vendredi, octobre 18

Habituée à s’interroger sur les mutations du monde du travail et sur ses dérapages (Les Dépossédés de l’open space, en 2020), la philosophe Fanny Lederlin se penche, non sans cohérence, sur le rapport des humains aux objets – et singulièrement aux déchets – et au vivant. Symboles d’un monde qui, à ses yeux, ne peut plus être réparé, ces déchets peuvent pourtant se révéler pépites et promesses. A condition de poser sur eux ce qu’elle appelle un regard de «bricoleur»…

Votre dernier ouvrage s’intitule Eloge du bricolage (1). Qu’entendez-vous exactement par «bricolage»?

La meilleure manière de répondre est peut-être de m’appuyer sur la traduction de ce mot en anglais. Il en existe deux: la première, DIY (do it yourself), correspond au fait de fabriquer soi-même des choses en amateur, avec ses mains, ce que nous pouvons tous expérimenter dans notre vie quotidienne. Le deuxième terme, tinkering, renvoie au fait de composer avec une situation de manière informelle ou décousue. Cela se rapproche du terme français de la débrouille. Ce sont ces deux notions que j’articule, pour réfléchir à une manière différente de penser et d’agir dans notre monde complexe. Cette différence peut aussi s’expliquer en opposant le concept de bricolage à une autre logique, née avec la modernité et toujours hégémonique aujourd’hui à travers le monde: celle de l’ingénieur.

Aujourd’hui, il ne faut pas tant changer le monde que sauver ce qui peut l’être.

En quoi ces deux logiques s’opposent-elles?

Pour éviter tout malentendu, je précise que l’objet de mon livre n’est pas du tout de dénoncer le métier d’ingénieur. C’est plutôt une image symbolique que je choisis: la logique d’ingénieur n’est ni l’ingénierie ni la technologie en tant que telles. Le bricolage ne s’oppose d’ailleurs pas à la technologie, qui est le propre de l’homme. Il ne s’agit donc pas de développer une posture technophobe ou de s’opposer à l’évolution de la technique. La logique d’ingénieur, c’est un terme que je puise chez Claude Lévi-Strauss. Dans La Pensée sauvage, paru en 1962, il essaie de montrer que la science des sociétés que l’on disait à l’époque «primitives» – on n’utiliserait plus cette terminologie aujourd’hui – part d’une observation par l’expérience des choses. C’est à partir de là, au travers de la mythologie et une forme de magie, que ces sociétés tentent de mettre de l’ordre dans le chaos de l’existant. Ces sociétés font ainsi le contraire de la science occidentale qui théorise, catégorise et découpe le monde selon un projet stratégique. En vertu de la logique de l’ingénieur, la fin justifie les moyens. L’ingénieur se donne une finalité abstraite puis range et fabrique les choses de manière à l’atteindre. Le bricoleur, lui, fait avec les moyens du bord, dans une approche tâtonnante. Son rapport au monde est beaucoup plus tactique que stratégique.

La logique de l’ingénieur, plutôt utilitariste ou instrumentale, postule-t-elle que l’agir humain serait réductible à un calcul d’intérêt?

Oui. Hégémonique, cette logique nous est très familière. Elle sous-tend l’économie et la science, ce que l’on peut, à la limite, trouver légitime. Mais ce que je lui reproche, c’est notamment de cannibaliser l’ensemble de la réflexion sur l’économie. Parce que tout n’est pas réductible au calcul d’intérêt. Cette logique nous fait négliger la question du don, de la solidarité, de l’entraide. C’est encore pire quand elle s’étend au domaine social, au domaine de l’organisation politique, etc. La logique de l’ingénieur est l’une des causes qui nous ont menés à l’impasse, notamment éco- nomique, car elle justifie le productivisme, l’extractivisme, la dégradation des conditions de travail depuis une quarantaine d’années. Et pourtant, même critiquée, elle continue d’être dominante.

Fanny Lederlin appelle à «devenir les chiffonniers d’un monde surexploité». Pour elle, les objets mis au rebut sont une promesse. © belgaimage

En quoi la logique de l’ingénieur risque-t-elle de faire basculer les démocraties dans les épistocraties?

En démocratie, le mécanisme consiste, après un débat auquel la collectivité a pu prendre part, à demander aux élus de décider. L’un des problèmes posés à nos démocraties actuelles, c’est que les gouvernants ont de plus en plus tendance à substituer au fait de trancher le fait de savoir quelle est la bonne décision. Alors, ils s’entourent de plus en plus d’experts. Certes, c’est une nécessité parce que le monde est de plus en plus complexe: on a besoin d’un regard scientifique pour aider au débat. Ce que je questionne, c’est le fait de s’en remettre totalement à des experts, censés savoir et non vouloir la meilleure décision possible. Ce glissement me semble faire dévier la démocratie vers une forme de technocratie ou d’épistocratie, une sorte d’autorité qui viendrait du savoir.

Ciblez-vous particulièrement la crise du Covid sur ce point?

La crise du Covid fut un moment très fort de cette dérive épistocratique. Nombre de gouvernements – des démocraties comme des dictatures d’ailleurs, et le fait qu’il n’y ait pas eu beaucoup de différence dans leur manière de gouverner à ce moment-là pourrait nous mettre la puce à l’oreille – ont eu recours à l’avis d’experts pour prendre des décisions et pour les faire appliquer. Il y a derrière tout cela l’idée que c’est le savoir, la science, l’expertise et non plus le débat public qui prend le dessus. Ce qui est tendanciellement privateur de liberté.

Bricoler, au sens où vous l’entendez, implique-t-il d’être modeste?

La modestie est d’abord liée au fait que c’est une expérience très concrète que nous menons tous dans notre vie quotidienne, sans y réfléchir. Ensuite, cette activité est davantage le fait des populations les plus modestes, notamment des précaires ruraux. Autrefois, c’était une pratique courante parce qu’on avait un rapport aux objets qui s’inscrivait bien plus dans la durabilité. La société de consommation a substitué à ce rapport de durée aux objets, un rapport d’obsolescence de plus en plus rapide. Le bricolage s’observe donc surtout dans les populations précaires pour une simple raison de ressources matérielles: on a gardé, dans les territoires ruraux, l’habitude d’avoir un petit hangar à côté de chez soi, avec des outils et des objets que l’on collecte en se disant que ça pourra toujours servir. Raccommoder et réparer y reste une habitude. Enfin, le bricolage est modeste parce que c’est une forme de penser et d’agir qui intègre l’idée du tâtonnement, de l’imperfection, mais également une ouverture à la faillite possible. Car quand on bricole, on n’est pas toujours assuré du résultat.

En d’autres termes, est-ce une façon d’être au monde qui accepte l’incertitude?

Oui. Le bricoleur fait avec les moyens du bord: il n’a pas toujours le bon outil ou la pièce parfaitement ajustée à l’objet qu’il veut fabriquer, mais il réussit à se débrouiller, à ruser. Le mot «bricolage», en français, vient du terme «brigole», puis «bricole», qui, au Moyen Age, désignait la catapulte. Cette arme militaire ayant perdu son usage à la Renaissance, le mot a pris le sens de «moyen détourné», «moyen habile», «ruse», et cette notion est très importante dans le rapport au monde qu’il induit.

Vous citez Cioran, pour qui «être moderne c’est bricoler dans l’incurable». Que voulait-il dire par cette formule?

Ce qu’il voulait dire exactement, je l’ignore. Mais quand je lis cet aphorisme, j’y décèle plusieurs choses. On pourrait s’étonner qu’il articule le bricolage à la modernité, qui se caractérise notamment par le progrès technologique et par une forme de rapport démiurgique au monde. Mais face à la catastrophe écologique qui a déjà commencé, au changement climatique dont nous percevons les effets, à une dégradation de la biodiversité manifeste, face donc à cet immense et complexe défi, nous n’avons effectivement d’autre choix que de bricoler. Nous devons non seulement renoncer au rapport démiurgique au monde puisque le bricolage suppose la fin de la maîtrise, l’ouverture à l’erreur, la conscience que les moyens dont nous disposons – les ressources de la planète, entre autres – sont limités, mais nous devons aussi bricoler dans l’incurable. Pour adopter une pensée écologique lucide, il faut cesser de croire qu’on résoudra tout au moyen de la technologie. Avoir l’humilité de savoir que le monde tel qu’il est ne pourra pas être guéri. C’est à nous de changer notre façon de vivre. Le bricolage est particulièrement adapté à ce rapport au monde qui n’est pas pessimiste, selon moi, mais simplement lucide: ce qu’il faut aujourd’hui, ce n’est pas tant changer le monde que sauver ce qui peut l’être.

Ouvert à l’erreur, le bricolage peut-il en faire une source de créativité et de leçons à tirer?

Absolument. L’un des grands problèmes liés à la logique d’ingénieur et à la modernité est d’avoir donné l’illusion aux humains qu’ils étaient tout-puissants, qu’ils pouvaient se créer eux-mêmes, se dépasser et dépasser les lois de la nature. Or, aujourd’hui, nous sommes bien obligés de nous replier sur un rapport au monde beaucoup plus humble, qui consiste à reconnaître que nous sommes limités dans notre pouvoir d’agir. Endurer cette impuissance est difficile et douloureux. C’est l’épreuve que traverse l’enfant qui, petit à petit, découvre qu’il n’est pas tout-puissant. En grandissant, il va la surmonter et intégrer cette insatisfaction. Au niveau collectif, plus politique même, il faudrait peut-être que nous soyons, nous aussi, à nouveau capables d’endurer cette impuissance. Ce qui est aussi intéressant avec l’erreur, c’est qu’elle peut receler des possibilités créatrices étonnantes. La célèbre tarte Tatin résulte d’une erreur des sœurs Tatin qui ont renversé leur tarte dans le four. On a tous fait, dans notre vie, l’expérience d’échecs qui nous ont conduits sur d’autres chemins, plus fertiles, plus étonnants, plus réjouissants que ce qu’on avait imaginé au départ.

En renonçant à l’excellence, on s’ouvre à un spectre beaucoup plus large d’expériences.

La logique du bricolage peut-elle donner accès à une forme de subversion?

Je pense que oui. Une subversion par rapport à l’appareil technique et technologique qui nous gouverne, non seulement parce que la logique d’ingénieur est dominante mais parce qu’elle est renforcée par l’appareil algorithmique qui se greffe sur toutes les techniques de gouvernance dont nous avions l’habitude. L’appareil algorithmique, que nous le voulions ou non, contrôle notre comportement et oriente nos décisions. Chaque fois que nous allons sur Internet, des cookies enregistrent nos mouvements et nous suggèrent ensuite, souvent de manière très pertinente, des choix, des envies de lecture ou de séries, des sujets qui pourraient nous correspondre. Tout cela contribue à conformer nos opinions et nos actions à une certaine logique dominante, consciente ou non. La logique du bricolage, elle, permet de remettre du jeu entre ces systèmes contraignants en réinvestissant le réel. Par ailleurs, le bricoleur s’intéresse aux objets qui l’entourent et à leur vie dans la durée, les manipule, les répare. Rien que ça, c’est une manière de sortir de la société de consommation. Le bricoleur s’intéressera peut-être aussi davantage à la solidarité et à l’entraide qu’à la question du calcul d’intérêt, puisque ces formes d’association et d’organisation sont induites par le bricolage. Il va enfin se pencher sur la notion du «suffisant»: de quoi ai-je vraiment besoin? Il se satisfera d’un nombre d’objets plus limité, dans un rapport plus sobre à ceux-ci et, dans la foulée, dans un rapport peut-être plus harmonieux à la nature.

Bricoler implique-t-il de renoncer à changer le monde et de s’en accommoder?

Cette idée de substituer un monde nouveau à un monde ancien, de faire table rase du passé et de fabriquer de manière démiurgique un nouveau monde, me paraît non seulement dangereuse mais aussi fallacieuse. Il n’y a pas d’autre monde. Il n’y a pas le monde d’une part, et nous de l’autre. Le monde, c’est nous. C’est donc à nous de le changer de l’intérieur. Le bricoleur, lui, sait qu’il est dedans. Il en connaît les contraintes et les limites.

Que gagnerait l’humain à fonctionner selon cette logique, et, comme vous l’écrivez, à «se laisser déranger par le souci des choses et des êtres vivants»?

A mon sens, notre pensée écologique est encore trop duale. C’est-à-dire qu’on a tendance à opposer le monde vivant, une sorte de paradis perdu, et le monde des objets, marchands, qui serait forcément néfaste et à rejeter. Mais il est trop tard: les objets, les déchets sont là et on ne pourra pas s’en débarrasser. Donc la question est comment, par la manière de tenir les objets comme les êtres vivants, nous pouvons induire un rapport de soins, de protection et de durabilité à l’égard de ce qui nous entoure.

Le bricoleur ne s’attache pas à une fin prédéterminée. Comment accepter ce principe dans une société qui fonctionne dans l’autre sens?

C’est très difficile. Ça suppose une ouverture à l’incertitude, qui est sans doute la condition existentielle la plus difficile à accepter. Mais nous vivons une crise climatique qui nous oblige à changer. Soit nous le faisons, soit, selon moi, nous risquons de verser dans une dictature écologique. Alors certes, ne pas décider des finalités revient à s’ouvrir à l’incertitude. Mais le bricoleur peut néanmoins se fixer des fins provisoires en sachant qu’elles seront amenées à changer au fil du projet, des matériaux, de l’environnement. L’avenir est buissonnant. Les choix qui sont devant nous et les finalités sont multiples. Choisissons un chemin, mais restons ouverts à la possibilité de prendre un chemin de traverse au milieu de notre processus.

© National

Vous écrivez: «Il s’agit de devenir les chiffonniers d’un monde surexploité et surchargé et de découvrir au milieu des rebuts des trésors dont la valeur dépendra en partie de notre regard sur eux, de l’usage que nous pourrons en faire, et à les intégrer au monde commun.» Est-ce à dire que les déchets sont des promesses aux yeux des bricoleurs?

Oui, absolument. On peut s’intéresser aux objets les plus triviaux, y compris sous la forme de déchets, de rebuts, tout ce qui tombe quand nous produisons, tous les objets obsolètes ou cassés. On peut étendre l’analogie aux êtres vivants, déconsidérés parce qu’ils sont trop vieux, faillibles, vulnérables, non productifs dans la logique d’ingénieur. Et se dire qu’il faut faire avec tout ce monde-là, avec ces objets et ces êtres vivants. Cela suppose ce que j’appelle une certaine tolérance à l’impur, l’impur n’étant pas à prendre au sens moral mais dans le sens «imparfait». Ainsi peut-on redonner à ces êtres la dignité de faire partie du monde et du cycle du vivant.

Dans une société qui prône le toujours plus, comment se contenter de ce qu’on a?

C’est la grande question politique de l’écologie aujourd’hui. D’ailleurs, c’est un angle mort politique des écologistes, en général, et de la pensée éco- logique. L’auteur André Gorz a proposé d’ériger une norme du suffisant. De fixer démocratiquement, par exemple par référendum, une norme du suffisant pour les biens de consommation courante: combien de pantalons faut-il dans son placard? Combien de chaises dans une maison? Combien de tomates par jour, etc.? Cette idée est intéressante mais elle recèle, à mon avis, un danger: je ne vois pas bien la différence entre cette norme du suffisant et une logique un peu dictatoriale. Car, dès lors, un gouvernement imposerait à ses citoyens une façon d’agir et de se rapporter au monde. Ce serait une privation de liberté. A cette norme du suffisant, j’oppose un concept moins politique et plus existentiel, qui serait le «suffisamment bon». Je m ‘appuie sur Donald Winnicott (NDLR: pédiatre et psychanalyste américain, 1896 – 1971), qui a conceptualisé l’idée de la mère suffisamment bonne: une mère qui n’est pas parfaite, mais qui, à chaque âge de l’évolution de son enfant, est juste passable. Elle veille à ce qu’il ne soit pas confronté à un danger trop grand, mais le laisse s’exposer à une forme d’insatisfaction, de résistance du monde. C’est en affrontant cette forme d’impuissance que l’on pourra collectivement entrer dans une société plus sobre. Il va falloir renoncer à tout vouloir et à tout pouvoir.

Dans le monde du vivant, ce qui survit, selon vous, ce n’est pas ce qui est le meilleur, mais ce qui est le plus adapté. Est-ce là une leçon à tirer pour les temps à venir?

Oui. La nature n’a pas de projet. Elle compose et recompose des mutations qui résultent d’erreurs. Parce que quand les gènes sont copiés au moment de la reproduction, ils le sont avec de toutes petites erreurs qui lui permettent de muter. Pendant longtemps, ces mutations peuvent ne pas apparaître. Mais à un moment, certaines seront plus adaptées que d’autres à un environnement qui change. Il y a là une logique bricoleuse. Ce ne sont pas les meilleurs qui survivent mais ceux qui, à un moment donné, pour des raisons aléatoires, sont les plus adéquats dans une situation nouvelle. Peut-être ferions-nous bien, nous aussi, d’arrêter de viser systématiquement l’optimum, par trop rigide… De revenir à quelque chose de plus large, à une forme de robustesse, et de nous ouvrir à des capacités plus diverses, plus moyennes – on pourrait même dire médiocres, ça ne me gêne pas. En renonçant à l’excellence, on s’ouvre à un spectre beaucoup plus large d’expériences.

(1) Eloge du bricolage. Souci des choses, soin des vivants et liberté d’agir, par Fanny Lederlin, PUF, 176 p.

Bio express

1976

Naissance, à Aix-en-Provence

1996

Etudie à Sciences Po (Paris).

2016

Reprend, à 40 ans, des études de philosophie.

2020

Publie Les Dépossédés de l’open space, une critique écologique du travail (PUF).

2023

Doctorat de philosophie politique (université de Paris).

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