vendredi, octobre 25

Les bombardements par Israël des camps au Liban provoquent un nouvel exil des Palestiniens. Mais, après l’élimination de Yahya Sinouar, certains croient encore plus à la résistance.

C’était il y a tout juste un an, dans les ruelles miséreuses du camp beyrouthin de Sabra et Chatila: par dizaines, des Palestiniens paradaient sur leurs deux roues, drapeaux nationaux au vent, et slalomaient bruyamment au cœur d’artères bondées. Une scène qui se répétait presque tous les jours sous les applaudissements des locaux, et qui venait saluer, en plus de l’ouverture d’un «front de soutien à Gaza» par le Hezbollah libanais, le retour de la question palestinienne au centre des préoccupations mondiales. «Nous irons au front aux côtés du Hezbollah et nous rentrerons chez nous!», clamait Yassine (1), la cinquantaine. A ses côtés, son frère enchérissait: «La nouvelle génération palestinienne ici au Liban est profondément émue et frustrée par ce qu’il se passe à Gaza et elle est prête à tout pour pouvoir affronter un ennemi qui est loin et invisible à l’œil nu. Ce n’est pas seulement un nouveau chapitre qui s’ouvre, c’est bien plus encore.»

Douze mois plus tard, le constat est cinglant. Non seulement ces Palestiniens du Liban n’ont pas foulé une terre qu’ils rêvent de retrouver depuis quatre générations, mais pire, beaucoup ont dû quitter leurs camps de fortune, cernés par le feu des bombardements israéliens de ces dernières semaines. Car les douze camps de réfugiés palestiniens qui ont vu le jour au pays du Cèdre depuis 1948, et qui accueillent 250.000 personnes, sont en partie enclavés au cœur de zones pilonnées depuis un mois. C’est le cas des deux camps situés dans la ville de Tyr au Sud-Liban, de ceux de Saïda, mais également de celui de Bourj el- Barajneh, niché en pleine banlieue sud de Beyrouth, au cœur du fief du Hezbollah. Une terreur qui a rattrapé le tristement célèbre camp de Sabra et Chatila, situé en bordure de Dahieh: le 6 octobre, une série de frappes aériennes aux abords immédiats du camp a contraint des milliers de personnes à prendre la fuite. Filmées par un reporter de l’AFP, les images de ces familles fuyant dans la nuit noire, sacs sur le dos, ont marqué les esprits. Et viennent s’inscrire, dans l’esprit de beaucoup de Palestiniens, comme une catastrophe de plus dans une longue histoire de déracinement.

«Nous sommes Palestiniens, nous n’avons pas peur. Nous ne soutenons pas la résistance, nous sommes la résistance.»

Abou Ali al-Hudeiri, un des doyens du camp palestinien de Beddawi, à Tripoli, a connu l’expulsion des Palestiniens à la création d’Israël. © ALEXANDRA HENRY

De Gaza au Liban

Face aux risques d’infiltrations d’espions israéliens –l’affaire des bipeurs a laissé des traces au Liban–, les douze camps palestiniens du pays sont désormais bouclés à double tour. Sous le contrôle exclusif des factions palestiniennes depuis la signature des accords du Caire en 1969, ces lieux exigus, surpeuplés et insalubres sont devenus avec le temps des havres de désespoir, rongés par l’insécurité.

A la faveur d’une permission exceptionnelle accordée par le comité du camp, nous sommes autorisés à pénétrer dans celui de Beddawi, dans la ville de Tripoli, à l’extrême nord du Liban. A notre arrivée, treillis militaires sur le dos et kalachnikovs adossées à un mur raboteux, les forces de sécurité du camp scrutent le ciel, d’où parvient depuis plusieurs minutes le vacarme d’un avion de guerre israélien. Il est, de toute évidence, en train d’effectuer des tours au-dessus des lieux. «C’est comme du parfum, quand on le met, on le sent, quelques minutes après, on s’habitue et on ne s’en rend même plus compte», ironise l’un d’entre eux, afin de détendre l’atmosphère. Avant de reprendre: «Nous sommes Palestiniens, nous n’avons pas peur. Nous ne supportons pas la résistance, nous sommes la résistance.»

Beddawi, enraciné en terre sunnite, et donc loin des fiefs du Hezbollah, a accueilli ces derniers jours plusieurs dizaines de familles qui, face à l’escalade en cours, ont été contraintes de quitter leurs logements du sud du pays. C’est le cas d’Abou Jaffar, 69 ans, qui a investi un appartement avec sa famille dans une minuscule ruelle. L’homme, méfiant, finit par se confier: il y a quelques jours encore, il vivait dans l’immense camp de Rachidiyé, situé au Sud-Liban, dans la ville de Tyr. Face à l’amplification des bombardements, il a choisi de partir. En matière d’exil palestinien, Abou Jaffar fait presque figure de cas d’école. «Je suis né à Rafah en 1955. Après avoir été déplacés à Gaza, nous avons été contraints de rejoindre la Jordanie en 1967, après la guerre des Six Jours», se remémore-t-il. Comme des milliers de Palestiniens ayant rallié Amman, il se retrouve quatre ans plus tard dans une situation impossible. Les fedayins palestiniens retranchés en Jordanie sont en train de déstabiliser le Royaume hachémite, un soulèvement qui sera réprimé dans le sang par le roi Hussein, connu sous l’appellation «Septembre noir».

«La réalité nous plonge face à nos contradictions: le Hamas a refait de la cause palestinienne une priorité.»

Nouveau départ forcé pour Abou Jaffar, qui rejoint la Syrie, et s’installe dans l’immense camp de Yarmouk, en périphérie de Damas. Véritable capitale des réfugiés palestiniens en son temps, ce fief de la cause nationale subira les foudres d’Hafez al-Assad dès 1976, qui entre en guerre contre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). «Je suis donc parti au Liban, en pleine guerre civile, et j’ai choisi Sour (NDLR: nom arabe de la ville de Tyr) car c’est l’endroit le plus proche de ma terre. Je voulais pouvoir sentir la Palestine», explique-t-il, saisi par l’émotion. Un parcours chaotique, semé de blessures indélébiles et de traumatismes rouverts par ce dernier épisode. A ses côtés, sa femme fait part «d’une véritable terreur» dans leur camp de Tyr depuis des semaines et d’une crainte croissante, parmi la population palestinienne, qu’ils ne soient eux aussi la cible de frappes massives.

Un commandant du Hamas, Saïd Attallah Ali, a été tué par une frappe israélienne dans cet appartement du camp de Beddawi, le 5 octobre. © ALEXANDRA HENRY

La transmission de l’histoire

«Nous avons peur de perdre notre habitation là-bas, alors plusieurs de nos fils sont restés sur place. Même si ce n’est pas chez moi, en réalité: Rachidiyé n’est que notre domicile, chez nous, c’est la Palestine», explique le couple. Autour de lui, plusieurs enfants en bas âge l’écoutent avec attention. «J’apprends à mes petits-enfants qu’ils sont Palestiniens, que leur terre, c’est la Palestine, et que nos camps ne sont que des petits bouts de notre pays, éparpillés géographiquement. Comme je l’ai appris à mes enfants», poursuit Abou Jaffar, en les regardant fièrement.

A quelques rues de là, Abou Ali al-Hudeiri, 92 ans, est un doyen de Beddawi. Un des seuls qui a connu de son vivant la Nakba, en 1948. L’homme, incroyablement alerte, explique avoir quitté la Palestine à 16 ans. «Je me souviens de tout, de chaque bruit, de chaque odeur. Et du jour où nous avons perdu notre terre; nous avons essayé de résister mais nous n’avions rien, même pas un couteau pour nous défendre. Alors nous sommes partis, pieds nus, se remémore-t-il. Dans notre fuite, nous ne pouvions nous battre, nous n’avions que des bâtons face à leurs canons. Je ne comprenais pas bien, mais je me suis retrouvé au Liban, à Tyr, et c’est ici que je finirai mes jours. On nous a tout pris, y compris le droit de vivre en paix.»

Un sentiment de persécution qui s’inscrit dans le temps long et qui s’est encore renforcé à Beddawi, après qu’une frappe de drone israélienne a tué un responsable local du Hamas et ses deux fillettes, au dernier étage d’un immeuble du camp. Une attaque de plus contre les Palestiniens du Liban, dont les responsables politiques sont régulièrement visés depuis le début de 2024. Plus personne ne semble à l’abri, nulle part: cet été, c’est un membre du Fatah, grand rival du Hamas, qui a été tué à Saïda, dans le camp de Aïn el-Héloué. La cible a surpris, autant que le lieu: cette prison à ciel ouvert, entourée par un mur de protection et dont l’entrée et la sortie sont soumis à des contrôles de l’armée libanaise, est, depuis les drames de Yarmouk, devenue la «capitale» des réfugiés palestiniens. Au moins 60.000 personnes s’y entassent dans un mouchoir de poche. «A travers leurs frappes, les Israéliens envoient beaucoup de messages au Liban et à chacune de ses communautés. Un message qui, en réalité, est le même pour tous: ne soutenez pas le Hezbollah ni le Hamas, et à Aïn el-Héloué, ce fut un avertissement pour les Palestiniens», explique le chercheur libanais Khaldoun el-Charif.

«Les groupes peuvent changer, mais les causes jamais.»

Des bénévoles palestiniennes préparent des repas dans une cuisine communautaire du camp de Beddawi.
© ALEXANDRA HENRY

L’unité retrouvée

Ibrahim (1), la trentaine, habite ce camp. Bien malgré lui, à l’été 2023, sa modeste maison s’est retrouvée sur une ligne de front, prise en étau au cœur d’affrontements à l’arme lourde entre une frange du Fatah, dominante dans le camp, et des groupes islamistes palestiniens, tels que Jund el-Cham et al-Chabab al-Moslem. Un carnage qui se ponctuera par une trentaine de morts et des destructions matérielles massives. Le jeune homme analyse: «Ce qui nous a longtemps fait défaut, c’est l’unité du mouvement palestinien. Nous sommes depuis des années proches de l’explosion, avec des divisions très fortes. Que de temps perdu! Mais paradoxalement, le 7-Octobre a tout changé. La paix est revenue à Aïn el-Héloué, et depuis, nous marchons tous ensemble.»

Politiquement de gauche, il porte un regard critique sur la trajectoire du Hamas et dit ne pas cautionner les victimes civiles «qui ne devraient pas avoir leur place dans la violence politique». «Mais la réalité nous met face à nos contradictions: le Hamas a refait de la cause palestinienne une priorité mondiale, alors que les autres formations historiques n’ont fait qu’enterrer notre futur en collaborant avec Israël. Le message que le monde entier saisit aujourd’hui, c’est qu’il n’y aura jamais de paix sans Etat palestinien, sans retour des réfugiés, sans le droit à la justice pour tous», poursuit-il. Alors, le Hamas est-il en train de gagner en sympathie chez les Palestiniens du Liban? Tout semble l’indiquer, tant nombre d’entre eux, toutes orientations politiques confondues, ont pleuré la disparition du successeur d’Ismaïl Haniyeh, Yahya Sinouar. Et qu’importe si les relations de ce dernier avec les autres factions palestiniennes à Gaza ont été tumultueuses, voire exécrables et que son parcours est maculé de sang; seule restera l’image de cet homme transformé en statue de poussière, une main arrachée, brandissant un bâton de l’autre pour se défendre jusqu’à son dernier souffle face à Israël.

«Evidemment, de très nombreux Palestiniens pleurent sa mort, même s’ils sont des opposants au Hamas. Il faut se souvenir que les actions dites « terroristes » palestiniennes ont été lancées en 1972 avec le Fatah, puis en 1976 avec les communistes, en 1982 avec l’Organisation de libération de la Palestine, avant le Hamas en 2023. L’histoire de la résistance armée nous enseigne que les groupes peuvent changer, mais les causes, jamais. Dans le futur comme dans le passé, les islamistes soutiendront les communistes s’ils mènent des opérations contre les Israéliens, et vice versa», tranche Khaldoun el-Charif.

De la même manière, la sympathie palestinienne pour le Hezbollah, qui n’a objectivement jamais combattu sur la scène interne libanaise afin que les Palestiniens aient des droits –60 métiers leur sont interdits et ils ne peuvent pas acheter un bien hors des camps–, semble à son apogée. «Qui a payé le prix de son soutien aux Palestiniens? Qui s’est mis en danger pour stopper le massacre à Gaza? Qui l’a payé de sa vie? Hassan Nasrallah», répond Ibrahim.

Quelles perspectives?

Pour les Palestiniens du Liban, le futur semble plus sombre que jamais. Si plusieurs centaines d’entre eux ont pu trouver refuge dans d’autres camps, des milliers d’autres s’entassent dans une dizaine de centres d’urgence ouverts par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). L’agence onusienne, qui précise que désormais «près de 93% des Palestiniens du Liban se trouvent dans une situation de pauvreté», affirme que trois camps du sud du pays ont été presque vidés de leurs habitants, et que «la situation est très difficile pour ceux qui restent». Environ 3.000 d’entre eux auraient rejoint la Syrie voisine. «A Gaza comme en Cisjordanie, Netanyahou veut faire disparaître la Palestine, avant de nous faire disparaître nous, les Palestiniens. Nous en sommes conscients», confie sous couvert d’anonymat un jeune du camp de Beddawi.

Le mot de la fin revient à Abou Jaffar: «Si nous devons résister 100 années de plus, nous le ferons. Nous n’avons aucun problème avec les Juifs, ils font partie historiquement de notre terre. Nous luttons contre le sionisme et cela ne fait pas de nous des antisémites, ce n’est pas nous qui avons commis l’Holocauste. Aujourd’hui, nous devons être lucides, nous sommes malheureusement dans une impasse, prisonniers d’une guerre sans fin que personne ne semble pouvoir arrêter.»

(1) Prénom d’emprunt.

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