De plus en plus de pensionnés prolongent leur carrière par des flexi-jobs. Un moyen d’arrondir une pension trop basse, mais aussi un signe de dépendance accrue du marché du travail à ces seniors.
Corinne est toujours dispo, flexible et prête à se rendre à n’importe quel meeting d’entreprise, dîner corporate ou événement en tout genre. Le dress code de son flexi-job chez un service traiteur est strict: pantalon noir, chemise blanche, mais baskets noires aux semelles rembourrées pour tenir l’entièreté de son service debout. Mamie Coco, comme la surnomment ses trois petits-enfants, ou madame Corinne, comme l’appelaient ses jeunes élèves de quatrième primaire, est l’aînée d’une équipe de serveurs pour un service traiteur du Brabant wallon. Après ses près de 35 ans de carrière à enseigner, elle a troqué à 70 ans son tableau vert en ardoise pour un plateau en argent, «un peu cheap».
Une fois par semaine en moyenne, depuis deux ans, elle enchaîne un service de plus de dix heures. De la préparation de la salle de banquet jusqu’à l’installation de la cuisine et du bar éphémère, avec son lot de caisses de vin de plusieurs kilos. Puis, elle s’en va servir petits fours et mousseux aux convives. «Le plus compliqué, c’est le rangement. En général je m’arrange pour laisser les petits jeunes porter les caisses à ma place. Alors bouger une table, ne m’en parlez pas. Après un service je dois m’asseoir un moment. Mais au fond, le plus dur, c’est quand parfois je croise des parents d’anciens élèves. Ou les élèves eux-mêmes. Ils ne comprennent pas toujours ce que je fais là.»
Corinne touche environ 1.600 euros de pension par mois. Elle est sortie des études dans les premières années de sa vingtaine, puis s’est mariée, et s’est occupée de ses deux enfants pendant plusieurs années avant de commencer à enseigner. Divorcée et donc seul revenu du foyer, le flexi-job est pour elle autant une opportunité qu’une obligation. «Je dois continuer de payer mon loyer de près de 1.000 euros par mois, charges comprises, pour un petit appartement au cœur de Wavre. On rajoute les courses, les soins de santé, les cadeaux à mes petits-enfants, et il ne me reste rien. Ce flexi-job en intérim me permet de couvrir les dépenses imprévues et d’être plus sereine. Mais c’est fatiguant. Je pense à changer, parce que l’Horeca, ça m’épuise trop.»
Travailler, c’est la santé?
Corinne fait partie des 229.423 Belges à exercer un flexi-job, dont 20,5% ont plus de 64 ans, selon les derniers chiffres pour 2024 de l’Office national de sécurité sociale (ONSS). En 2022, ils n’étaient que 13,1% de retraités à s’inscrire sous ce régime. Une augmentation conséquente qui montre donc un intérêt croissant pour ce statut et/ou une réalité socio-économique des retraités toujours plus compliquée et contraignante.
Les syndicats, comme la FGTB, dénoncent un «développement d’emplois low-social-cost» en guise de réponse aux situations de précarité de la population. Une critique suivie par le PTB de Raoul Hedebouw qui y voit le symptôme d’un «définancement de la sécurité sociale, des services publics, de la déprofessionnalisation et de la dévalorisation des emplois».
Estéban Martinez-Garcia, sociologue du travail à l’ULB, partage la même conclusion: «Si le flexi-job connaît un certain succès en tant que source complémentaire de revenus, on peut considérer que c’est parce que le salaire dans l’emploi principal exercé par le flexi-travailleur est insuffisant et que le compléter répond à une nécessité. Les pensionnés peuvent sans doute y trouver un moyen de rester utiles dans une activité professionnelle, mais aussi une façon d’étoffer le montant de leur pension».
Au MR et à l’Open VLD, il s’agit de faire honneur au statut créé sous la coalition suédoise en 2015, et qui restreignait alors l’application des flexi-jobs à l’Horeca. Les libéraux défendent une vision d’expansion du statut à de nombreuses professions, comme l’enseignement, pour combler la pénurie de travailleurs. Le dernier élargissement en date début 2024 avait déjà ouvert les portes des pompes funèbres, transport et logistique, entreprises horticoles et parcs d’attractions ou touristiques aux désireux de flexibilité professionnelle. Point commun entre ces secteurs: la difficulté à embaucher. Eléonore Simonet, ministre MR des Classes moyennes, Indépendants et des PME, le justifie: «Face à la pénurie de main-d’œuvre, dans le contexte actuel on a besoin de flexibiliser l’emploi, cela passe par des ouvertures des commerces élargies. Cela passe aussi par l’ouverture des flexi-jobs à tous les secteurs».
Estéban Martinez-Garcia ne partage pas ce constat. Il prend l’exemple de l’enseignement pour exprimer l’une de ses inquiétudes: «Recourir aux flexi-jobs pour combler une pénurie, c’est rajouter une couche de précarité, sans répondre aux problèmes structurels».
Un régime, deux réalités
Avec une moyenne annuelle de 404,90 heures prestées, soit presque le double de la moyenne générale, ce sont eux qui assurent la plus grande part des prestations. Leur statut fiscal explique en partie cette intensité. Contrairement aux travailleurs actifs, plafonnés à 18.000 euros de revenus exonérés, les retraités n’ont aucune limite. En 2024, ils ont perçu en moyenne 6.425,50 euros via ce régime, contre 2.792,70 euros pour les autres. Le salaire médian témoigne du même déséquilibre, avec 4.277,90 euros pour les pensionnés contre 1.467,60 euros pour les actifs.
Cette situation en dit long sur l’évolution du marché du travail. D’un côté, les pensionnés profitent d’un régime fiscal plus avantageux qui leur permet d’arrondir des revenus souvent jugés insuffisants. De l’autre, leur présence massive dans des secteurs en tension révèle que ces métiers dépendent désormais de seniors prêts à prolonger leur activité. Certains y voient une opportunité, une manière de garder dans l’économie des travailleurs expérimentés et disponibles. D’autres y lisent un signe de fragilité économique, la preuve qu’une part croissante de retraités n’a pas les moyens de décrocher complètement du travail.
Le sociologue du travail Esteban Martinez-Garcia insiste sur ce paradoxe: «L’attrait du flexi-job pour les pensionnés ne s’explique pas uniquement par une envie de rester actif. Il reflète aussi la faiblesse du revenu de remplacement qui oblige à prolonger la participation au marché du travail.» Un contraste qui installe le flexi-job dans une zone grise, entre complément de confort et nécessité économique.




