samedi, mars 15

Les menaces de Trump de taxer davantage les produits alcoolisés européens pourraient fragiliser le secteur brassicole. Si les exportations de bière belge outre-Atlantique ont chuté ces dernières années, certains brasseurs restent tributaires de leur partenariat privilégié avec les Etats-Unis.

«L’inquiétude est énorme.» Alain De Laet, CEO de la Brasserie Huyghe (Delirium), vient de vivre 24 heures «extrêmement stressantes». Les récentes déclarations de Donald Trump, qui a menacé d’imposer des droits de douane de 200% sur les produits alcoolisés européens, a plongé l’entreprise familiale basée à Melle (Flandre Orientale) dans un profond désarroi. Et pour cause: les exportations américaines représentent un sixième du chiffre d’affaires de la brasserie, soit 12 millions de dollars sur les 71 millions consolidés en 2024. La société brassicole dispose même d’une filiale de vente et de distribution implantée aux Etats-Unis, qui engage 22 employés. Avec autant d’argent en jeu, il a fallu agir vite. «Ma décision a été très rapide, confirme Alain De Laet. Nous avons choisi d’envoyer tout notre stock vers notre succursale américaine.»

Concrètement, la Brasserie Huyghe a pour ambition d’expédier entre 20 et 25 containers depuis son siège de Melle d’ici la semaine prochaine. Deux containers seront également expédiés depuis Malines, qui héberge la brasserie Het Anker (Gouden Carolus, La Cambre), acquise par le groupe en décembre 2024. «Nos deux premiers containers sont partis vendredi matin, indique le CEO. Dans nos usines, c’est le branle-bas de combat. Au total, entre 3.000 et 4.000 hectolitres de bière seront transférés aux Etats-Unis, en espérant qu’ils arrivent avant la mise en place des nouvelles taxes.»

Les USA, «une belle vitrine»

Certes, ces droits de douane de 200% n’en restent aujourd’hui qu’au stade d’avertissement. La nouvelle lubie trumpienne pourrait d’ailleurs uniquement cibler le champagne et le vin, à des taux peut-être réduits de moitié. Mais l’imprévisibilité caractéristique du locataire de la Maison-Blanche a conduit la Brasserie Huyghe à anticiper. «Notre filiale américaine dispose déjà d’un stock de 3 ou 4 mois. Avec ces livraisons supplémentaires, on devrait pouvoir résister environ six mois, note le CEO. Espérons donc que cette crise soit temporaire. Mais si la guerre commerciale perdure, c’est la fin. Si on doit vendre notre bière trois fois plus cher dans les rayons, on ne survivra pas.»

La bouteille à l’éléphant rose n’est pas la seule à ravir les palais américains. Les bières de Chimay, Lindemans, ou encore Duvel connaissent également un franc succès outre-Atlantique, mais dans de moindres proportions. Avec 6% de ses volumes exportés aux Etats-Unis, le groupe Chimay reste «vigilant, mais pas inquiet». «Ca nous ferait mal de perdre ce marché, mais ça ne mettrait pas en danger la survie de la brasserie, rassure le directeur général, Pierre-Louis Dhaeyer. Ce serait toutefois une vraie perte en termes d’image.» Chimay mise en effet énormément sur son rayonnement international, dont les Etats-Unis sont «une belle vitrine». Depuis 1979, le groupe y commercialise en priorité des Chimay Bleu, Triple et Verte. Des bières plus fortes (et donc plus chères) qui supportent mieux les surcoûts en cascade engendrés par l’exportation. Alors que le pack de six Chimay Bleu s’y vend déjà à 20 dollars (contre une dizaine d’euros en Belgique), une nouvelle augmentation des prix risque toutefois de priver la marque d’une partie de sa clientèle.

Miser sur la qualité

Les bières belges pourraient toutefois tirer leur épingle du jeu grâce à leur notoriété. «Si les droits de douane sont imposés à tout le secteur brassicole européen, ce sont plutôt les pils italiennes ou espagnoles –moins réputées– qui risquent d’en pâtir, estime Lionel Delbart, directeur commercial à la brasserie Val-Dieu. Au contraire, la bière belge a une véritable aura aux Etats-Unis. Grâce à notre étiquette de spécialiste, nos marques sont synonymes de valeur ajoutée, donc les passionnés continueront à rechercher nos produits.» La brasserie liégeoise, qui exporte environ 5% de ses volumes outre-Atlantique, reste ainsi confiante face aux menaces trumpiennes. «Après un coup d’arrêt pendant le Covid, on y est désormais en pleine croissance, rappelle le directeur commercial. L’année passée, on a doublé notre chiffre d’affaires aux Etats-Unis, et on espère que ça va continuer.»

Malgré sa réputation, la bière noire-jaune-rouge perd globalement du terrain sur le marché américain. Alors que les Etats-Unis représentaient le «marché phare» des brasseurs belges jusqu’au début des années 2010, la dépendance américaine est aujourd’hui bien moins importante, contextualise Krishan Maudgal, directeur de l’asbl Brasseurs Belges. En 2023, à peine 196.000 hectolitres de bière ont ainsi été exportés outre-Atlantique. C’est huit fois moins que dix ans auparvant (1.503.000 hectolitres en 2013) et…. onze fois moins qu’en 2018 (2.345.000 hectolitres).

Cette chute soudaine s’explique par le déplacement de la production de certains grands groupes outre-Atlantique, pour des «raisons de durabilité», précise Krishan Maudgal. En 2021, le géant AB Inbev a ainsi inauguré une usine de brassage Stella Artois aux Etats-Unis uniquement pour répondre à la demande américaine. «Ce volume de bière belge est encore consommé aux Etats-Unis, mais n’est plus produit chez nous et ne fait donc plus partie de nos chiffres», résume le directeur de la fédération des brasseurs belges.

Une nouvelle tuile pour le secteur

Le développement du savoir-faire américain, notamment dans les craft beers, a également pesé sur le marché. «L’offre locale s’est largement améliorée, confirme Krishan Maudgal. Alors qu’en parallèle, les coûts de production belges ont augmenté de 25% ces cinq dernières années, en raison des crises successives (pandémie, guerre en Ukraine, crise énergétique). Des coûts répercutés sur le prix des bières exportées. Aujourd’hui, certains Américains privilégient donc leurs bières locales, plus abordables et meilleures que par le passé.»

Les menaces de Trump interviennent dès lors dans un contexte tendu pour les brasseurs belges, dont le volume des ventes diminue déjà chaque année à l’échelle locale. «Par le passé, nos exportations permettaient de compenser ces pertes de recettes internes, rappelle Krishan Maudgal. Mais de nouveaux droits de douane pourraient représenter une véritable claque pour le secteur, avec des impacts considérables sur certains brasseurs.»

Dans l’attente de la matérialisation (ou pas) de ces taxes douanières, la Brasserie Huyghe réfléchit déjà à des alternatives. «Si la guerre commerciale se concrétise, on pourrait développer un contrat de licence avec un collègue américain, qui serait chargé de produire notre bière, précise Alain De Laet. Mais ce partenariat mettrait des mois, si pas des années à se mettre en place. Et surtout, il serait éloigné de notre philosophie: nous voulons à tout prix garder le label de « bière belge », et pour ça, il faut inévitablement continuer à produire en Belgique.»

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