Pour Gershon Baskin, qui avait négocié la libération du soldat Gilad Shalit, les exigences du Hamas sont excessives. Netanyahou veut-il vraiment un accord de cessez-le-feu?
Le négociateur israélien Gershon Baskin a joué un rôle clé au milieu des années 2000 dans la libération du soldat franco-israélien Gilad Shalit, alors détenu par le Hamas à Gaza. Il analyse l’échec des pourparlers sur la libération des otages israéliens et sur un cessez-le-feu à Gaza, et revient sur le traumatisme de la société israélienne après le massacre du 7 octobre dernier par le Hamas.
Le ramadan a commencé. La situation en Cisjordanie et à Jérusalem menace d’exploser à tout instant. Faut-il redouter de nouvelles violences?
C’est une période très sensible qui s’ouvre, avec en point central Jérusalem et la mosquée al-Aqsa. Si la police israélienne ne répond pas aux provocations, laisse les croyants palestiniens aller et venir, et ne procède pas à des arrestations sur place, alors, nous pourrions avoir un mois calme. A condition, également, que ne survienne pas d’autre événement majeur, comme une attaque meurtrière en Cisjordanie (NDLR: contre des soldats israéliens). Israël fermerait alors les points de passage, ce qui empêcherait les Palestiniens qui le peuvent de se rendre sur l’Esplanade des mosquées et jetterait de l’huile sur le feu.
La solution la plus rapide pour mettre fin aux hostilités serait que les Etats-Unis arrêtent de livrer de l’armement aux Israéliens.
Ce genre d’étincelles pourrait-il conduire à un embrasement?
C’est une possibilité, oui. Cela étant, il y a un déploiement massif de troupes israéliennes en Cisjordanie, davantage encore qu’à Gaza: à ma connaissance, 23 bataillons sur site contre treize dans la bande de Gaza. Et l’histoire nous a appris que c’est essentiellement quand les forces militaires ne sont pas préparées que la situation leur échappe. Il faut aussi prendre en considération que les deux millions de citoyens palestiniens d’Israël font preuve d’une énorme retenue depuis le 7 octobre, se montrant aussi prudents que discrets. Bien sûr, le Hamas, lui, souhaite un embrasement. Mais les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie sont en état d’alerte maximale, tout comme les services de renseignement jordaniens. C’est peut-être parce que tout le monde redoute une explosion qu’elle n’arrivera pas.
La plupart des otages israéliens libérés l’ont été en novembre. Depuis, malgré les efforts des Etats-Unis, du Qatar et de l’Egypte, la situation est au point mort. Quels sont encore les blocages?
Deux pierres d’achoppement me semblent décisives dans le refus israélien. Tout d’abord, le Hamas s’oppose à l’idée d’un cessez-le-feu temporaire, et réclame purement et simplement la fin de la guerre. En plus, il demande la libération de milliers de Palestiniens incarcérés, dont beaucoup ont été condamnés pour des crimes de sang ; 559 d’entre eux purgent des peines de prison à vie, et il ne faut pas oublier que certains ont participé aux atrocités du 7 octobre. Par ailleurs, il me semble que les autorités israéliennes continuent de croire qu’elles finiront tôt ou tard par mettre la main sur les leaders du Hamas à Gaza et les élimineront. Elles pensent qu’en mettant hors d’état de nuire sa chaîne de commandement, elles parviendront à faire libérer les otages.
N’est-ce pas un pari risqué?
C’est extrêmement périlleux, oui. Les dirigeants israéliens considèrent que la seule issue victorieuse passera par la mort de Yahya Sinwar, de Mohammed Deif, de Marwan Issa (NDLR: le 11 mars, l’information, en attente de vérification, a circulé que le n°3 du Hamas à Gaza avait été tué par les Israéliens) et des personnes qui, en résumé, commandent l’aile militaire et politique du Hamas. Mais même s’ils trouvent et tuent ces personnes, rien ne garantit que ceux qui détiennent les otages ne les exécuteront pas en retour. Je pense sincèrement que le gouvernement Netanyahou ne souhaite pas conclure d’accord avec le Hamas et est prêt à prendre tous les risques pour cet objectif de guerre, y compris en sacrifiant les otages.
Pour vaincre le Hamas, il faudra faire de la Palestine une réalité pour les Palestiniens.
La population de Gaza a cruellement besoin d’un cessez-le-feu qui n’intéresse pas les dirigeants du Hamas. Comment expliquer cette position?
La priorité du Hamas, c’est la fin de la guerre. Car elle lui permettrait de garder le contrôle de Gaza. Ses leaders se tiennent prêts, le jour venu, à négocier avec les autres factions palestiniennes. Mais il est clair qu’en cas de partage du pouvoir, ils ne renonceront pas pour autant à leurs capacités militaires.
L’administration Biden ne cesse de hausser le ton face à Benjamin Netanyahou, affichant un niveau d’hostilité, au moins verbale, inédit. Pourtant, le Premier ministre israélien poursuit sa fuite en avant.
C’est un paradoxe: les Etats-Unis sont la première force militaire et n’ont aucun pouvoir diplomatique sur Israël. Joe Biden en est conscient, et il est agacé, peut-être encore davantage car il sait qu’il est confronté à une échéance électorale qui s’annonce compliquée pour lui. Sa politique depuis le 7 octobre lui a fait perdre beaucoup de son capital sympathie, y compris au sein de son propre camp politique, et il sait qu’il doit se montrer plus ferme face à Israël. Mon avis est qu’il devrait plutôt montrer l’exemple, et commencer par travailler sur la reconnaissance d’un Etat palestinien, malgré le fait que les Israéliens y soient radicalement opposés.
On en revient à «la solution à deux Etats»?
Oui. Les Etats-Unis campent sur cette position depuis trente ans maintenant, tout en ne reconnaissant qu’un seul Etat, celui d’Israël. S’ils considèrent réellement que c’est la seule option à de nouvelles décennies de violence, alors Joe Biden doit avancer sur ce dossier. Inévitablement, cela ouvrirait une brèche pour d’autres Etats favorables à cette perspective.
Benjamin Netanyahou pourrait-il être tenté d’enliser le conflit afin de gagner du temps jusqu’à l’élection présidentielle américaine en novembre?
Pas forcément. Car même si Benjamin Netanyahou est un fervent soutien de Donald Trump, il n’oublie pas que, par la force des choses, Joe Biden est devenu le président américain ayant manifesté le plus grand soutien à Israël dans l’histoire du pays. Et chacun sait également à quel point Trump est imprévisible, à la différence de Netanyahou dont les objectifs sont très clairs: se maintenir au pouvoir coûte que coûte. Il sait que quand la guerre sera terminée, il devra faire face à une commission nationale d’enquête, et qu’il y aura des manifestations massives afin de réclamer de nouvelles élections.
Vous avez mené des pourparlers secrets avec le Hamas afin que le soldat Gilad Shalit, capturé en 2006 par les islamistes palestiniens, soit libéré. Quelle est votre lecture des négociations en cours?
Cela nous a pris cinq ans et quatre mois pour libérer un seul soldat israélien. Au-delà du nombre d’otages, la situation actuelle est encore plus complexe. A l’époque, nous avions un canal secret de négociations avec le Hamas que je pilotais. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, le dialogue se fait par l’intermédiaire de tiers ayant leurs propres intérêts. Certes, le rôle des Américains, qui font pression sur le Qatar, l’Egypte et Israël, est crucial, mais ils n’ont aucun impact clair et direct sur le Hamas.
Il n’y a aucun canal de communication clandestin entre le Hamas et Israël en ce moment?
Non.
Est-ce un gros handicap pour l’issue des négociations?
Bien sûr. Le Hamas s’entête sur trois points: l’aide humanitaire, la fin de la guerre et la libération de prisonniers palestiniens. Si le Hamas avait accepté de signer un cessez-le-feu de 45 jours, cela aurait pu ouvrir un temps de négociations plus efficace, qui se serait conclu par la libération d’une cinquantaine d’otages israéliens contre cinq cents ou six cents prisonniers palestiniens. Cette issue était possible, a été touchée du doigt, avant que le Hamas ne fasse machine arrière.
Concernant Gilad Shalit, il aura fallu un temps extrêmement long. Négocier un accord entre un Etat et un acteur armé non étatique est un exercice difficile…
Ce genre de négociations est très compliqué, car les deux parties sont totalement disposées à s’entre-tuer. Ce n’est pas un scénario classique où vous entrez dans une salle, vous négociez durement et vous ressortez avec un accord après une poignée de main. Les deux parties, aujourd’hui, n’entrent pas dans la même salle, et ont chacune leurs armes chargées avec le canon pointé sur l’autre.
Le temps presse autant pour les otages que pour la population gazaouie. Comment accélérer le processus?
Si Israël décide d’entrer à Rafah afin de ratisser les souterrains et que, pour cela, il faut déplacer à nouveau plus d’un million de personnes, ce sera interminable. La solution la plus rapide pour mettre fin aux hostilités serait que les Etats-Unis arrêtent de livrer de l’armement aux Israéliens, qui sont tenus de garder des réserves conséquentes au cas où un front s’ouvrirait depuis le Liban. A court de bombes, Benjamin Netanyahou n’aurait d’autre choix que d’opter pour un cessez-le-feu.
Malgré la colère d’une partie de la société israélienne contre son gouvernement, aucune opposition ne semble émerger politiquement. Comment l’expliquer?
Parce qu’aujourd’hui, une large majorité des Israéliens, même si elle réclame le départ de Netanyahou, soutient la guerre.
Les événements du 7 octobre, qui ont frappé de plein fouet la jeunesse israélienne, y compris la plus progressiste, rendent-ils le camp de la paix inaudible?
Il convient de rappeler, en préambule, que les militants pour la paix sont très peu nombreux en Israël, et qu’il était presque impossible de manifester contre la guerre ces derniers mois, tant la police faisait en sorte de prévenir tout rassemblement. Il est très difficile d’avoir une vision cohérente et rationnelle d’une situation complexe lorsque vous êtes encore en état de choc. C’est le cas de la société israélienne qui n’est pas remise du 7 octobre. Ce sentiment est alimenté par une propagande très efficace qui persuade à grande échelle qu’aucun Palestinien ne veut la paix. Les médias sont tombés dans ce sillon et la conséquence en est que la société israélienne est enfermée à double tour dans le 7 octobre. Nous continuons de voir ce drame défiler tous les jours sur les écrans et dans les journaux. Nous n’avons pas avancé d’un pouce. L’immense majorité des Israéliens est incapable de se projeter, même dans un avenir politique proche.
Est-ce la raison pour laquelle les souffrances des civils palestiniens à Gaza ne suscitent que peu d’émoi dans la société israélienne?
Oui, et pour cause. Ce sont surtout les images des destructions matérielles qui circulent, très peu celles de la catastrophe humanitaire en cours. Tout comme les télévisions palestiniennes n’ont rien montré des crimes du Hamas le 7 octobre, les médias israéliens ne donnent pas beaucoup d’écho au drame gazaoui. La souffrance et la faim ne sont pas perceptibles.
Quelle paix durable pourrait se construire dans ces conditions?
Quand la guerre sera finie, nous serons toujours sept millions de Juifs et sept millions de Palestiniens installés entre le fleuve Jourdain et la Méditerranée. En revanche, l’après-guerre verra le retour à l’ordre du jour de la solution à deux Etats. Bien sûr, cela dépendra de ce que décideront de faire les Américains, les Britanniques et l’Union européenne, mais je crois sincèrement qu’il est temps de faire de la Palestine une réalité pour les Palestiniens si nous voulons vraiment vaincre le Hamas. Il ne s’agit pas seulement d’empêcher cette organisation de gouverner Gaza, ou de la vaincre militairement, il faut triompher face à son idéologie. Pour cela, il faudra convaincre les Palestiniens de vivre pour leur pays et non plus de mourir pour lui en martyrs. Ce n’est qu’à ce prix que le Hamas sera défait.