Les kinésiologues défendent l’intérêt de leurs techniques de soins non conventionnelles pour aider des patients. Mais les dérives de la kinésiologie suscitent également de nombreuses craintes.
Après avoir couvert l’actualité des JO, la nageuse Laure Manaudou a confié en cette fin septembre avoir un nouveau projet: pratiquer la kinésiologie. À ne pas confondre avec la kinésithérapie, cette technique de soins tâche d’expliquer une douleur par un déséquilibre, physique ou mental, détecté à l’aide d’un «bio feed-back», c’est-à-dire un test musculaire. Plus simplement, en palpant les muscles, il serait possible de déceler dans leur force un indicateur de l’origine de blessures, y compris psychiques, et d’ensuite délivrer des recommandations de traitements diverses et variées.
Après avoir terminé une formation, Laure Manaudou vise désormais à décrocher une certification pour pouvoir pratiquer. Attention, pas un véritable diplôme, et la nuance est importante. Car la kinésiologie ne représente pas une pratique médicale reconnue, tant en France qu’en Belgique, en raison de l’absence d’études prouvant son efficacité. Cette thérapie est même qualifiée de «méthode particulièrement inquiétante» par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Son argument: certains adeptes de cette technique «psycho-corporelle» se sont livrés à des «dérives à caractère sectaire dans laquelle la dimension hygiéniste est portée au rang de dogme».
Une affaire a particulièrement marqué le Miviludes. En juin 2005, la Cour d’assises de Quimper jugeait un couple accusé d’avoir adopté, pour eux-mêmes et leurs enfants, un régime en accord avec des «conceptions idéologiques inhérentes à la pratique de la kinésiologie». Privé de protéines animales et de vitamines essentielles, leur bébé est décédé de malnutrition majeure. D’autres cas problématiques ont été recensés: la mise sous emprise de personnes par des gourous thérapeutes, des changements de comportements voire des ruptures avec les proches, etc.
Existe-t-il une «bonne» kinésiologie?
Gaëlle Lemaine, ex-présidente de la Fédération belge de kinésiologie (FBK) et elle-même kinésiologue depuis 2017, est bien consciente de l’existence de ces dérives. Pour elle, ce serait surtout le résultat du manque de régulation. Dans certaines formations, aucun prérequis de connaissance médicale n’est demandé. «Certaines personnes se déclarent kinésiologues après un week-end de formation, et c’est tout. Ils peuvent dire n’importe quoi, et c’est ça le problème», assure-t-elle.
Il y aurait donc une «bonne» et une «mauvaise» kinésiologie. Une pseudoscience? «Oui et non», répond donc Gaëlle Lemaine. Elle fait notamment valoir l’ancienneté de cette discipline, créée en 1964 par un chiropracteur américain, George Goodheart, ayant croisé médecine conventionnelle et traditionnelle chinoise. Mais surtout, elle rappelle que la FBK s’est dotée d’un code de déontologie et reconnaît des écoles avec un bagage préalable de 600 heures de formation médicale.
Des arguments qui ne convainquent pas Olivier Sartenaer, philosophe chargé de cours à l’UNamur et spécialiste en épistémologie. «La mise en valeur de connaissances médicales intégrées dans la kinésiologie est doublement dangereuse, estime-t-il. Cela leur donne une aura de respectabilité et de scientificité un peu borderline. Les médecins qui participeraient à ces formations de kinésiologie n’ont pas forcément de regard très critique et servent d’ »idiots utiles« .»
Le dernier recours?
Sur son site officiel, la FBK prend une précaution supplémentaire contre les critiques qui pourraient lui être adressées. En gras, il y est écrit: «La kinésiologie ne remplace en aucun cas les soins médicaux». Faut-il comprendre que cette pratique s’adresse aux personnes qui ont tout essayé avec la médecine conventionnelle et qui désespèrent de trouver une solution? «Globalement, c’est ça, répond Gaëlle Lemaine. Nous travaillons surtout sur la gestion du stress, mais notre domaine d’action est très vaste. Puis cela dépend des kinésiologues, qui adoptent des techniques différentes.»
À nouveau, Olivier Sartenaer se montre sceptique: «Certes, la médecine conventionnelle ne peut pas tout traiter, et certains médecins ne prennent pas assez en considération les patients, le système de soins étant sous pression. Mais se tourner vers la kinésiologie, ou toute autre pseudoscience, entraîne des effets négatifs. Ces consultations coûtent parfois très cher, à la fois en argent, en temps et en investissement émotionnel, et ce peut-être pour rien. Elles peuvent détourner de véritables voies de guérison, voire représenter une porte d’entrée vers une dérive sectaire. Il faut donc toujours être vigilant avec la logique selon laquelle cela ne pourrait pas faire de mal, même si un effet placébo peut tout à fait apparaître.»
Un malaise palpable
En Belgique, il n’existe pas de registre des «pratiques sectaires» comme en France. Et en vertu de la loi du 2 juin 1998, l’Etat n’intervient que lorsqu’une organisation «se livre à des activités illégales dommageables, nuit aux individus ou à la société ou porte atteinte à la dignité humaine». «Je ne suis pas juriste mais sur le plan philosophique, il semble difficile de faire la part des choses entre une pratique nuisible et une autre qui voulait juste bien faire», juge Olivier Sartenaer.
Au lieu d’avoir recours à la justice, le chargé de cours namurois voudrait agir sur un autre plan vis-à-vis des pratiques non conventionnelles, dont la kinésiologie: «Un de nos chevaux de bataille, avec mes collègues philosophes des sciences, c’est de former à l’épistémologie dans les écoles, pour que la population sache différencier un discours fiable et non fiable, une bonne et une mauvaise science. Des études montrent que lorsque des personnes ont un déficit de connaissances épistémologiques, elles sont plus perméables aux pseudosciences. Malheureusement, cet aspect est très peu présent dans les programmes scolaires et universitaires, voire dans les formations données aux scientifiques.»
Interrogé, le Comité consultatif de Bioéthique n’a pas voulu faire de déclaration au sujet de la kinésiologie. L’Ordre des Médecins fait de même et redirige simplement vers ses avis émis sur les pratiques non conventionnelles. Son Conseil national y faisait notamment savoir qu’il lui semblait «indispensable que le choix d’une orientation vers les pratiques non conventionnelles soit subordonné à un bilan médical préalable qui relève d’un médecin généraliste ou spécialiste agréé. Elles peuvent éventuellement être complémentaires mais ne peuvent en aucun cas être une alternative à la médecine clinique scientifique.»