Considérée comme un mal universel, la fatigue se décline en réalité sous différentes formes et affecte davantage certains profils. Laurent Moor, fondateur de la Clinique de la Fatigue, met notamment en garde contre le «burn-in», un phénomène de surchauffe très courant à l’approche des fêtes de fin d’année.
C’est une complainte virale en décembre. Au bureau, dans le bus ou sur les bancs de l’université, pas un seul jour du mois ne se passe sans évoquer ce mal insidieux. Comme un baillement contagieux, la fatigue n’épargne personne. Pourtant, elle se manifeste différemment chez chaque individu, rappelle Laurent Moor, maître assistant à la Haute École Libre Mosane, «consultant fatigue» au CHU de Liège et fondateur de la Clinique de la Fatigue. Entretien.
La fatigue est souvent appréhendée comme un mal uniforme, alors qu’elle semble se matérialiser sous différentes expressions. Devrait-on plutôt parler de fatigues, au pluriel ?
Tout à fait. La fatigue est une maladie sans visage, qui ne se lit pas sur la tête des gens. C’est une maladie très personnelle, très intime, mais aussi très subjective. Chacun va ressentir une fatigue différente selon son ADN (en fonction de sa vie, de son vécu, de sa santé, etc.) Il existe ainsi plusieurs formes de fatigue (lire plus loin). On peut également appréhender la notion de fatigue sous une forme d’équation à plusieurs inconnues. Pour certains, l’«équation fatigue» se résume à une seule inconnue: le sommeil. Pour d’autres, elle comporte deux inconnues: le sommeil et l’anxiété. Mais pour d’autres, ce sera trois, voire quatre inconnues, qui peuvent englober la nutrition, un manque d’activité physique, l’hyperconnexion, la solitude, les médicaments, etc. Chacun a sa propre équation, et c’est ça qui rend la prise en charge très compliquée.
Quelles sont les grandes catégories de fatigue différentes ?
Les termes qui reviennent le plus souvent sont «fatigue» et burn-out. Mais le burn-out, c’est un buzzword, un mot à la mode que les gens utilisent un peu à toutes les sauces. Or, il existe plein d’autres formes de fatigues, à commencer par le brown-out, qui touche des gens qui ont perdu du sens dans leur vie; et cette perte de sens les dévore. Il existe également le blurring, qui s’applique aux gens qui ne font plus de distinction entre leur vie privée et leur vie professionnelle. On peut également citer le bore-out, qui touche les gens qui s’ennuient et qui se sentent seuls. C’est un phénomène totalement sous-estimé, or on peut être entouré de tas de gens, mais se sentir profondément seul et s’ennuyer profondément dans ses activités. Il y a ensuite le burn-in, un concept que je trouve très intéressant et qui touche les gens dotés d’une grande conscience professionnelle. Très rigoureux, dans la maîtrise, ils veulent un travail bien fait et tirent constamment sur la corde. A tel point qu’à un moment, cette corde lâche et ils explosent. Enfin, l’étape finale, c’est le burn-out. Or, les gens résument souvent ces situations à un seul terme, la fatigue, qui serait valable pour tout le monde. Alors que l’équation est différente pour chacun. C’est aussi pour ça que la fatigue est une maladie sous-diagnostiquée, parce que la plupart des professionnels se sentent démunis face à ce terme, qui renferme un tas de réalités différentes.
Peut-on également distinguer la fatigue physique de la fatigue mentale, émotionnelle, voire compassionnelle?
Tout à fait. Ce dernier concept, que je nomme «compassion-fatigue», est très important. Il touche des personnes qui sont en contact direct avec des personnes en souffrance, par exemple dans les métiers de la santé, les métiers associatifs ou éducatifs. Les assistants sociaux ou les employés de CPAS, par exemple, sont en contact direct avec la souffrance et la douleur, et ça les dévore émotionnellement. Les émotions sont un cadeau: elles indiquent que quelque chose se passe en nous. Elles nous indiquent aussi quand un besoin est assouvi, ou a contrario, quand ce besoin est attaqué. Et je remarque que la plupart des gens sont attaqués dans leurs besoins (de sécurité, de temps, d’autonomie, de liberté) et dans leurs valeurs (justice, solidarité, respect, altruisme). Or, quand ces valeurs sont attaquées, par un manque de civisme par exemple, ça déchire les gens et les broie vraiment de l’intérieur. A tel point qu’un trou de fatigue s’installe en eux. Au-delà de la fatigue émotionnelle, il y a évidemment une fatigue qui peut être physique, liée au corps. Cette fatigue est souvent liée à la douleur, par exemple dans le cas de maladies chroniques. La douleur déchire littéralement les gens, mais est très difficile à traiter sur le plan psychologique.
Parmi toutes les formes de fatigue précitées, laquelle est la plus pernicieuse?
Pour moi, la plus critique, c’est le burn-in, cette fatigue qui touche les gens en surchauffe. Malgré un tas d’indices qui montrent que la température monte, ces gens ne veulent pas céder à cause des obligations, ou des collègues, sur qui la charge de travail retomberait. Or, quand la corde explose, elle fait énormément de dégâts. Evidemment, le burn-out est aussi très grave, mais il dépasse mon rôle de «consultant fatigue» et doit être traité bien plus en profondeur, par des psychologues et des psychiatres. Mais globalement, la fatigue émotionnelle détruit encore davantage que la fatigue physique, parce qu’elle touche vraiment à ce qu’on a de plus profond en nous, à notre intimité. La fatigue physique associée aux troubles de sommeil est plus facilement gérable, et peut être solutionnée relativement facilement dans 75 à 80% des cas. Si les les gens ne dorment pas, c’est souvent parce qu’ils ont un petit vélo dans la tête qui tourne en permanence, mais on peut mettre en place plein de choses pour y remédier.
Par contre, la fatigue émotionnelle demande un travail beaucoup plus conséquent. Car il faut essayer d’identifier les valeurs et les besoins qui sont attaqués. Et ensuite, il faut les renourrir. Et restaurer ce que j’appelle les «piliers» de notre santé mentale. Le premier, essentiel, c’est le pilier «plaisir». Il faut qu’il soit bien debout, sinon tout le temple du mental s’effondre. Le deuxième pilier important, c’est le pilier «projets»: il est crucial de pouvoir se projeter dans sa vie, de pouvoir regarder devant soi. Or, quand on est fatigué, on regarde souvent juste ses chaussettes et on n’a pas le courage ou la force de regarder plus loin. Le troisième, c’est la correspondance, c’est-à-dire d’essayer de vivre la vie qui correspond à celle qu’on veut vivre. Et enfin, le dernier, c’est le pilier «valeurs et besoins», avec lesquels nos actes quotidiens doivent être en harmonie. Quand les quatre piliers sont debout, les gens vont très bien. Mais les patients qui me consultent ont souvent deux, voire trois piliers par terre. Réussir à les identifier, c’est déjà une sorte de résurrection.
La fin de l’année est une période durant laquelle de nombreuses personnes se plaignent d’être fatiguées. Comment l’expliquer ?
Là encore, il peut s’agir de fatigues très différentes selon l’individu, sa santé et sa réalité professionnelle. Mais souvent, ces gens seront tout aussi fatigués le 5 décembre que le 5 janvier. Evidemment, la saison hivernale peut accentuer cette sensation, car la météo est tristounette, on souffre d’un manque de lumière et de contact avec la nature. Mais les causes du mal sont généralement bien plus profondes que la simple temporalité.
La période des fêtes de fin d’année reste toutefois épuisante, entre charge mentale liée aux cadeaux, aux repas à préparer et aux tâches professionnelles à boucler…
Effectivement. Et les fêtes sont aussi caractérisées par une injonction au plaisir, à être heureux. On doit être festif, on doit bien s’entendre avec tout le monde, et cela participe à un phénomène de surchauffe, lié à un surinvestissement, une sur-préoccupation, une surcharge de tout. Ce préfixe «sur» est très important dans la prise en charge de la fatigue et il revêt tout son sens en période de fêtes. Mais ce que je relève également, c’est que l’être humain a tendance à oublier son «côté animal». Il oublie qu’à l’origine, nous étions des animaux. Et que font la plupart des animaux en hiver ? Ils hibernent. Ou en tout cas, ils ralentissent leur activité. Or, nous, avec la lumière artificielle et le rythme de vie moderne, nous vivons en hiver comme nous vivons en été. Le corps humain ne se recharge plus, ne prend plus le temps de se poser comme autrefois. Nous vivons à un rythme effréné, comme en pleine saison active.
A partir de quel moment la fatigue peut vraiment être considérée comme une maladie?
C’est compliqué. La littérature scientifique parle de fatigue chronique, qui est définie comme une fatigue persistante pendant plus de trois à six mois, sans origine connue. Or, personnellement, je pense qu’on peut toujours trouver une origine à cette fatigue, même si elle n’est pas toujours acceptée par le patient. Selon moi, le critère qui permet de définir la fatigue comme une maladie, c’est l’absentéisme. A partir du moment où les gens peinent à sortir ou aller travailler, il s’agit d’une maladie.
«Les fêtes de fin d’année sont caractérisées par une injonction au plaisir, à être heureux. On doit être festif, on doit bien s’entendre avec tout le monde, et cela participe à un phénomène de surchauffe.»
La fatigue s’apparente à un mal universel, qui touche énormément de gens. Mais certains profils seraient-ils plus à risque ?
Il faut d’abord noter un profil qui n’est presque pas touché: les travailleurs manuels. Ca ne veut pas dire qu’ils ne sont pas fatigués, ils souffrent souvent de fatigue physique importante. Mais leur fatigue mentale semble moins présente, car leur travail physique permet d’extérioriser beaucoup de choses. Par contre, les profils les plus à risque sont ceux en surcharge informationnelle. Ceux qui ont énormément de casquettes sur la tête, qui doivent gérer plein d’informations en même temps. Typiquement, les parents avec des enfants en bas âge, et surtout les mamans solos. Un deuxième profil-type est celui des gens dans la maîtrise et le contrôle, qui veulent s’assurer que tout se déroule toujours correctement. La plupart du temps, ces gens ont également un sens du devoir et un sens de la justice très prononcés. Ce sont donc beaucoup de professionnels de la santé et de l’enseignement, qui se sont engagés pour des valeurs altruistes. Mais il peut également s’agir d’employés dans la comptabilité ou l’informatique, où la fatigue est souvent induite par la nature des tâches: ils doivent contrôler des process, vérifier des comptes et souffrent d’une hyperconnexion, d’une vigilance permanente. Et puis globalement, la fatigue la plus universelle est celle qui touche les gens qui souffrent de déséquilibre. Or, le fonctionnement humain repose sur des balises et des rituels (manger à la même heure, dormir à la même heure, etc). Or, ces rituels se perdent aujourd’hui.
La qualité du sommeil reste donc importante pour lutter contre la fatigue ?
Oui, évidemment. Pourtant, le sommeil est le parent pauvre de la société contemporaine. Alors que les activités physiques et la nutrition sont souvent mises en valeur (à juste titre), le sommeil est peu valorisé. Or, l’une des causes principales de fatigue reste quand même la carence en sommeil, qui est aujourd’hui devenue la variable d’ajustement. Si on manque de temps, c’est toujours sur le sommeil qu’on va gratter, au lieu d’annuler certaines activités. Pourtant, le sommeil, c’est comme un train qui entre en gare. Si vous n’êtes pas sur le quai à l’heure prévue, le train passe et vous devrez attendre le suivant, parfois plusieurs heures plus tard. D’où l’importance de restaurer des routines de sommeil et les fameuses huit heures par nuit. Dans le même ordre d’idée, je plaide aussi pour un retour de la sieste. Dans nos sociétés occidentales, il n’existe aucun lieu pour se reposer. Or, la sieste de jour est cruciale. Elle vient du latin sexta, qui signifie la sixième heure. Six heures après le lever, le corps ralentit et a besoin de récupérer. Mais au lieu de lui octroyer un moment pour restaurer l’énergie indispensable à la seconde partie de la journée, on avance tête baissée. Nos sociétés modernes ont fait fi de toutes ces pratiques ancestrales qui étaient pourtant indispensables.




