De Baalbek à Tyr en passant par les villages du sud et la capitale Beyrouth: plusieurs éléments du patrimoine libanais ont été détruits ou endommagés par l’armée israélienne.
«C’est une perte inestimable, un crime. Mon cœur est brisé, cela fait deux mois que je n’ai pas vu ma ville et je sais que le jour où je la reverrai, je ne la reconnaitrai pas.» Comme des milliers d’autres Libanais , Nejme K., 46 ans, a quitté Nabatieh à la fin du mois de septembre. Sous la pression des avions de guerre israéliens, elle a pris quelques affaires à la hâte et «n’a même pas eu le temps de jeter un dernier coup d’œil à sa ville». Début octobre, elle a assisté à distance à la destruction totale du souk, pulvérisé par une frappe israélienne. Déjà en proie à des bombardements intenses, Nabatieh, selon nombre de ses résidents exilés, a perdu ce qu’elle avait de plus précieux: un marché couvert datant de l’époque ottomane, lieu de rendez-vous incontournable pour les producteurs et consommateurs qui affluaient de tout le Sud-Liban depuis d’innombrables années. Alia Fares, archéologue et consultante en patrimoine pour l’American Society of Overseas Research (Asor), peine elle aussi à réaliser: «C’est un point de rencontre exceptionnel qui a été détruit, et avec lui, c’est toute l’économie de la région qui est bouleversée. Plus rien ne sera comme avant, on ne peut reconstruire un souk de plusieurs centaines d’années.»
Pour les Libanais, très attachés au patrimoine national, cette frappe a pris également la forme d’un avertissement: dans la guerre que menait l’Etat hébreu au Hezbollah libanais, rien ni personne n’était à l’abri.
L’incompréhension à Baalbek
Malgré cet avertissement, certains résidents de Baalbek, ville nichée dans la plaine de la Bekaa, continuaient de se penser protégés par la présence dans le cœur de la cité d’un site archéologique plurimillénaire mondialement connu. Le 30 octobre, alors que l’armée israélienne émettait un ordre d’évacuation concernant l’ensemble de la ville, des centaines d’habitants étaient même venus se réfugier sur le site antique, persuadés qu’ils y seraient en sécurité. C’était avant que le 6 novembre, un missile ne s’abatte sur le parking visiteur du complexe et ne défigure le quartier avoisinant. «Ce ne sont plus seulement nous et nos proches, c’est aussi notre héritage, notre histoire, qui est en péril», avance Hussein Jamal, 37 ans.
Sonné, ce pharmacien dont la famille est installée depuis des générations près du site, peine à trouver ses mots. «Je ne comprends pas. Je n’aurais jamais pensé que les Israéliens oseraient faire ça. Ils tuent notre mémoire», poursuit-il, ému aux larmes. Le Dr. Saad est également venu constater cette scène de désolation: «C’est un double choc, car à celui provoqué par l’explosion, il faut ajouter un point de rupture sur le plan psychologique. Il n’y a ni armes ni combattants ici, c’est un sanctuaire de paix et de beauté. Cela dépasse l’entendement, c’est le trésor du Liban qui a été attaqué», regrette-t-il.
Le gouverneur de la province de Baalbek-Hermel, Bachir Khodr, se montre très inquiet: «Le parking fait partie du site, même si les ruines n’ont pas été directement touchées. Mais il ne faut pas se rassurer trop tôt: nous attendons la visite d’ingénieurs et d’archéologues afin d’obtenir un rapport scientifique. Les vibrations causées par l’explosion ont peut-être abîmé la structure des vestiges, sans parler de la fumée qui s’est répandue et qui attaque inévitablement les pierres.»
L’Unesco appelée à la rescousse
A quelques mètres de là, l’hôtel Palmyra a lui aussi subi de très lourds dégâts: construit en 1897, il fait partie intégrante du patrimoine historique et culturel de la ville. Si ses propriétaires, accablés et submergés par le chagrin, ne souhaitaient pas s’exprimer lors de notre visite, Mohammad, un commerçant dont la devanture a été soufflée par la déflagration, enrage: «Combien de grands noms ont séjourné ici ? La chanteuse Fairuz, Lawrence d’Arabie, le général de Gaulle, Nina Simone, Jean Cocteau… Cet hôtel fait partie de notre histoire. Plus personne ne vient à Baalbek depuis un an, nous vivons sous les bombes depuis bientôt deux mois, même partir d’ici par la route est dangereux, je suis désespéré.»
«La seule richesse de la population était d’habiter dans un lieu gorgé d’histoire.»
Dès lors, l’inquiétude a fondu sur le pays tout entier: aussitôt après la frappe, une centaine de députés tiraient la sonnette d’alarme auprès de l’Unesco, exhortant l’organisation onusienne à protéger tous les «sites inestimables actuellement menacés». Car les dégâts sont d’ores et déjà énormes, et la liste des lieux d’exception atteints commence à être longue, rien que dans la Bekaa: ces dernières semaines, à Baalbek, des murs d’enceinte du site antique remontant au mandat français ont été détruits, la maison Manshiye, construite à la fin du XIXe siècle a été ravagée, le restaurant traditionnel Ajami, ouvert en 1924 détruit. Quant au sanctuaire musulman Qubbat Douris datant du XIIIe siècle, il a été «sévèrement endommagé par l’onde de choc d’une frappe de missiles les 14 et 15 octobre», selon un rapport que Le Vif a pu consulter.
«Pour la première fois de notre vie, nous voyons notre héritage en danger, sous nos yeux. Et nous devons nous rappeler que lors des guerres récentes, d’autres sites historiques ont été durement endommagés, notamment en Irak et en Syrie. Il y a urgence», s’alarme le gouverneur Bachir Khodr.
Perle en péril
Au Sud-Liban, le panorama n’est guère différent. La ville de Tyr, qui abrite plusieurs sites antiques de grande valeur, est, comme celle de Baalbek, presque coupée du monde. Pour la rejoindre, il faut longer sur des dizaines de kilomètres la voie rapide qui la relie à Saïda, et où les seuls véhicules croisés sont des carcasses de voitures visées récemment par des frappes de drones.
Dans le centre de Tyr, dévasté, les destructions succèdent aux destructions. Seul le quartier du port abrite encore un semblant de vie. Assis sur une chaise devant sa demeure, Abou Elias, 75 ans, rapporte avoir refusé de quitter son habitation malgré les remontrances de sa famille. «Je suis comme beaucoup de gens ici. Ma vie n’a pas grande importance, mais s’ils saccagent Tyr, les Israéliens effaceront la mémoire. Et celle de notre ville est brillante: toutes les communautés religieuses vivent ici, ensemble, depuis si longtemps», explique-t-il. Le vacarme d’un bombardement tout proche ne le fait même pas sursauter. Il sourit: «C’est ainsi jour et nuit. D’ici, nous entendons toutes les frappes israéliennes sur les villages environnants. Parfois, cela tombe tout près d’ici.»
Pour lui, aucun doute: l’offensive israélienne est la plus violente qu’il ait connue de son existence. «C’est la première fois qu’autant d’habitants quittent Tyr. Moi, je n’ai pas la santé et je suis une des rares personnes propriétaire d’une maison emblématique dans le centre. Hors de question de la laisser, elle a au moins 200 ans, c’est ici que je suis né, c’est peut-être ici que je mourrai.» Habitée en continu depuis 4.000 ans, Tyr la phénicienne s’inscrit en lettres d’or dans l’histoire du bassin méditerranéen. Une cité grecque, puis une romaine ont été construites dans Tyr intra-muros. «D’ordinaire, les sites archéologiques sont à l’écart des villes, et peu accessibles à la population. A Tyr, ils font partie du paysage, de l’identité collective. C’est pourquoi les habitants sont autant concernés», précise Alia Fares.
Sur le front de mer, les stigmates des frappes israéliennes sont partout. Devant deux édifices éventrés et au bord de l’effondrement, les partisans du Hezbollah ont installé une banderole «Made in USA». Quelques jeunes viennent se prendre en selfie, avant de disparaître très rapidement. Dans le ciel, ce jour-là, des drones bourdonnent à très basse altitude et des avions de guerre passent le mur du son. Les locaux considèrent cela comme un avertissement: il n’y a plus âme qui vive dans les artères de Tyr. Dans un quartier pauvre un peu à l’écart de la ville, Rana, 52 ans, nous mène au cœur d’un labyrinthe de ruelles. Ici aussi, une frappe est venue défigurer le paysage. Les maisons, construites voici plus d’un siècle, se sont effondrées comme des châteaux de cartes. «La seule richesse de la population, c’était d’habiter dans un lieu gorgé d’histoire, celle de leur famille», soupire-t-elle.
Patrimoine non tangible
Si, à la suite du bombardement du parking des ruines de Baalbek, l’Unesco a placé 34 monuments libanais sous «protection renforcée», beaucoup de voix s’élèvent pour signaler d’indicibles pertes déjà répertoriées dans l’ombre des lieux classés. Près de 10.000 sites –souks, maisons traditionnelles, endroits de culte– seraient menacés. On les retrouve dans les zones les plus touchées du Liban, y compris dans la banlieue sud de Beyrouth. Selon des experts consultés, des quartiers entiers de Dahieh, accueillant des édifices religieux chrétiens et musulmans, des lieux de culture, ou encore des cimetières, sont totalement dévastés. Ce qui n’a rien de surprenant au regard du déluge de feu qui s’abat quotidiennement sur la région depuis la fin du mois de septembre.
Au Sud-Liban, selon les décomptes officiels, 37 villages –dont certains très anciens– ont été complètement rasés par l’armée israélienne, tandis que des dizaines d’autres ont été partiellement détruits: c’est le cas de Alma el-Chaab, où des bâtisses pluricentenaires ont littéralement disparu du paysage. Wosoul Kadri, 31 ans, est inconsolable: le foyer construit à la main par ses ancêtres à Kfarchouba, devenu maison de famille, se situe dans un quartier totalement dévasté par les bombardements israéliens. Le lieu est inaccessible, mais elle ne se fait guère d’illusions, et craint de devoir affronter le retour après la guerre: «C’est une demeure pleine d’amour, d’intimité, de tendresse et de rêves depuis de nombreuses générations. Chaque recoin a son histoire et un doux souvenir, même son toit où nous montions afin de compter les étoiles et d’où nous pouvions toucher du doigt la Palestine voisine. En un instant, une entité usurpatrice et criminelle a détruit notre rêve et aucune maison au monde ne pourra la remplacer.»
«Dynamiter une localité, c’est une décision froide et réfléchie.»
La jeune femme, défenseuse des Palestiniens et très critique du Hezbollah, n’est pas la seule dans ce cas. Ali Mourad, militant et ancien candidat aux élections législatives de 2022 dans le sud où il s’était présenté contre le Parti de Dieu –ce qui lui avait valu son lot de menaces–, est dans la même situation. Sa maison de famille a été dynamitée à Aitaroun par les soldats israéliens. C’est un ami qui lui a appris la terrible nouvelle. «Il m’a appelé et m’a prévenu: « Attention, Ali, les images sont dures« .» Sur son téléphone, une vidéo défile. On y distingue une vue aérienne d’Aitaroun, avant que le village ne disparaisse dans un écran de fumée grisâtre. «Dynamiter une localité, c’est une décision froide et réfléchie. Le faire alors que les opérations militaires sont terminées comme ce fut le cas à Aitaroun est une violation du droit international. Une partie de notre vie et de notre mémoire est détruite et c’est moi et mes enfants qui en seront privés», dit-il.
Quelques jours plus tard, Ali Mourad tombe sur des clichés, postés sur les réseaux sociaux, de jeunes soldats israéliens paradant dans des maisons du village. Il reconnaît la maison attenante à la demeure familiale. Tout sourire, les soldats israéliens posent fièrement, leur arme au poing. «Des photos prises alors qu’ils piégeaient Aitaroun. Dans le jardin, il y avait un olivier de trois siècles, c’était un héritage de notre famille, qui représente nos racines. Il a été détruit. Comme tout le reste», s’émeut-il.
«La plupart des maisons dynamitées dans le sud du Liban sont très anciennes, et techniquement, leur architecture ne pouvait pas permettre la construction de tunnels ou des caches en dessous. La mémoire libanaise est en train de mourir sous les bombes», conclut Alia Fares.