D’abord utilisée comme puissant anesthésique et antidouleur, puis prescrite comme antidépresseur, la kétamine est désormais la quatrième substance illégale la plus consommée en Belgique.
Le 4 mars, Claude Malhuret, un sénateur français inconnu au-delà de son pays, prononce un discours qui deviendra viral. Lors d’un débat filmé sur la guerre en Ukraine, l’élu compare «Washington» à «la cour de Néron» et qualifie Elon Musk de «bouffon sous kétamine». Aussitôt, ses propos sont partagés des milliers de fois et regardés par plusieurs millions de personnes. La vidéo est même traduite dans plusieurs langues et reprise par des médias américains, dont CNN et le Huffington Post, version américaine.
Elon Musk sous kétamine? Lui-même n’en fait pas mystère. En 2024, il confirmait qu’il en prenait sur ordonnance pour traiter son «état d’esprit négatif». Il assurait ne pas en abuser, déclarant en prendre «une petite dose une fois toutes les deux semaines à peu près».
Mise ainsi sur l’avant-scène, la kétamine est une molécule à surprises. Au départ, elle est fréquemment utilisée comme puissant anesthésique et analgésique à action rapide en médecine humaine et vétérinaire. Elle sert ainsi de tranquillisant chez le cheval ou encore de sédatif face à des douleurs rebelles, en soins palliatifs, voire chroniques. «La kétamine est aussi employée comme anesthésique d’urgence, sur un lieu d’accident par exemple, lorsqu’il faut désincarner un blessé, car elle n’induit pas de chute de tension et de risques respiratoires», ajoute Bart Morlion, anesthésiste, directeur du Centre de la douleur à l’hôpital universitaire de Louvain et professeur à la KU Leuven. Il s’agit d’un liquide qui s’administre par injection, en supervision clinique. «A raison d’une dose tous les deux, trois mois, précise Bart Morlion. A cette dose, il n’est pas addictif. Dans ma pratique, cela concerne moins d’1% de mes patients.»
Elle est aussi dotée d’importants effets antidépresseurs, découverts par hasard voici plus de 20 ans. «Chez des patients ayant dû subir une intervention chirurgicale, on a observé les bénéfices inattendus, sur une dépression, de la kétamine utilisée comme anesthésique», rapporte Caroline Depuydt, médecin psychiatre à la clinique Fond’Roy. Les essais cliniques se sont alors multipliés et, depuis 2019, l’eskétamine (un dérivé atténué de la kétamine) est commercialisée comme antidépresseur sous le nom de Spravato, développée par le laboratoire Janssen, sous forme de spray intranasal.
Un «bon trip» contre la dépression résistante
L’engouement qu’elle suscite ressemble fort à celui qu’a connu la psychiatrie à la fin des années 1980 avec la mise sur le marché du Prozac, un psychotrope utilisé dans le traitement de la dépression sévère. «Ce qui en fait un produit prometteur, c’est son effet quasi immédiat, en moins de vingt-quatre heures après l’administration. Or, les antidépresseurs conventionnels mettent de quatre à huit semaines pour être efficaces, poursuit Caroline Depuydt. Second atout: il est efficace même chez ceux qui ne répondent pas aux antidépresseurs classiques.»
L’eskétamine demeure réservée aux formes rebelles de dépressions. Environ un tiers des patients sont résistants aux antidépresseurs, c’est-à-dire en échec d’au moins deux traitements pendant huit semaines. Pour ces patients, pendant longtemps il n’y a pas eu d’autre choix que les électrochocs. Un traitement relativement efficace mais pas disponible partout, lourd, nécessitant une anesthésie et qui peut avoir des effets indésirables sur la mémoire. Dans tous les cas, la kétamine est toujours prescrite avec une psychothérapie et est obligatoirement délivrée à l’hôpital. «Le patient est surveillé en permanence pendant son administration, et au moins deux heures après, en raison de possibles effets indésirables», détaille la médecin psychiatre. Trois doses sont administrées trois fois par semaine pendant huit à douze semaines. Elles se révèlent efficaces chez 65% des patients.
Mais cette molécule a ses limites. En premier lieu, ses effets disparaissent au bout de quelques mois. D’où la nécessité d’une administration répétée. Ensuite, elle entraîne des effets indésirables modérés et transitoires, d’ordre cardio-vasculaires (hypertension modérée, élévation de la fréquence cardiaque…) ou dissociatifs (sensation de rupture entre le corps et l’esprit, de perte du réel…).
De fait, la kétamine est classée parmi les stupéfiants: à dose modérée, elle provoque des effets euphorisants, une ébriété «cotonneuse», une impression de mouvements ralentis dans un état de rêve éveillé. A dose plus forte, elle provoque des hallucinations, des visions déformées des personnes et des objets ainsi que cet effet de dissociation. D’où son usage détourné, en pleine explosion partout en Europe. Elle est désormais la quatrième substance illégale la plus consommée en Belgique, derrière le cannabis, l’ecstasy et la cocaïne.
La kétamine peut-elle transformer un usager en «bouffon»?
Appelé «Kéta», «Ketty», «Ket», «Spécial K» par les utilisateurs, le produit est longtemps resté cantonné aux milieux confidentiels. «Dès la fin des années 1970, il a fait son apparition dans les premières discothèques gays de New York et sur les campus universitaires, explique Timour Ducarme, chargé de communication auprès d’Infor Drogues et Addictions. Son usage était assez marginal et expérimental jusqu’à l’apparition des nouvelles drogues de synthèse, comme les premiers comprimés d’ecstasy, au début des années 1990.» Disponible sous forme de poudre ou de liquide consommé essentiellement par voie nasale (sniffée) ou orale, la substance circule à présent dans les discothèques, les festivals et les milieux gays et échangistes.
Les dernières données recueillies par l’institut de santé publique Sciensano (2023) montrent une augmentation depuis 2010 de la prise de kétamine en milieu festif. Interrogés sur leur consommation au cours du mois précédent, 11% des usagers citent le puissant anesthésique. Des chiffres confirmés par Eurotox, l’observatoire socio-épidémique alcool-drogues en Wallonie et à Bruxelles: en 2022, un tiers des répondants en ont déjà consommé et près d’un sur dix en consomme régulièrement. On retrouve, par ailleurs, sa présence dans les eaux usées qui, selon une récente étude du centre toxicologique de l’université d’Anvers, a été multipliée par 11 par rapport aux doses mesurées en 2012. Enfin, les quantités découvertes par les douanes sont qualifiées de «spectaculaires». Au cours des deux premiers mois de 2025, 56 kilos de kétamine ont été saisis dans les zones aéroportuaires de Bruxelles et de Liège. Ce qui suggère non seulement une consommation en hausse, mais aussi une forte disponibilité sur le marché noir.
Plusieurs facteurs expliquent cette croissance importante de la substance: son faible prix (de 20 à 25 euros le gramme, soit 10 à 20 shoots) et son accès aisé, en pleine crise du coût de la vie. Pour Timour Ducarme (Infor Drogues et Addictions), la hausse s’inscrit également «dans un climat anxiogène, une augmentation de la précarité et une montée des troubles de santé mentale, du stress, de l’anxiété». «Dans ce contexte général, il n’est pas surprenant qu’il y ait une volonté de lâcher-prise le temps d’une soirée ou d’un week-end.»
Le consommateur peut tenir des propos incohérents, souffrir d’épisodes d’amnésie. Il semble désorienté, déconnecté, inefficace sur le plan cognitif
Avec un effet euphorisant presque instantané, la kétamine rend les individus moins inhibés, moins fatigués et les met dans un état de flottement. A forte dose, elle peut provoquer un «K-Hole», une expérience similaire à une mort imminente et perturbante pour l’individu. «La perte de contrôle et de notion de la réalité ainsi que la suppression de la perception de la douleur créent de forts risques d’accidents», note par ailleurs Caroline Depuydt. La kétamine a également un fort potentiel addictif. Après avoir développé une tolérance (l’organisme s’habitue), l’usager régulier doit très vite augmenter les doses pour ressentir les mêmes effets, favorisant ainsi l’accoutumance. Sur le plan physique, le produit peut provoquer une forte accélération de la fréquence cardiaque, des difficultés respiratoires et des pertes de conscience. Une utilisation intensive peut endommager les voies urinaires et les reins. Bart Morlion voit ainsi arriver des jeunes patients présentant de graves atteintes au foie et au système urinaire.
Mais peut-elle transformer un consommateur en «bouffon»? Elle peut être responsable de troubles cognitifs et amnésiques, des troubles de l’humeur et du comportement. «Le psychotrope agit sur différentes régions du cerveau impliquées dans des mécanismes cognitifs, notamment dans la mémoire épisodique, celle des événements autobiographiques, explique Caroline Depruydt. Le consommateur peut tenir des propos incohérents, souffrir d’épisodes d’amnésie. Il semble désorienté, déconnecté, inefficace sur le plan cognitif.»