vendredi, novembre 22

Google va-t-il devoir céder Chrome, son navigateur star ? C’est ce que demande l’autorité publique américaine à son appareil judiciaire, dans une réquisition officielle de 23 pages. Inquiété, Google pourra néanmoins certainement compter sur l’administration Trump pour alléger l’addition.

Un trou de mémoire, une photo à montrer, un moment de curiosité à assouvir, un besoin d’inspiration culinaire… La réponse prend souvent une tournure mécanique, de l’ordre du réflexe : «Ben, va voir sur Google!» Dégainer son téléphone pour pianoter deux ou trois mots-clés s’impose d’ailleurs aujourd’hui comme une pratique tout à fait banale, dont la privation, même temporaire, peut très vite se révéler handicapante.

À travers le monde, un seul navigateur concentre à lui seul deux tiers de ces recherches: Chrome. Propriété de Google, ce géant de la navigation Web a construit sa position écrasante (face à Safari, Firefox, Edge…) sur une image de plateforme rapide, à la pointe de la sécurité en ligne et modulable via de nombreuses extensions de recherche. En utilisant le navigateur Chrome, celui-ci passe le relais de la recherche à un moteur, par défaut… Google. Résultat : Google est assuré d’entretenir son hégémonie (plus de 90% des recherches passent par-là, selon Statcounter), réduisant presqu’à néant les chances pour un autre moteur de recherche d’émerger de façon consistante dans le paysage Web. Dans son jugement de ce 20 novembre 2024, c’est précisément cette pratique anti-concurrentielle que condamne l’autorité publique américaine.

Cesser les copinages technologiques

Au sein de 23 pages de réquisition, le ministère de la Justice du gouvernement américain réclame que son appareil judiciaire, via le juge Amit Mehta en août 2025, ordonne plusieurs dissociations au sein d’Alphabet, société mère de Google. La plus notable concerne donc la cession de Chrome, lequel deviendrait dès lors une entreprise à part entière. « L’enquête qui a conduit à cette réquisition a montré que Google avait dépensé 26 milliards de dollars pour rendre Chrome “incontournable” sur un maximum d’appareils, expose Yves Poullet, fondateur du Centre de Recherches Informatique, Droit et Société (CRIDS). En vertu du Sherman Antitrust Act, texte fondateur dans le droit de la concurrence et des entreprises aux États-Unis, il s’agit là de pratiques illégales. Ces investissements colossaux s’apparentent en effet à de l’abus de puissance économique, ce que prohibe l’article 2 du texte de loi. »

Au-delà de la séparation pure et simple entre Google et Chrome, l’autorité américaine demande à la Justice d’interdire à Google de conclure des contrats d’exclusivité avec des fabricants de smartphones pour imposer l’utilisation par défaut de son moteur de recherche sur leurs appareils. Le rapport vise enfin Android, système d’exploitation (ou cerveau) de smartphones qui détient 71 % des parts de marché. Selon le ministère de la Justice, Google tire profit de son système pour mobiles en l’utilisant comme relais de mise en avant de ses autres produits. Ici encore, l’absence de changement dans ces pratiques monopolistiques pourrait, selon l’avis du ministère, conduire la Justice à contraindre Google à se séparer d’Android. « Concrètement, cette auto-promotion a lieu dans le Play Store d’un smartphone sous Android, où le menu d’applications met systématiquement en avant les produits Google, précise Yves Poullet. Pour cela comme pour le caractère incontournable de Chrome, Google répond avec mauvaise foi que l’utilisateur est libre, puisqu’il peut modifier ces dispositions. C’est assez hypocrite car le grand public, mal informé ou débordé, ne peut que subir ces arrangements commerciaux dans la plupart des cas. »

Coup de fraîcheur pour les annonceurs

En régissant via ses canaux une part majoritaire du trafic Internet, Google n’étouffe pas seulement la concurrence dans le secteur technologique. Indirectement, le géant d’Alphabet mène aussi la danse sur le marché de la publicité en ligne. Pour Yves Poullet, ramener un peu de concurrence dans la machinerie du Web en intégrerait du même coup davantage dans l’économie en général : « Fort de sa suprématie, Google détermine à lui seul l’existence et la visibilité d’un contenu en ligne. De ce fait, un annonceur, s’il veut être efficace, se voit contraint d’assurer sa présence sur Google, en le payant. Et en tant que passage obligé, l’entreprise californienne n’hésite pas à pratiquer des tarifs élevés. » Un déséquilibre que pourrait pallier l’atténuation du monopole de Google.

Le regard politique envers les big tech devient plus critique

Pour Alexandre De Streel, professeur à l’UNamur et spécialiste de la régulation des industries numériques et du droit de la concurrence, les réquisitions à l’encontre de Google marquent bien un moment rare : « Depuis la joute lancée sur Microsoft au début des années 2000, c’est effectivement la première fois que le secteur de la big tech se voit inquiété par une procédure basée sur l’Antitrust Act. Mais je suis sceptique quant à la pleine réalisation des démantèlements qui sont demandés. Il faudra d’abord que le juge de première instance accepte les dispositions énoncées, et que tout cela résiste à l’appel qu’interjettera Google. » L’entreprise a déjà réagi pour tenter de se mettre à l’abri, en arguant à son gouvernement qu’affaiblir les entreprises du pays prêtait le flanc à la puissance chinoise. « C’est un chantage patriotique classique, avance Yves Poullet. Mais Google est vraiment inquiet car le Sherman Antitrust Act est une bible aux États-Unis. » De son côté, Alexandre De Streel poursuit sur un ton prudent : « L’administration américaine est en plein changement. Et si les procédures d’enquête contre Google avaient bien débuté durant le premier mandat de Trump, les remèdes demandés à présent sous la fin de l’administration Biden seront sans doute édulcorés par les républicains. Même si l’administration républicaine est très imprévisible, je ne dirais pas qu’elle fermera l’affaire, mais je la vois mal appliquer ces menaces avec autant de vigueur, elle l’adoucira sans doute. » Des réserves auxquelles souscrit Yves Poullet, qui verrait bien Donald Trump et son équipe faire preuve de quelque largesse interprétative pour épargner Google.

Pour les chercheurs, la séquence s’inscrit à tout le moins dans la confirmation d’un changement d’approche des gouvernements vis-à-vis des géants technologiques. « Pendant 20 ans, ils étaient vus comme des anges d’innovation à préserver à tout prix du droit et des contraintes, rappelle Alexandre De Streel. La posture est plus circonspecte maintenant, les yeux s’ouvrent sur les dangers concernant l’info et la démocratie. » « L’Europe doit d’ailleurs être contente, embraie Yves Poullet. Ce texte va dans le sens de son Digital Market Act (qui interdit la récolte de données personnelles à des fins de profilage), aussi empreint de cette reprise de contrôle démocratique. Cela montre en tout cas qu’avec de la volonté politique, les géants technologiques ne sont pas des entités intouchables au-dessus des lois. »

Gaëtan Spinhayer

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