L’abstention des Etats-Unis à l’ONU sur un cessez-le-feu à Gaza marque une inflexion. «Contre Daech, une coalition était à l’œuvre. Contre le Hamas, Israël est seul», déplore le philosophe.
Le lundi 25 mars restera dans l’histoire de la guerre entre Israël et le Hamas comme le jour où les Etats-Unis se sont (un peu) désolidarisés de l’Etat hébreu, leur indéfectible allié. En s’abstenant lors du vote au Conseil de sécurité des Nations unies, ils ont permis l’adoption d’une résolution réclamant «un cessez-le-feu immédiat» dans la bande de Gaza et la libération des otages encore détenus par les groupes islamistes palestiniens, mais sans subordonner l’application du premier à la mise en œuvre de la seconde.
«La résolution donne l’espoir au Hamas que la pression internationale forcera Israël à accepter un cessez-le-feu sans libération de nos otages, portant ainsi atteinte à la fois à l’effort de guerre et à l’effort pour libérer les otages», a commenté le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, déplorant l’abstention des Etats-Unis. Ceux-ci ont tenté de minimiser la portée de cette abstention devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Des observateurs aussi qui, à l’instar d’Elena Aoun, professeure de relations internationales à l’UCLouvain, interrogée par la RTBF, y ont vu une «une inflexion mineure». Il n’empêche, ce geste isole un peu plus au plan international Israël. Ce thème de l’isolement de l’Etat hébreu dans la guerre contre le Hamas est au centre du livre que lui consacre le philosophe Bernard-Henri Lévy, Solitude d’Israël (1) . Il s’explique sur ce constat et sur les enjeux du conflit.
Vous écrivez que le massacre du 7 octobre a provoqué trois ébranlements, des «séismes engendrant des configurations inédites». Quels sont-ils?
Un ébranlement dans la conscience juive: il a été rappelé aux Juifs du monde qu’il n’y avait pas un endroit où ils étaient en sécurité. Un ébranlement dans la conscience universelle: le 7 octobre a été le surgissement de quelque chose dont on croyait qu’il n’existait plus vraiment, le mal radical, le mal pour rien, le mal sans autre passion que la passion de soi. Et, troisième ébranlement, le 7 octobre a aimanté autour du Hamas une constellation de puissances – l’Iran, la Turquie, la Russie et la Chine – qui a déclaré une guerre totale et mondiale à la liberté et à la démocratie.
«L’angoisse brutale, ravageuse, abasourdie qui a saisi le monde le 7 octobre», comme vous l’écrivez, a-t-elle été éphémère et vite oubliée?
Un deuxième événement a suivi immédiatement le massacre du 7 octobre, et a consisté, avec méthode, avec acharnement, à effacer le premier. Il n’a pas fallu plus de quelques jours pour voir à la manœuvre des forces tendant à faire de ce pogrom monstrueux un «point de détail de l’histoire». C’était la formule de Jean-Marie Le Pen, le «point de détail de l’histoire» sur la pire atrocité de l’époque nazie. Au fond, faire du 7 octobre un «point de détail de l’histoire», c’est devenu le projet de tout un tas de politiques en France, d’une part de l’opinion en Belgique… C’est devenu le désir inconscient d’une part de nos concitoyens, en Europe.
Voyez-vous une spécificité à la vague d’antisémitisme qui a suivi le massacre du Hamas?
Sa violence. L’arrachage des affiches des visages des otages sur les murs de Bruxelles. Les manifestations où tous les mots ont été permis…
«Al-Qaeda, Daech, le Hamas sont trois avatars de la même réalité.»
La situation aux Etats-Unis vous interpelle-t-elle particulièrement? On pensait que la communauté juive y avait une influence certaine. Est-elle supplantée aujourd’hui par celle de la communauté musulmane?
L’influence de la communauté juive aux Etats-Unis est un mythe. Tout le monde répète toujours que les Etats-Unis votent systématiquement au Conseil de sécurité des Nations unies en faveur d’Israël. Cela n’est vrai que depuis 2001, depuis qu’ils ont été visés dans leur chair par le terrorisme. Avant 2001, ils votaient une fois sur deux en faveur d’Israël, peut-être moins.
Vous écrivez que la création d’Israël ne peut être considérée comme «un fait colonial». Ceux qui voient dans la cause palestinienne un combat anticolonial se trompent-ils?
Quelle serait la colonie, quelle serait la métropole? Israël est le fruit d’une guerre de décolonisation et d’une guerre anti-impérialiste contre la Grande-Bretagne. En 1945,1946,1947, les Britanniques voulaient garder la Palestine. Ils ne voulaient ni d’un Etat des Juifs ni d’un Etat arabe. Et aujourd’hui, direz-vous? Aujourd’hui, Israël est une grande démocratie. Alors que le Hamas, lui, est adossé aux puissances coloniales, impériales du moment. La Russie n’est-elle pas une puissance impériale? La Turquie n’est-elle pas une puissance à vocation impériale? L’Iran n’est-elle pas une puissance à vocation impériale? Ne parlons pas de la Chine…
La solitude géopolitique d’Israël est-elle si profonde? Les pays occidentaux continuent tout de même de soutenir Israël; la réaction des pays arabes est mesurée; il n’y a pas d’élan très manifeste de solidarité des populations des Etats musulmans à l’égard des Palestiniens…
Vous avez raison pour les Etats arabes, signataires des accords d’Abraham. Mais l’alliance avec les Etats-Unis est devenue fragile. J’écoute les derniers discours du président Joe Biden, la prise de position du chef du groupe démocrate au Sénat, Chuck Schumer, les manifestations sur les campus américains… Et puis, là, le 25 mars, cette abstention américaine au Conseil de sécurité des Nations unies… Il y a une vraie volonté des Etats-Unis de contraindre Israël à renoncer à entrer dans Rafah où se trouvent les derniers bataillons du Hamas. Or, c’est la clé. Si les Israéliens n’entrent pas dans Rafah, le Hamas triomphera, sortira de cette guerre couronné de la triple aura du martyre, de la résistance et de la victoire. Ce sera pour Israël et pour ceux qui le soutiennent une terrible défaite.
Comprenez-vous la préoccupation des Etats-Unis et d’autres Etats d’éviter les pertes humaines dans la population civile?
Bien sûr. Et je vous fais observer que c’est la préoccupation des Israéliens eux-mêmes. Je ne suis pas sûr qu’Israël ait besoin d’une pression pour avoir ce souci présent à l’esprit. Le cabinet de guerre a dit très clairement que l’armée entrera dans Rafah une fois que les civils l’auront évacuée. C’est le souci des Israéliens depuis le début de la guerre de faire en sorte qu’il y ait le moins possible de victimes civiles.
Quand on note que les deux tiers des victimes à Gaza sont des femmes et des enfants, même si les chiffres globaux sont contestés par certains, cela ne pose-t-il pas question sur l’attitude de l’armée israélienne?
Ces chiffres ne sont pas seulement contestés, ils sont faux. Ne serait-ce que parce qu’ils ne distinguent pas les combattants et les civils. Ni, parmi les morts, ceux qui tombent sous des roquettes palestiniennes, car on sait qu’entre 15% et 20% de celles-ci explosent en territoire palestinien en raison de tirs manqués. Quant à l’idée qu’il y aurait deux tiers de femmes et d’enfants parmi ces victimes, je ne sais pas d’où vous tenez cela. (NDLR: le ministre américain de la Défense, Lloyd Austin, en visite en Israël le 26 mars, a une nouvelle fois indiqué que « les pertes civiles à Gaza sont trop élevées »)
Vous assimilez le combat contre le Hamas à celui contre Daech. Pourquoi?
Al-Qaeda, Daech, le Hamas sont trois avatars de la même réalité. Et ce qui fait que je parle de solitude d’Israël, c’est que pour combattre Al-Qaeda en Afghanistan, il y avait une coalition internationale. Pour détruire le califat islamiste de Mossoul et de Raqqa, il existait une coalition internationale. Pour détruire le Hamas, qui est d’une certaine façon beaucoup plus puissant qu’Al-Qaeda et Daech puisqu’il est adossé aux grandes puissances évoquées précédemment, il y a Israël, seul.
«Un Etat palestinien, bien sûr, mais à une condition: qu’il ne soit pas gouverné, sous une forme ou sous une autre, par le Hamas.»
Le combat contre le Hamas peut-il être seulement militaire? Ne passe-t-il pas aussi par l’établissement d’un Etat palestinien viable?
Oui, bien sûr. Je le dis depuis mon premier voyage en Israël, en 1967. Mais pour l’instant, l’urgence est de libérer la bande de Gaza du Hamas, comme on a libéré Mossoul de l’Etat islamique et comme on a libéré en 2001 l’Afghanistan d’Al-Qaeda. C’est l’urgence. Et par ailleurs, un Etat palestinien, bien sûr, mais à une condition: qu’il ne soit pas gouverné, sous une forme ou sous une autre, sous un nom ou sous un autre, par le Hamas. Je suis, encore une fois, un défenseur de la solution à deux Etats. Mais il y a un préalable: une direction palestinienne qui renonce à l’idée d’un Etat qui irait «de la mer au Jourdain» c’est-à-dire, pour parler clair, qui annihilerait Israël.
(1) Solitude d’Israël, par Bernard-Henri Lévy, Grasset, 176p.