Sans transition (1) est un livre détonant. Son auteur, Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences et des techniques, chercheur au CNRS, y décrypte la manière douteuse dont l’idée de transition énergétique s’est construite et imposée dans l’histoire industrielle récente.
L’innovation technologique a permis et permet encore de justifier cette idée de transition qui n’est qu’une vision de l’avenir sans jamais s’être concrétisée dans le passé. L’humanité n’a jamais consommé autant de bois, de charbon et de pétrole qu’aujourd’hui. Ces énergies ne sont pas en compétition mais en symbiose: elles dépendent l’une de l’autre. Comment croire, dès lors, qu’il en sera autrement demain avec l’hydrogène, par exemple?
Sans être technophobe, Jean-Baptiste Fressoz avertit que l’argument technologique sert surtout à reporter aux calendes grecques les vraies décisions à prendre pour lutter contre le réchauffement. C’est ce qui s’est passé pendant des décennies au sein du Giec, l’organe des Nations unies chargé d’évaluer la recherche scientifique sur le changement climatique. Le problème est qu’avec l’appui même de prix Nobel d’économie, on a tellement procrastiné que le défi à relever est devenu ahurissant. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’idée d’adaptation au réchauffement se substitue progressivement à celle de transition énergétique.
Un aveu d’échec? Jusqu’ici, la raison économique a toujours écrasé la raison écologique. «Sortir du carbone sera plus difficile que sortir du capitalisme», selon l’historien, qui craint que les horizons temporels soient devenus trop courts pour se fier à l’innovation. Mais si la transition énergétique est un leurre, quelle solution peut-on alors prôner? La toute récente étude, très sérieuse, de jeunes chercheurs sur des scénarios de décroissance appliqués à l’Australie constitue peut-être un embryon de réponse…
On parle de plus en plus de transition énergétique. D’un point de vue historique, il s’agit d’un simple slogan, selon vous?
Scientifiquement, c’est un abus de langage. D’un point de vue historique, l’idée de transition énergétique vient de la futurologie, en s’ancrant dans un espoir, des projets, plutôt que d’un constat empirique. Il n’y a jamais eu de transition dans le passé, on ne constate pas de grandes ruptures historiques entre les matières premières utilisées pour produire de l’énergie. Même le bois n’a jamais été abandonné. En réalité, les matières premières comme le bois, le charbon, le pétrole ne sont jamais obsolètes. Surtout, les énergies sont profondément intriquées et, à l’échelle mondiale, on en consomme toujours plus. Regardez le pétrole: on pensait ne jamais dépasser les 100 millions de barils par jour. Or, on l’a fait il y a quelques années.
Vous consacrez un chapitre de votre livre à l’importance du bois dans la production de charbon. Un bel exemple d’intrication des énergies?
En effet, le charbon ne se serait jamais développé sans le bois aux XIXe et XXe siècles. Au moins jusque dans les années 1960, le bois était indispensable pour fabriquer les étais dans les mines. Il s’agissait de quantités énormes. Un exemple: au début du XXe siècle, les mines britanniques engloutissaient, chaque année, jusqu’à 4,5 millions de mètres cubes d’étais. Un siècle auparavant, les Britanniques brûlaient 3,6 millions de mètres cubes de bois. En 1900, ils en consommaient donc plus pour leur énergie qu’à l’époque préindustrielle. Ce fut à peu près la même chose en Belgique, qui était aussi un grand pays minier: dans les années 1930, les Belges utilisaient la moitié de leur production de bois d’œuvre pour étayer leurs mines et ils devaient encore en importer 800.000 mètres cubes par an. Certes, dans les pays riches, le charbon a remplacé le bois dans la sidérurgie, mais le charbon a tiré la consommation de bois dans plein d’autres domaines: les étais des mines, les traverses des chemins de fer, l’emballage ou encore la construction de maisons en bois et en briques, fabriquées à base d’argile et de charbon, dans nos villes industrielles.
Il existe donc une symbiose entre les énergies. C’est vrai aussi pour le charbon et le pétrole.
Ces deux grandes énergies du XXe siècle sont particulièrement intriquées et le demeurent. Le pétrole ne remplace pas le charbon. Il sert à faire avancer les automobiles, mais le charbon est nécessaire pour fabriquer l’acier des voitures, l’aluminium, le verre et aussi les routes pour le goudron et le béton, qui nécessite du ciment et de l’acier qui dépendent… du charbon. Penser le charbon et le pétrole comme des énergies en compétition est très réducteur. Il n’y a pas du tout eu de transition entre les deux. Et je ne parle pas de l’acier des derricks, des pipelines, des barils, des navires pétroliers, des raffineries… Evidemment, on utilise moins de charbon dans les pays plus développés, mais, dans le reste du monde, il reste dominant, de même que dans les secteurs clés du ciment et de l’acier. L’union du charbon et du pétrole est aussi celle du capital. Les grandes compagnies pétrolières, comme BP, Exxon, Shell, Total, Amoco ont beaucoup investi dans le charbon, surtout après le choc pétrolier des années 1970.
Et le bois, en consomme-t-on encore beaucoup aujourd’hui?
C’est un point qui, personnellement, m’a surpris. On en consomme de plus en plus, y compris dans les pays riches. En Europe, depuis les années 1960, l’industrie du bois s’est fortement développée. Ne serait-ce que pour la construction – 90% des logements américains ont été construits après la Seconde Guerre mondiale et 75% en Europe. Il faut beaucoup de bois pour les charpentes, les sols, les panneaux de contreplaqué ou les plaques de plâtre cartonnées. Idem pour les emballages en carton. L’industrie papetière est le quatrième consommateur industriel d’énergie après la sidérurgie, la cimenterie et la chimie. Dans une économie en croissance, il y a de plus en plus de biens à emballer. Le bois reste la principale matière d’emballage, avant le plastique. La consommation a quadruplé entre 1960 et 2000. Or, ce carton est produit avec l’énergie du bois. On peut aussi pointer les palettes. Et pour un quart, voire un tiers, de l’humanité, le bois, parfois transformé sous forme de charbon, reste une énergie de base ne fût-ce que pour cuisiner. Il n’y a jamais eu transition hors du bois, ni au XIXe ni au XXesiècle.
Vous ne croyez pas à la transition actuelle quand le secteur maritime, par exemple, qui émet autant de CO2 que le transport aérien, annonce viser la neutralité carbone en 2050 grâce aux biocarburants?
C’est un très bon exemple. A nouveau, on est dans la futurologie. Bien sûr, on peut déjà faire voler des avions ou faire avancer des bateaux grâce aux biocarburants. Le problème, c’est la quantité de matière. Rien que pour la France, la consommation de kérosène oscille entre sept et neuf millions de tonnes par an. Or, toute la production française d’oléagineux, principale source de biocarburants, se résume à 2,5 millions de tonnes. On est loin du compte et c’est sans compter le fioul des bateaux. On devrait donc consacrer beaucoup plus de surface agricole pour y arriver. Cela se ferait au détriment de l’agriculture destinée à l’alimentation. L’équation paraît donc insoluble.
Il n’y a donc jamais eu de transition. Pourtant, on parle de l’ère du bois, du charbon ou de pétrole comme on parle de l’âge de pierre, du bronze, du fer. Une tromperie?
C’est la vision phasiste de l’histoire, qui est apparue à la fin du XIXe siècle. On indexe une époque à une énergie en donnant l’illusion que chaque période est distincte de la précédente. Mais la réalité, c’est chaque fois un écheveau extrêmement complexe de matières dépendantes les unes des autres. A la fin du XIXe, cette théorie des trois âges préhistoriques a permis aux industriels de présenter leurs nouvelles techniques, par exemple l’électricité, comme s’inscrivant dans la grande trajectoire du progrès humain. C’est un argument rhétorique, un pur slogan industriel. Et cela s’est diffusé dans la culture commune, dans le récit de l’histoire de l’énergie: le bois dans la période préindustrielle, le charbon et la machine à vapeur au XIXe, le pétrole et un peu l’atome au XXe.
La nécessité d’une transition est évoquée depuis un siècle environ, depuis les Green Shirts for Social Credits, ces fameuses «chemises vertes» qui chantaient autour du feu Energy, energy, all is energy…
Oui, c’était le monde assez fascinant des Green Shirts en Angleterre, des technocrates aux Etats-Unis dans les années 1930. Ces derniers proposaient la réduction du temps de travail et de la consommation ostentatoire, le remplacement du dollar par des energy certificates qui seraient distribués de manière égalitaire. C’était une révolution davantage qu’une transition. Ils étaient évidemment ébranlés par la crise de 1929 qu’ils interprétaient comme une crise de surproduction. Pour eux, il fallait mieux gérer le stock d’énergie provenant du fossile et cesser de le dilapider. Dès lors, il fallait tout réformer au niveau économique et social en partant de l’énergie. Ce sont des idées qui ont été redécouvertes à d’autres périodes, notamment après le choc pétrolier des années 1970 qui ont vu ce mouvement technocratique resurgir.
Leur réflexion était liée à la crise énergétique. Dans les années 1950, les savants atomistes et le lobby nucléaire identifieront le risque climatique en évoquant la transition. Précurseur? Un coup dans l’eau?
Le changement climatique est une conception ancienne. Au XVIIIe siècle, on parlait déjà de ce risque à propos de la déforestation. Mais le lien entre CO2 et climat est étudié de manière beaucoup plus précise dans les années 1950 par les promoteurs de l’atome qui ont compris que c’était un bon argument pour défendre leur technologie. Grâce, notamment, aux spectromètres de masse précision qualité dont ils étaient équipés, ils ont révolutionné l’histoire du carbone et du climat. Les recherches majeures en la matière sont financées directement par l’Atomic Energy Commission (AEC). Mais les savants atomistes ne seront pas pris au sérieux, car on les suspecte d’avoir des intérêts à faire ce genre d’études. La notion de transition énergétique, néanmoins, émerge du milieu atomique américain des années 1960 et se diffusera largement dans les années 1970 en s’inscrivant dans le débat de la crise énergétique.
Pourtant, à cette époque, sort le fameux rapport Meadows du Club de Rome sur les limites de la croissance, qui pointe la raréfaction des ressources et aussi les effets climatiques. On a raté le coche, là?
On a raté un fameux coche. Mais, à ce moment précis de l’histoire, l’idée de transition énergétique va être reprise pour critiquer justement le rapport Meadows. Elle passera du débat sur la crise énergétique à celui sur le changement climatique. Cela changeait du tout au tout la transformation à opérer puisque les fossiles devaient non pas reculer avec leur raréfaction progressive mais disparaître soudainement. On a pourtant utilisé la même notion très problématique. Dès la fin des années 1970, les experts du climat n’avaient déjà plus aucun doute sur le réchauffement. La question passe du côté des économistes. Ces derniers recyclent alors l’idée de transition énergétique qu’ils avaient utilisée pour réfléchir à la crise énergétique – en gros, l’innovation nous tirera d’affaire – alors que l’urgence temporelle n’est pas du tout la même. Les premiers économistes du climat ont fait leur apprentissage sur la «crise énergétique». Nombre d’entre eux viennent de l’incontournable IIASA, l’International Institute of Advanced System Analysis, qui reste très influent de nos jours pour modéliser les systèmes énergétiques: c’est le cœur du groupe III du Giec, qui évalue les «solutions» pour limiter les émissions de CO2.
Parmi ces économistes, vous pointez à plusieurs reprises William Nordhaus et Paul Romer, prix Nobel 2018 pour leurs travaux sur le climat…
Comme la plupart de ses confrères, Nordhaus, qui a été formé à l’école des atomistes, est un futurologue de la crise énergétique. Avec Romer, il va appliquer à la crise climatique le même remède que pour l’économie des ressources non renouvelables, soit le remède de l’innovation technologique. Il écrira un article séminal sur l’économie du changement climatique. Mais pour lui, il est urgent d’attendre: laisser le temps de se développer les technologies nécessaires, en particulier le surgénérateur nucléaire qui devait arriver à la fin du XXe siècle. Il ne faut pas restreindre les émissions, il faut juste attendre le surgénérateur qui n’a toujours pas vu le jour… Précisons que Nordhaus fut très influent au sein du groupe III du Giec, au moins jusque dans les années 1990.
Jeremy Rifkins, un autre spécialiste de la prospective, considère qu’une troisième révolution industrielle est en route, après celle du charbon et celle du pétrole: celle de l’hydrogène. Vous n’y croyez pas?
A nouveau, ce genre de blabla repose sur une vision fausse de l’histoire. On ne passe pas simplement d’un système énergétique à un autre. Concernant l’hydrogène, pour le produire, il faut beaucoup d’électricité. Il faut relativiser la capacité de déployer cela dans les temps impartis par l’urgence climatique. Rien que pour la production mondiale d’acier à base d’hydrogène, il faudrait au moins 4.000 térawattheures, soit dix fois plus que la consommation électrique de la France. Et là, on ne parle que de l’acier. Reste l’hydrogène pour les avions, les bateaux, les engrais… Imaginez le temps que cela va prendre pour que l’hydrogène remplace vraiment tous les fossiles….
«On imagine plus facilement s’adapter à de grandes catastrophes climatiques que changer de système.»
Du temps, on en a perdu. Désormais, on parle beaucoup d’adaptation au réchauffement. Est-ce un aveu d’échec de la transition?
En réalité, dès la fin des années 1970, les experts savent que le changement climatique aura lieu. En 1976, un groupe de réflexion proche de la Maison-Blanche a organisé un congrès intitulé «Living with climatic change». Il y évoquait déjà le changement climatique de manière pointue, en abordant, par exemple, le problème de contraction des sols argileux et ses conséquences sur la solidité des bâtiments. Il identifiait l’agriculture comme le principal secteur souffrant des fluctuations climatiques. Mais pour les agronomes, l’agriculture américaine peut s’adapter au réchauffement. Ce congrès est impressionnant de prescience et de cynisme. Notez qu’à l’époque, il n’y a pas encore d’experts américains climatosceptiques. C’est arrivé plus tard, avec le rôle très négatif joué par la compagnie Exxon dont l’influent patron de la recherche et développement décrivait pourtant, en 1982 devant un parterre de climatologues, la transition à venir qui éviterait la catastrophe climatique. Exxon a vite compris le parti qu’elle pouvait tirer de la futurologie douteuse de la transition, avant de remettre en cause le changement climatique.
«Il est donc très probable que la décroissance soit présente dans le prochain rapport du Giec.»
Le Giec, avec son célèbre groupe III, a également joué un rôle déterminant dans la transition. Vous relevez que, dans ses milliers de scénarios, la sobriété a été ignorée jusqu’en 2022 et la décroissance reste un tabou.
Ce qui me frappe, en tant qu’historien, c’est qu’en 30 ans, les experts du Giec n’ont pas abordé ces questions. Il faut rappeler que le groupe III a d’abord été dirigé par des Américains ouvertement climatosceptiques. Puis dans les années 2000, tout a basculé avec l’objectif des deux degrés qui devient central dans les négociations. Mais on s’est aperçu que cela supposait des changements ahurissants, avec des trajectoires économiques très brutales. Certes, la sobriété a été évoquée en 2022 par le Giec mais avec un terme anglais timide, celui de sufficiency. Cela dit, tout récemment, en avril, des jeunes chercheurs, y compris du l’IIASA, ont publié un article décrivant 51 scénarios considérant des taux de croissance allant de plus de 3% à moins de 5% par an appliqués à l’Australie. C’est la première fois qu’un modèle d’évaluation intégré explore l’hypothèse de la décroissance dans un pays riche. Cette étude montre que jouer sur la variable produit national brut facilite beaucoup la faisabilité de la neutralité carbone. Il est donc très probable que la décroissance soit présente dans le prochain rapport du Giec.
Finalement, n’est-ce pas la raison économique qui a toujours présidé à la vision du risque climatique?
Pour reprendre la célèbre phrase du théoricien politique Fredric Jameson, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. On est tellement pris dans les rets du capitalisme, à la fois de manière matérielle et dans nos esprits, qu’on imagine plus facilement s’adapter à de grandes catastrophes climatiques que changer de système. Le débat climatique a été dominé par les Américains qui, déjà dans les années 1980, disaient clairement que la question du climat n’était pas une question environnementale, mais la question économique centrale parce que cela touchait à l’énergie.
La responsabilité américaine est-elle grande dans la procrastination climatique justifiée par l’innovation technologique?
Oui, cela a toujours été une manœuvre dilatoire de la part des Américains dans les négociations internationales, parce qu’on sait que la diffusion des innovations techniques n’est jamais rapide surtout à l’échelle mondiale. Cette focalisation sur l’innovation, on l’a déjà constatée lors de la première grande conférence sur le climat de Rio en 1992. Les archives révèlent que le chef de cabinet du président Georges Bush fixe sa feuille de route au président du groupe III du Giec qui est aussi le négociateur américain pour Rio. Tout d’abord ne pas se fixer des objectifs de réduction. Ne pas parler de transfert financier vers les pays pauvres. En revanche: parler de technologie. C’est assez logique de la part de la première puissance technologique. De manière générale, l’objectif premier de la plupart des pays, c’est leur puissance économique. Le climat arrive en second lieu. En 2022, la France se lance dans la planification écologique, mais évidemment le gouvernement n’a aucune intention de toucher à Airbus, l’un des rares fleurons industriels qui lui reste. Eloquent.
(1) Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, par Jean-Baptiste Fressoz, Seuil, 414 p.
Bio express
1977: Naissance, à Clamart (France).
2009 : Thèse en histoire des sciences à l’EHESS (Paris).
2011: Maître de conférences à l’Imperial College de Londres.
2012: Publie L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique (Seuil).
2013: Nommé chercheur au CNRS.
2020: Publie Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique (Seuil).