Le Conseil présidentiel de transition tarde à être opérationnel. Or, la situation en Haïti est «cataclysmique», selon l’ONU. Mettre les bandes armées au pas relève du défi gigantesque.
Près d’un mois après la démission du Premier ministre Ariel Henry, revendication de la coalition de bandes armées qui ont redoublé de violence à partir de fin février, le Conseil présidentiel de transition censé assurer la continuité du pouvoir en Haïti peine à être pleinement opérationnel. Entre rétractation d’un membre désigné et difficulté de nommer un président, les premiers pas erratiques de l’organe pourtant adoubé par «les secteurs de la vie nationale» et proposé par la Caricom, la communauté politique caribéenne (1), compliquent la sortie de crise du territoire occidental de l’île d’Hispaniola. Or, il y a urgence.
L’ONU a évoqué, le 28 mars, «une situation cataclysmique». Son Haut-Commissaire aux droits de l’homme, l’Autrichien Volker Türk, a rappelé que «le trafic illicite d’armes et de munitions à travers des frontières poreuses a fourni une chaîne d’approvisionnement fiable aux gangs». Leur puissance de feu est donc supérieure à celle de la police. Dans ce contexte, le soutien d’une force internationale de police apparaît crucial. Mais le Kenya, censé la diriger, attend légitimement d’avoir un interlocuteur fiable comme partenaire – en l’occurrence, le Conseil présidentiel de transition une fois installé – avant de la déployer.
En attendant, le chaos perdure, et c’est à l’évacuation de leurs ressortissants plutôt qu’au soutien à une mission internationale de paix que les grandes puissances concernées par le dossier haïtien consacrent leur énergie. Mais comment en est-on arrivé là? Pour Romain Le Cour Grandmaison, expert à la Global Initiative Against Transnational Organized Crime, l’exacerbation des tensions est le fruit de deux ruptures. La première, dans le champ politique, a eu pour initiateur Guy Philippe, «chef de police dans les années 1990, ancien responsable politique, à l’origine de la chute du président Jean-Bertrand Aristide en 2004, puis condamné aux Etats-Unis à sept ans de prison pour implication dans le trafic de drogue». De retour à Port-au Prince en décembre 2023, «il se pose comme l’opposant numéro un au gouvernement d’Ariel Henry, notamment par la mobilisation de différents réseaux d’acteurs et une série de manifestations à travers le pays qui ont culminé le 7 février dernier, avec un objectif clair: faire tomber le Premier ministre». Romain Le Cour Grandmaison y voit une rupture dans la manière dont se comportait jusque-là l’opposition politique, bien que Guy Philippe ait formellement échoué.
C’est là qu’interviennent les gangs, et… la deuxième rupture. A partir du 29 février, des attaques coordonnées sont menées par des groupes criminels contre des symboles du pouvoir, là aussi avec l’objectif de pousser Ariel Henry à la démission d’autant que la veille, la Caricom a annoncé son maintien au pouvoir jusqu’en août 2025, date fixée pour le tenue d’élections . Une situation inédite en Haïti, puisque d’ordinaire «les gangs ne sont absolument pas alliés entre eux», insiste l’expert de la Global Initiative Against Transnational Organized Crime. Cette conjonction de facteurs aura finalement raison de la carrière de Premier ministre d’Ariel Henry. Mais sa démission, annoncée le 11 mars, est loin de résoudre la crise et de réduire la pression des gangs. Jimmy Chérizier, dit «Barbecue», le chef d’un des principaux groupes armés s’est dit prêt au dialogue. Mais ses exigences semblent irréalisables. Il s’oppose, notamment, au déploiement d’une force internationale.
Romain Le Cour Grandmaison analyse les perspectives pour l’avenir d’Haïti.
Les groupes armés sont-ils instrumentalisés d’une façon ou une autre par la classe politique?
Oui, bien sûr. Il faut savoir qu’en Haïti, des relations très fortes existent entre le monde politique, le secteur privé et les gangs armés, ou, pour le dire plus synthétiquement, entre la politique et le crime. En l’occurrence, il y a eu une très grande convergence d’intérêts entre les bandes criminelles et les politiques pour faire tomber le Premier ministre Ariel Henry, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas de dissensions entre ces deux camps. Haïti a connu ce moment très particulier où tout le monde est tombé d’accord, formellement ou informellement, pour écarter Ariel Henry. Maintenant qu’il a démissionné, la difficulté est que toutes les parties se mettent d’accord sur les personnes qui récupéreront le pouvoir et comment elles l’exerceront.
L’objectif des groupes armés est-il d’avoir un pouvoir malléable pour permettre la poursuite de leurs activités?
Oui, les gangs continueront probablement à solidifier les alliances politiques qu’ils ont nouées et à défier le pouvoir. Il ne faut cependant pas surestimer leur autonomie. Ils sont toujours relativement tenus et, dans une certaine mesure, pilotés par une partie de la classe politique. Certains sont plus autonomes que d’autres, notamment ceux qui arrivent à tirer leurs profits directement du trafic de drogue. Mais, de manière générale, ils n’ont pas un agenda politique propre. Ils sont des outils. La violence est un outil pour la conservation du pouvoir.
«Je pense qu’il n’est pas suffisamment candide pour penser qu’il pourra exercer des fonctions politiques officielles.»
Jimmy Chérizier a-t-il une ambition politique plus affirmée?
Je pense qu’il n’est pas suffisamment candide pour penser qu’il pourra exercer des fonctions politiques officielles. Il joue une partition très claire de pression maximale afin de peser sur la future scène politique haïtienne, et de sauver sa relation avec le monde politique. Il cherche aussi à montrer à de potentiels alliés qu’il reste indispensable: quoi qu’il se passe, on ne pourra pas faire sans lui. Il évolue tout de même sur une corde très raide. C’est pour cela qu’il est aussi bruyant.
La mise en place du Conseil présidentiel de transition constitue-t-elle une partie de la solution?
Il faut absolument une solution politique et institutionnelle. Le Conseil présidentiel de transition n’est probablement pas la solution idéale. Mais c’est celle qui est sur la table. Celle qui a ramené une certaine forme de consensus au sein de la classe politique haïtienne, quand bien même la proposition a été très critiquée, a été vue comme imposée par l’extérieur, puisqu’elle émane de la Caricom. Cependant, il ne faut pas sous-estimer la capacité de la classe politique haïtienne à continuer à peser sur le pays. Si on ne tend pas vers une solution institutionnelle, la stratégie du chaos continuera de prévaloir.
Le déploiement d’une force de police sous l’égide du Kenya peut-il apaiser le pays?
Cette force est un peu comme le messie. Elle est annoncée depuis des mois. Mais on ne la voit pas venir. La résolution de l’ONU qui la met en œuvre a été votée le 2 octobre 2023. Il s’agit d’une force onusienne mais sans mandat de l’ONU. Elle a un mandat très technique, et devrait effectivement être sous la coordination du Kenya. Ce qui est certain, c’est que la situation sécuritaire actuelle est bien au-delà des capacités de la police nationale haïtienne et qu’on ne pourra pas faire face à cette situation sans un renfort clair et fort de la part d’une force de police internationale, ce qui est a priori le mandat de cette intervention non onusienne. Le Kenya a suspendu son déploiement en attendant d’avoir un interlocuteur institutionnel légitime en Haïti. On voit néanmoins mal comment la situation sécuritaire pourrait être améliorée sans un soutien extérieur.
«La situation sécuritaire actuelle est bien au-delà des capacités de la police nationale haïtienne.»
Les Etats-Unis peuvent-ils influencer positivement la situation en Haïti?
Les Etats-Unis sont complètement partie prenante de toute décision prise à propos de la vie politique haïtienne en ce moment. La France et d’autres pays sont membres du «Core Group» sur Haïti. La Russie est redevenue très active sur le dossier. Toutes les instances internationales et régionales – le Conseil de sécurité de l’ONU, le Conseil des droits de l’homme à Genève, la Caricom… – sont mobilisées. Toutes les conditions sont donc réunies pour avancer. Le vrai problème est probablement le manque de confiance entre les acteurs haïtiens et la communauté internationale sur le sujet, et l’absence de stratégie claire de celle-ci sur ce qu’elle entend faire pour résoudre la crise. Ce manque de confiance et de communication entre les échelons et les parties prenantes de la crise est le défi principal.
Réduire le poids des groupes armés est-il possible?
Ce sera très compliqué, car le poids social, économique, sécuritaire, territorial, politique des groupes criminels en Haïti est aujourd’hui énorme. Il faudra probablement des années pour y parvenir. Et chaque volet mentionné devra être traité, à la fois au cas par cas et de façon coordonnée. Réussir à remettre sur pied un fonctionnement politique et économique dans lequel une partie du monde politique ne recourt pas aux groupes criminels pour réaliser ses objectifs sera un défi énorme.
(1) Elle compte quinze membres: Antigua-et-Barbuda, Bahamas, Barbade, Belize, Dominique, Grenade, Guyana, Haïti, Jamaïque, Montserrat, Saint-Christophe-et-Niévès, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les Grenadines, Suriname, Trinité-et-Tobago. La République dominicaine et le Mexique ne sont qu’observateurs.