Selon l’historienne Sophie Bessis, la popularisation de la formule a été utilisée pour dénier à l’islam sa dimension européenne et nier la part d’Orient de l’Europe. Avec un effet sur l’appréhension du conflit au Proche-Orient.
«Notre victoire, c’est la victoire d’Israël contre l’antisémitisme, c’est la victoire de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie. C’est la victoire de la France.» Le 30 mai 2024, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, au cours d’une interview sur la chaîne de télévision LCI, tente de rallier la population française à ce qu’il estime être la juste cause de l’offensive militaire massive qu’il a ordonnée sur la bande de Gaza après le massacre du 7-Octobre perpétré en Israël par le Hamas. Selon lui, Européens et Israéliens devraient être unis dans le même combat contre la barbarie islamiste. La convocation de ce concept de civilisation judéo-chrétienne sert à mobiliser les peuples vers cet objectif par-delà la Méditerranée.
Mais que recèle cette notion de civilisation judéo-chrétienne? Quand s’est-elle développée? Pourquoi? A toutes ces questions, l’historienne Sophie Bessis apporte des réponses et démonte par la même occasion les fondements d’un mythe dans La Civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture (1). Attention, cet héritage n’est pas sans répercussions sur la vision par les Occidentaux du conflit entre Israël et le Hamas et sur ses métastases en Europe.
Comment expliquer que l’expression «civilisation judéo-chrétienne» se soit imposée en Occident il y a un peu plus de 40 ans?
Elle s’est imposée dans un contexte particulier. Au début des années 1980, on assiste à une confessionnalisation de tous les discours politiques. Les rhétoriques à connotations religieuses entrent en force dans l’espace public. En revanche, la période précédente avait été marquée par une importante sécularisation des discours et des pratiques. La religion n’était pas hégémonique dans l’espace public. Elle l’est progressivement devenue. Le début des années 1980 est aussi le moment où achève de mourir ce grand messianisme laïc qu’a été le communisme. Cette conjonction de facteurs a ouvert la porte au retour du religieux, ou au recours au religieux. C’est une des raisons du succès de la formule «civilisation judéo-chrétienne». Une autre est que cela arrange tout le monde. D’abord les Européens, les Occidentaux, dans la mesure où, à partir du moment où la civilisation occidentale serait exclusivement judéo-chrétienne, cela permet d’occulter deux millénaires d’antijudaïsme puis d’antisémitisme, et à l’Occident de restaurer une innocence bien abîmée par sa complicité ou son indifférence face aux génocides perpétrés par le nazisme. Ce sont des raisons déterminantes de cette intrusion de la notion de civilisation judéo-chrétienne dans l’espace public. Et cela correspond aussi, à partir de la même période, à une stigmatisation de plus en plus importante de l’immigration, laquelle vient en grande partie des pays de ce qu’on appelle l’aire arabo-musulmane. Donc, cela a permis d’exclure l’islam de la sphère européenne alors qu’on sait que le monothéisme a trois piliers –le judaïsme, le christianisme et l’islam. Si on dit que la civilisation européenne, et occidentale par extension, est judéo-chrétienne, on renvoie l’islam et les pays musulmans à une altérité totale, laquelle n’existe pas dans l’histoire.
Cette exclusion de l’islam relève-t-elle d’une volonté délibérée ou est-ce un effet inhérent à la popularisation du concept de civilisation judéo-chrétienne?
Il ne s’agit pas d’un concept; il s’agit d’une expression. Un concept a toujours un contenu, la civilisation judéo-chrétienne n’en a pas. On ne sait jamais très bien quand émerge une notion. Il n’y a pas un deus ex machina qui décide de la populariser et de la mettre dans le débat public. C’est un concours de circonstances qui fait que cette notion, à un moment donné, devient hégémonique. Mais il est évident que la conjoncture dans laquelle elle s’est imposée fait qu’il y a incontestablement une volonté d’exclure l’islam. Cela a été facilité par l’émergence, à partir du début du XXIe siècle, des expressions les plus fondamentalistes et les plus djihadistes de l’islam. Ces dernières ont généré une autoexclusion de l’islam qui a conforté l’exclusion voulue par les pays occidentaux.

A l’origine, la popularité de la notion de civilisation judéo-chrétienne permet-elle aux Européens de s’exonérer à bon compte de leur responsabilité dans la Shoah?
Bien sûr. A partir du moment où on est «judéo-chrétien», on ne peut pas être antisémite. Donc, si on est judéo-chrétien, on peut oublier que l’on a été antisémite ou qu’on le demeure… Car l’antisémitisme n’a pas disparu en Occident, très loin de là, et ne vient pas principalement ou exclusivement, comme la doxa voudrait le faire entendre, des minorités musulmanes qui vivent aujourd’hui dans les pays occidentaux. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de l’antisémitisme dans les populations originaires du monde arabo-musulman, qui sont travaillées par des prédicateurs salafistes à la rhétorique le plus souvent virulente. Mais l’antisémitisme en Occident aujourd’hui n’est pas principalement arabo-musulman. Il reste toujours un antisémitisme de la bonne vieille extrême droite. Elle aussi, en récupérant ce terme de judéo-chrétien, s’exonère de son passé antisémite. Il n’y a qu’à voir Jordan Bardella, le président du Rassemblement national, qui se rend en Israël.
«L’extrême droite israélienne s’allie avec les extrêmes droites du monde entier, dont beaucoup restent antisémites.»

Que vous inspire ce rapprochement entre Israël et le Rassemblement national, et l’extrême droite européenne en général?
Les extrêmes droites se ressemblent. Il y a aujourd’hui la création sous nos yeux, même si on ne veut pas la voir, d’une Internationale d’extrême droite. Evidemment, la victoire de Donald Trump l’a considérablement consolidée. Il y a une parenté idéologique évidente entre ces extrêmes droites. Et aujourd’hui, l’extrême droite israélienne rejoint les rangs de cette nouvelle Internationale. Ces néofascistes peuvent d’ailleurs rester antisémites. Aujourd’hui, on assiste au développement d’un sionisme antisémite intéressant à observer. L’extrême droite israélienne s’allie avec les extrêmes droites du monde entier, de la Hongrie à la France en passant par l’Allemagne ou l’Inde, dont beaucoup restent antisémites. Mais l’important pour la droite israélienne, c’est que ces extrêmes droites soient sionistes.
Le Rassemblement national n’a-t-il tout de même pas effectué un travail pour rompre avec l’antisémitisme des origines du mouvement?
Je n’y crois pas. Il suffit de voir tous les candidats d’extrême droite sur les listes du RN lors des dernières élections qui étaient de fieffés antisémites et qui ont été retirés au dernier moment. Regardez les profils, les sondages… Le Rassemblement national s’allie aujourd’hui à l’extrême droite israélienne parce qu’elle lui ressemble. Et Jordan Bardella l’a dit récemment: «Nous défendons un pays occidental.» C’est une modalité nouvelle de la défense de ce que l’on appelle l’Occident.
Israël est-il considéré par les extrêmes droites européennes comme un avant-poste au Proche-Orient de la «civilisation judéo-chrétienne»?
Tout à fait. Etre «judéo-chrétien» aujourd’hui n’empêche pas d’être antisémite. Regardez Viktor Orbán en Hongrie. Il a des saillies antisémites régulières, en particulier contre de la Fondation Soros, qui est sa bête noire. Mais cela ne l’empêche pas de se proclamer judéo-chrétien.

L’antisémitisme d’extrême gauche ne s’étend-il pas dangereusement?
Je trouve scandaleux qu’aujourd’hui, les faiseurs d’opinion en France placent principalement l’antisémitisme à l’extrême gauche. Ce que je reproche à certains dirigeants d’extrême gauche, c’est de sous-estimer le fait qu’il y a de l’antisémitisme partout et qu’il y en a à gauche aussi. Cet antisémitisme est tout aussi condamnable que celui de droite. Pour des raisons politiciennes, certains leaders d’extrême gauche ne veulent pas le reconnaître ni en parler. Mais l’antisémitisme reste d’abord un phénomène de droite.
«Si on est judéo-chrétien, on peut oublier que l’on a été antisémite ou qu’on le demeure…»
Vous parlez de «vérité alternative» en évoquant la notion de civilisation judéo-chrétienne…
Nous sommes à l’ère de la postvérité. Cette notion n’a aucune valeur historique, même si elle a pu avoir dans l’histoire des occurrences savantes. Il y a eu dans le lointain passé, jusqu’à la fin de l’Antiquité tardive, des mouvements qui étaient des sortes de synthèse entre judaïsme et christianisme, que les historiens ont appelé judéo-chrétiens. Mais ce n’est pas du tout dans le sens où on l’entend aujourd’hui.
La mise en avant de cette formule «civilisation judéo-chrétienne» était-elle une façon de dénier aux musulmans la capacité à intégrer le monde occidental?
C’est une façon d’oublier l’histoire. Car il y a eu, et il y a toujours un islam européen. Je ne pense pas seulement à l’Espagne médiévale. L’islam européen existe encore aujourd’hui, dans les Balkans, par exemple. L’Albanie est candidate à l’adhésion à l’Union européenne et la majorité de sa population est musulmane. C’est à la fois dénier à l’islam sa dimension européenne, et surtout –c’est très important– c’est l’illustration que l’Europe, et par extension l’Occident, veut nier sa part d’Orient. A partir du XIXe siècle et du grand développement de l’impérialisme européen et de la colonisation, il se trouve que les populations à coloniser étaient en partie musulmanes. Donc, pour pouvoir justifier les entreprises coloniales, il a fallu assimiler l’islam à la barbarie. On peut coloniser les barbares, on ne peut pas coloniser les gens qui vous ressemblent.
L’ancrage d’Israël à l’Occident n’est-il pas fragilisé par le fondamentalisme juif qui déploie sa puissance jusque dans les plus hauts cercles du pouvoir?
Je ne crois pas que l’ancrage d’Israël à l’Occident soit menacé dans la mesure où, pour l’instant, les Occidentaux sont prêts à tout passer à Israël. Une des premières décisions de Donald Trump a été de lever les modestes sanctions prises par l’administration Biden contre les colons de Cisjordanie les plus extrémistes. Malheureusement, l’émergence et la force du messianisme religieux ne semblent pas menacer l’ancrage à l’Occident. Israël est installé au cœur de l’Orient, se considère comme un Etat occidental et refuse de s’intégrer à son environnement. Or, il s’y intègre de la plus mauvaise des manières, en laissant émerger dans sa société de façon de plus en plus importante des fondamentalismes violents. Ils sont le miroir des fondamentalismes violents dans le monde musulman.
Dire lutter contre l’islamisme et laisser le fondamentalisme juif prospérer, là est la grande contradiction?
C’est plus qu’une contradiction. C’est la démonstration d’une grande mauvaise foi. Le fondamentalisme est au pouvoir en Israël. On l’a laissé prospérer. On l’a arrosé pendant trente ans. C’est dramatique. Parce qu’Israël ne sortira pas indemne de cette séquence historique.
Et l’Europe regarde sans beaucoup réagir?
C’est une honte, alors que l’Union européenne a des outils pour contraindre Israël à cesser cette guerre effroyable. Or, elle n’en utilise aucun. Cela fait des années que les organisations de défense des droits des Palestiniens réclament la suspension de l’accord d’association d’Israël avec l’UE. Même cela, les Européens ne veulent pas le faire.
(1) La Civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture, par Sophie Bessis, Les Liens qui Libèrent, 96 p.
