Face à la saturation des prisons belges, la ministre de la Justice Annelies Verlinden envisage une solution pour le moins controversée: transférer des détenus en séjour illégal en Belgique vers des établissements pénitentiaires au Kosovo. Quitte à y construire des prisons avec l’argent du contribuable. Des discussions entre les deux pays sont en cours.
Pour lutter contre la surpopulation carcérale en Belgique, Annelies Verlinden, Ministre de la Justice (CD&V), met sur la table du Parlement fédéral une mesure particulièrement controversée : externaliser une partie de la population carcérale vers le Kosovo. Précisément, ce sont les quelque 3.500 détenus en séjour illégal sur le territoire belge qui seraient visés par cette mesure. Certains d’entre eux purgent leur peine pour des délits de droit commun, d’autres parce qu’ils avaient l’obligation de quitter le territoire. Une idée initialement soufflée par la N-VA au sein de l’Arizona. Solution pragmatique à une crise carcérale chronique ou stratégie électorale peu respectueuse des droits humains? L’Institut Fédéral pour la protection des Droits Humains (IFDH ) rappelle que la Belgique a déjà été condamnée plus de 7.000 fois pour ses manquements aux droits d’accueil, dont pour l’emprisonemment de demandeurs d’asile. Malgré cela, les gouvernements consécutifs n’ont toujours pas pris de mesures décisives pour résoudre ce qu’ils définissent comme: «une crise de l’accueil.»
Sylvie Sareola, professeure à l’Université catholique de Louvain et experte en politique d’asile et droit des étrangers, ne cache pas son scepticisme: «Ces détenus seront nécessairement confrontés aux questions essentielles des droits humains. À court terme, cette mesure peut séduire politiquement, mais à long terme, elle est intenable. La Cour européenne des Droits de l’Homme constitue déjà un obstacle solide à ce type d’initiatives, comme le Royaume-Uni l’a découvert avec son accord visant à externaliser l’accueil de migrants vers le Rwanda, bloqué juridiquement dès ses prémices.»
Le Kosovo constitue donc une piste, mais Annelies Verlinden assure que «si ce n’est pas le Kosovo, d’autres pays européens seront envisagés.» L’accord gouvernemental belge stipule explicitement la volonté de conclure des accords avec d’autres États de droit européens pour y construire ou louer des prisons, où les détenus en séjour illégal condamnés définitivement purgeront tout ou partie de leur peine, sous réserve que les conditions de détention soient conformes aux standards internationaux de dignité et de respect des droits humains.
Cette proposition n’est pas sans rappeler les précédentes tentatives européennes, telles que l’accord entre l’Italie et l’Albanie, qui prévoyait d’externaliser l’accueil des demandeurs d’asile et la gestion de deux centres de détention financés par Rome. Rapidement, cette approche s’est heurtée à d’importantes critiques juridiques et éthiques. Ces précédents européens montrent clairement les obstacles juridiques quasi infranchissables dressés par le droit européen et international.
Cette dimension problématique est confirmée par une autre spécialiste de la migration à l’UCLouvain, Eléonora Frasca: «Même en mettant de côté les problèmes juridiques majeurs, ces accords sont complexes, coûteux et, dans les faits, largement impraticables. Les cas du Royaume-Uni avec le Rwanda et de l’Italie avec l’Albanie illustrent à merveille les ressources énormes mobilisées sans résultats tangibles.»
Pourquoi alors insister sur une mesure aussi controversée ? La réponse réside probablement dans la sphère politique, confie Eleonora Frasca: «Il n’y a aucun besoin pratique réel, sauf des considérations électorales et politiques évidentes, analyse l’experte. Les discours politiques actuels évoquent une prétendue urgence migratoire ou une « invasion », ce qui n’est absolument pas corroboré par les faits. Le but réel de ces centres à l’étranger serait moins de résoudre un problème concret que d’exercer un effet dissuasif à la migration.»
Au cabinet de la ministre Verlinden, la prudence règne. Peu de détails filtrent sur les négociations concrètes et pas de prise en compte des avertissements des ONG et chercheurs spécialisés sur le sujet. La feuille de route reste la même: «Je compte explorer cette voie en coopération avec mes homologues en charge de l’asile, de la migration et des affaires étrangères. Nos prisons subissent une pression constante et notre capacité carcérale est saturée», assure la ministre.
Le Kosovo, pas un choix anodin
Mais qu’en est-il du Kosovo lui-même ? Ce petit État des Balkans n’est pas choisi au hasard. Marqué par une instabilité politique et diplomatique persistante, coincé entre des influences albanaise et serbe, il cherche à renforcer sa reconnaissance internationale et sa stabilité économique.
Pour la chercheuse Eleonora Frasca, «l’offre belge pourrait apparaître comme une opportunité pour le Kosovo d’affirmer une certaine légitimité et bénéficier d’investissements étrangers substantiels. Les programmes d’externalisation de l’accueil sont coûteux, parce que les pays tiers demandent beaucoup d’argent en échange et utilisent la migration comme un outil diplomatique. On l’observe avec la Turquie et le Maroc.»
Économiquement, le Kosovo reste parmi les pays les plus pauvres d’Europe, avec un PIB par habitant avoisinant les 4.600 dollars en 2024, selon la Banque mondiale. Dans ce contexte, la construction et la gestion de prisons financées par la Belgique représenteraient un attrait économique évident, avec des emplois locaux créés et une activité économique périphérique stimulée.
Diplomatiquement, l’accord avec la Belgique pourrait renforcer la stature du Kosovo en Europe occidentale. Il constituerait un signe fort de confiance diplomatique et de partenariat stratégique, particulièrement significatif dans le contexte actuel où seulement environ la moitié des pays membres de l’ONU reconnaissent officiellement le Kosovo comme État indépendant. Toutefois, cela ne va pas sans risque. Pour l’État kosovar, s’engager dans un accord impliquant la détention d’étrangers pour le compte d’un autre pays implique des responsabilités juridiques et éthiques lourdes qui pourraient ternir davantage son image internationale, déjà fragile.
Ce n’est pas la première fois que la Belgique fait du pied sous la table au Kosovo. En 2024, l’ancienne ministre des Affaires étrangères Hadja Lahbib (MR) s’était rendue à Pristina pour y rencontrer la présidente kosovare Vjosa Osmani. Officiellement, la visite visait à renforcer les liens bilatéraux, notamment autour de la candidature du Kosovo à l’Union européenne et au Conseil de l’Europe, ainsi que du processus de libéralisation des visas. Mais elle marquait un tournant symbolique, l’ouverture d’une ambassade belge dans la capitale kosovare. Signe d’un rapprochement diplomatique assumé.
Derrière ce geste, certains observateurs, comme Adrian Gashi, professeur d’économie et analyste politique à l’Université de Pristina, voient déjà se dessiner des intérêts plus concrets: «Il y a une volonté affichée par le Kosovo de développer une coopération dans les domaines de la sécurité et de la défense pourrait offrir à la Belgique un partenaire réceptif à des projets sensibles comme la construction ou la location de prisons pour étrangers. Dans un contexte où Bruxelles cherche à externaliser une partie de sa politique migratoire, le Kosovo apparaît comme un partenaire stratégique, désireux de renforcer sa reconnaissance internationale, mais encore dépendant d’un soutien européen sur les plans diplomatique et économique.»
Pour Adrian Gashi, professeur d’économie et analyste politique à l’Université de Pristina, le Kosovo possède effectivement des atouts à mettre en avant sur le plan économique et diplomatique, mais il ne doit pas sous-estimer les risques en matière de droits humains et les possibles réactions négatives des partenaires européens et internationaux. Selon lui, les précédents du Rwanda avec le Royaume-Uni ou de l’Albanie avec l’Italie «montrent clairement que ces externalisations finissent par coûter cher, non seulement en argent, mais également en crédibilité internationale.»