillère du Centre Jean Gol ait, dans un éditorial,
appelé à la prudence à l’égard du guide Evras, parce que, allant trop loin « par idéologie», il pourrait braquer les parents et être attentatoire à la neutralité de l’Etat. Tous ces gens que l’Evras énerve, et
ceux qui disent qu’il ne faut pas les ignorer, n’étaient pas dans le train IC vers Bruxelles-Central, dimanche à 12 h 03. Mais peut-être ont-ils plus de choses à se dire que ce qu’ils pensaient.
Fronde anti-Evras: les premiers pas incertains de l’islamo-droitisme appeared first on Le Vif.