Selon l’ex-officier français Guillaume Ancel, les combats à Gaza s’arrêteront en 2025. «Netanyahou joue littéralement avec le temps. Il a sacrifié les otages israéliens», dit-il dans cet entretien au Vif.
De le genèse du 7-octobre à Gaza à la chute spectaculaire de Bachar al-Assad en Syrie: en un peu plus d’une année, les cartes géopolitiques et militaires du Proche-Orient ont été totalement rabattues. Elles tissent une nouvelle toile sur laquelle chaque acteur est intimement lié… jusqu’en Ukraine. Guillaume Ancel, ancien officier français et chroniqueur de guerre, auteur de Saint-Cyr, à l’école de la Grande Muette (ed. Flammarion) et du blog Ne pas subir, décrypte la sanglante année 2024 du Proche-Orient et esquisse les scénarios envisageables pour 2025. Entretien.
Guillaume Ancel, la bande de Gaza sera-t-elle encore l’épicentre du conflit au Proche-Orient en 2025?
Gaza a été la clé, le déclencheur du conflit actuel au Proche-Orient, avant de devenir un théâtre d’une guerre dramatique. Mais en 2025, les combats s’arrêteront. Donald Trump a déjà annoncé à Benjamin Netanyahou qu’il souhaitait que les affrontements cessent. C’est probablement pour cette raison que le Premier ministre israélien met les bouchées doubles en ce moment, alors qu’il n’y a honnêtement plus aucune cible militaire sur la bande de Gaza. A tout le moins, aucune ne nécessite des bombardements massifs. C’est d’ailleurs pour cette même raison que l’armée israélienne a reçu l’ordre d’aller bombarder massivement les installations militaires de la Syrie, alors qu’elle ne représente pas une menace directe pour Israël. Netanyahou le fait maintenant car il sait que dans quelques semaines, Trump ne l’autorisera pas. Or, s’il le fait aujourd’hui, c’est bien avec l’autorisation des Etats-Unis.
Netanyahou finit de détruire et de ravager consciencieusement la bande de Gaza pour s’assurer que le territoire soit le plus inhabitable et inhospitalier possible.
Les Israéliens n’ont pas les moyens, seuls, d’aller bombarder à l’extérieur: les munitions et les renseignements sont américains. A ce propos, il est assez consternant de voir que les Américains continuent de fournir des munitions qui représentent 95% des armes utilisées par Israël sur la bande de Gaza. Netanyahou sait que les prochaines semaines sont les dernières où il peut agir sans restriction. Par conséquent, il finit de détruire et de ravager consciencieusement la bande de Gaza pour s’assurer que le territoire soit le plus inhabitable et inhospitalier possible.
Cela signifie qu’un accord de cessez-le-feu sera signé entre le Hamas et Israël dès le moment où Trump sera de retour au pouvoir?
Netanyahou va accepter un accord de cessez-le-feu juste avant le 20 janvier, date de l’investiture de Trump. Depuis décembre 2023, Américains et Israéliens n’ont cessé de répéter l’arrivée imminente d’un accord. En réalité, ils mènent tout le monde en bateau. Netanyahou a toujours fait chuter ces accords. Car en cessant les combats à Gaza, il risquait d’être remis en cause par sa propre société. Il n’a qu’une peur, c’est de finir en prison. Or, il est très difficile de mettre en difficulté le chef de guerre.
Trump a pourtant déclaré qu’il ferait subir «l’enfer» au Hamas si les otages n’étaient pas libérés…
C’est une énième rodomontade de Trump. Faire payer l’enfer à un territoire qui a été entièrement dévasté… c’est leur raconter ce qui a déjà été fait. Trump veut surtout montrer qu’il est aux côtés de Netanyahou. C’est pour cette raison que le dirigeant israélien va attendre que Trump ait été officiellement élu pour que le cessez-le-feu concorde avec le plein soutien des Etats-Unis. Par conséquent, il sera en position de force vis-à-vis de la société israélienne. Netanyahou joue littéralement avec le temps.
Quel est, selon vous, le bilan humanitaire à Gaza?
Aujourd’hui, j’estime qu’on a largement dépassé les 100.000 morts (NDLR: le bilan du Hamas parle de 45.000 morts). Et mécaniquement, il y trois fois plus de blessés que de morts lors de ce genre de bombardements: on a donc dépassé les 400.000 morts et blessés. Sans parler des morts indirects liés à la crise humanitaire que Netanyahou a soigneusement orchestrée, en étranglant tous les approvisionnements. C’est un vrai désastre, un carnage qu’il a commis à Gaza, et qu’il commettra jusqu’à l’ultime moment où Trump lui demandera d’arrêter. Ensuite, il commencera à discuter de l’avenir de la bande de Gaza, qui ne sera rien d’autre qu’un champ de ruines. Il y organisera une colonisation plus ou moins ouverte. Avec des Palestiniens qui n’auront d’autres choix que de quitter le territoire.
Après l’élimination de son chef Sinouar, que vaut encore le Hamas?
Dans ce conflit, le Hamas a toujours été un fantôme. C’est le propre d’une milice. Elle n’a jamais été une armée à proprement parler. Au contraire du Hezbollah, qui possède une armée équipée et structurée d’environ 50.000 hommes. Le Hamas comptait entre 10.000 et 20.000 miliciens. Par nature, un milicien est un civil qui prend une arme. Face à Tsahal, l’armée israélienne soutenue par les Etats-Unis, le Hamas n’avait absolument aucune chance. Ce qui est consternant, c’est que durant plus d’une année, on a tenté de nous faire croire à l’existence de cibles militaires dures, qui nécessitaient une campagne de bombardements totalement disproportionnée.
En fait, Netanyahou a sacrifié les otages israéliens avec ses campagnes de bombardements.
Pour moitié des bombardements, l’armée israélienne a utilisé des bombes d’une tonne. Chaque unité peut détruire un immeuble de trois étages intégralement. En règle générale, on ne cible pas de miliciens avec ce genre de bombes, sauf s’ils sont tous regroupés dans le même immeuble. Netanyahou a donc consciencieusement ravagé la bande de Gaza pendant plus d’un an. Il n’a jamais eu pour objectif ce qu’il affichait, c’est-à-dire détruire militairement le Hamas: personne ne peut détruire militairement une organisation terroriste, politique et religieuse. On peut l’affaiblir, évidemment, mais pas la détruire. Son deuxième objectif affiché était de sortir les otages… alors qu’il les a bombardés pendant 14 mois. Sur les 90 otages répertoriés, il en reste peut-être encore une dizaine vivants. En fait, il a sacrifié les otages israéliens avec ses campagnes de bombardements.
Les réseaux de tunnels, à Gaza et au Liban, ont souvent été pointé comme menace sérieuse pour Israël. Votre avis?
Les tunnels ont servi de prétexte au pire. Les Israéliens ont également des tunnels et des bunkers sous leurs installations militaires. Lorsqu’Israël annonce avoir découvert un réseau sous-terrain au Liban, on retrouve la rhétorique de guerre entres les deux Corées, qui sombre à la paranoïa. Ce n’est pas parce qu’on a des tunnels qu’on va envahir Israël, surtout lorsqu’on n’en a pas les moyens. De même, ce n’est pas parce qu’on détruit des tunnels qu’on détruit le Hamas. Il y aurait confusion des genres. Lorsqu’aujourd’hui, l’armée israélienne réalise entre 50 et 100 frappes par jour sur la bande Gaza, elle évoque systématiquement la même justification. «Nous avons ciblé un centre de commandement et de logistique». Cela voudrait dire qu’au vu du nombre de bombardements, il y aurait plus de centres de commandements qu’il n’y a jamais eu de miliciens dans le Hamas. C’est donc juste un prétexte grotesque.
Peut-on pour autant parler de génocide?
J’ai eu la malchance de traverser trois génocides durant ma carrière. Ma réponse, c’est que ce à quoi on assiste à Gaza n’est pas un génocide. Netanyahou est responsable de crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, via ses campagnes de bombardements disproportionnées et non ciblées. C’est une évidence. Or, un génocide, étymologiquement, c’est essayer de détruire un peuple. Si Netanyahou avait donné l’ordre à l’armée israélienne de détruire le peuple palestinien – 2,4 millions d’habitants sur la bande de Gaza – avec les moyens et le temps dont il dispose, on aurait entre 500.000 et un million de morts. Et plus personne ne serait indemne sur le bande de Gaza et ses 360 kilomètres carrés. La proportion de morts dans la population démontre que l’armée israélienne n’a jamais reçu l’ordre de commettre un génocide et que Netanyahou n’a jamais eu l’intention de détruire le peuple palestinien. Son intention, il l’a en fait écrite dans sa biographie Bibi My Story, parue en 2022. Dans celle-ci, il explique très clairement qu’Israël ne pourra jamais vivre aux côtés des Palestiniens et qu’il faut donc faire en sorte qu’ils ne puissent plus vivre à leurs frontières. C’est qu’il est en train d’opérer à Gaza et en Cisjordanie, où la colonisation n’a jamais été aussi brutale et violente.
Ce à quoi on assiste à Gaza n’est pas un génocide. Si Netanyahou avait donné l’ordre à l’armée israélienne de détruire le peuple palestinien –2,4 millions d’habitants – avec les moyens et le temps dont il dispose, on aurait entre 500.000 et un million de morts.
En réalité, son but est de dégoûter les Palestiniens de vivre à cet endroit pour qu’ils décident «d’eux-mêmes» de s’en aller. Où peuvent-ils aller? Face à des pareilles conditions, ils trouveront un moyen de s’enfuir. Ils demanderont certainement un sauf-conduit pour traverser l’Egypte. Ils ont subi l’enfer. Par conséquent, dès que la guerre s’arrêtera début 2025, on assistera à une vague d’exil forcé des Palestiniens. Netanyahou dira alors qu’il ne les a pas obligés à partir.
Au Liban, un cessez-le-feu transitoire de 60 jours a été décrété. Il n’est que partiellement respecté. L’accord peut-il durer?
Oui, car il va coller avec l’arrivée de Trump au pouvoir. Qui imposera la même chose, c’est-à-dire un arrêt des combats. C’est d’ailleurs pour cela que les Israéliens ne respectent le cessez-le-feu actuel que partiellement et qu’ils continuent à frapper la moindre cible intéressante du Hezbollah au Liban. Mais ils ont clairement renoncé à envahir le sud du Liban tel qu’ils souhaitaient le faire initialement. Car le Hezbollah est une véritable armée. Dès qu’Israël a voulu rentrer sur le territoire, les combats ont été féroces. Les soldats israéliens ont rapidement compris qu’ils allaient s’exposer à des pertes considérables pour un gain minime. Par conséquent, ils ont détruit un glacis, c’est-à-dire un territoire assez large à la frontière, en laissant un champ de ruines. Selon mes sources au Liban, le niveau de destruction est absolument incroyable à certains endroits. D’autant plus que les Israéliens ont reçu l’ordre de frapper des zones qui n’ont jamais hébergé des installations du Hezbollah. C’est une manière de tout détruire préventivement. Netanyahou aura été un des Attila de notre génération.
Le Hezbollah a été présenté comme un adversaire bien plus redoutable encore que le Hamas, pour Israël. Tsahal semble l’avoir fortement affaibli, voire «décapité», disent certains…
On se trompe sur ce qui affaiblit le Hezbollah. Ce n’est pas tant la campagne israélienne de bombardements ou l’opération des bipeurs, mais plutôt la chute de la Syrie. Géographiquement, le Hezbollah libanais est obligé de s’adosser à la Syrie. Sans quoi, il a le bras coupé pour son approvisionnement militaire. Le vrai changement dans l’équilibre des forces au Proche-Orient réside dans le fait que le régime de Bachar al-Assad, le boucher de Damas, soit enfin tombé. Cela retourne complètement la situation des alliés de Poutine dans la région. C’est-à-dire l’axe Iran-Syrie-Hezbollah-Hamas.
La Russie a-t-elle joué un rôle dans le déclenchement de l’attaque du 7-octobre?
Oui, je fais partie de ceux qui pensent que Poutine n’est pas tout à fait innocent dans le déclenchement de l’attaque du Hamas le 7-octobre. A l’époque, la contre-offensive ukrainienne battait son plein. Poutine a réellement eu peur que l’Ukraine parvienne à percer ses défenses. L’attaque du Hamas lui a permis de totalement perturber et amoindrir le soutien des Etats-Unis à l’Ukraine, qui se sont alors davantage concentrés sur le soutien à Israël.
Poutine fait partie des déclencheurs du 7 octobre.
Les USA sont les garants internationaux de l’existence même d’Israël. Poutine savait très bien que l’investissement américain au Proche-Orient représentait autant de munitions en moins pour l’Ukraine. Il fait partie des déclencheurs du 7 octobre. Un an avant le massacre, le ministre russe des Affaires étrangères a été discuter avec les dirigeants du Hamas. Quelque chose se tramait dans le discussions. L’attaque du Hamas a d’abord bénéficié à Vladimir Poutine et sa guerre en Ukraine en faisant diversion.
Mais la chute de Bachar al-Assad en Syrie a tout changé…
Tout à fait. La chute de la Syrie est un boomerang pour Poutine. Il a alimenté en munitions le Hezbollah via l’Iran et les Houthis au Yémen. On sait que des conseillers russes ont aidé les Houthis à cibler la navigation maritime dans le mer Rouge. Le fait que la Syrie tombe et que la Russie soit incapable de la défendre est un tourment terrible pour Poutine. Car c’est tout l’axe coalisé qu’il avait formé au Proche-Orient qui perd son pivot. Par conséquent, l’Iran s’en retrouve très affaibli, et le Hezbollah est quasiment neutralisé dans sa forme actuelle. S’il n’a plus d’appui en Syrie, il n’a plus de liens terrestres avec l’Iran.
Netanyahou se vante d’être à l’origine de ce basculement. N’est-ce pas un peu présomptueux?
Totalement, car il a toujours eu une relation très ambiguë avec Bachar al-Assad. Or, ce n’est pas le premier ministre israélien qui a fait basculer la situation, mais bien l’insuffisance russe à protéger al-Assad. Ce sont les Américains qui ont révélé aux rebelles que la coalition syrienne était très hétérogène et fragile, faite de mouvements qui ne se sont jamais trop entendus. Les Américains sont parvenus à les coaliser contre Assad et à démontrer que les Russes avaient discrètement démonté l’essentiel de leur dispositif.
Avec la chute de la Syrie, c’est tout l’axe coalisé par Poutine au Proche-Orient qui perd son pivot.
La Russie n’a pas pensé à la symétrique de ses coups au Proche-Orient, car l’Ukraine l’oblige à concentrer l’ensemble de ses moyens militaires. Les rebelles étaient d’ailleurs effarés d’apprendre des US qu’ils pouvaient attaquer sans rencontrer beaucoup de résistance. Et ils ont effectivement constaté qu’il n’y avait quasi plus rien en face d’eux. Les pro-iraniens censés faire la garde de Bachar al-Assad se rendent compte que sans les Russes, ils se prendraient une raclée. En fait, il n’y a pas eu de combats autour de Damas. C’est donc un vrai échec de Poutine, qui fait tout pour le contourner. Car sa faiblesse avec la Syrie montre qu’un pays comme l’Iran est fragile.
L’Iran, d’ailleurs, a-t-il encore les capacités de répliquer sur Israël?
Non. Car la dernière attaque israélienne sur l’Iran visait à détruire principalement les systèmes de missiles sol-air. Ils ont mis à nu la défense anti-aérienne iranienne. Désormais, les Israéliens peuvent donc frapper très aisément en Iran, qui y réfléchira à deux fois avant d’attaquer Israël. Pour que la république islamique se reconstruise, elle aurait dû récupérer des systèmes auprès des Russes. Or, comme en Syrie, les Russes sont aux abonnés absents sur le sujet car leurs systèmes sol-air sont tous en Ukraine. Les Russes, actuellement, n’ont plus les moyens de réapprovisionner leurs alliés. Le conflit ukrainien est donc fortement lié au conflit au Proche-Orient.