Par obligation plus souvent que par choix, certains couples entretiennent une relation à plusieurs centaines de kilomètres de distance. Avec quelques avantages et beaucoup d’incertitudes.
C’est une sorte de routine inversée. L’habitude de ne pas en avoir ou la hantise du train-train quotidien, c’est selon. Margaux ne fait jamais son lit le matin, pas plus que des courses hebdomadaires: elle va tous les jours acheter son repas. Elle ne peut concevoir d’avoir deux journées identiques, ça lui permet d’être libre. «J’ai un gros problème avec l’autorité et, pour moi, l’organisation en est une forme.»
Tenue par la rigueur de son boulot d’avocate, la jeune femme a longtemps compensé par un côté désordonné dans sa vie privée, en bonne adepte du «on verra bien». Jusqu’à ce qu’elle rencontre Lionel, papa solo en Espagne la moitié du temps, agent commercial dans l’import-export l’autre moitié. «Il est hyperorganisé: son frigo est toujours rempli, la corbeille à fruits aussi, etc. J’ai l’impression d’être chez mes parents (rires).»
Le rituel du matin
Cette discipline imposée rejaillit sur Margaux. Chaque jour sans exception, au saut du lit, elle passe désormais un coup de fil à Lionel. Une dizaine de minutes de conversation pendant qu’il prépare les tartines de ses deux gamins. Le petit rituel matinal. A 1 280 kilomètres de distance.
Ce système a un côté schizophrène, mais il est aussi assez génial.
Margaux et Lionel sont tombés amoureux en discutant par écrit, par téléphone et par messages vocaux, sans le moindre contact physique. «Il n’y avait pratiquement pas de moments blancs, il est très vite devenu la personne que je connaissais le mieux», se souvient celle qui a rencontré son compagnon actuel lors d’un voyage en Espagne avec… un ex.
Couple en fusion
«Il a fallu qu’on soit directement très cash: on devait s’expliquer sur nos sentiments, ce qu’on comptait en faire, notre plan si ça ne fonctionnait pas une fois en face à face. Après une semaine, il me demandait déjà si je voulais des enfants. Pas par psychotisme, simplement pour pouvoir avancer.»
Depuis près d’un an, Lionel s’accroche au régime de la garde alternée: une semaine avec ses enfants à Valence, la suivante en Belgique avec Margaux. «Ce système a un côté schizophrène, mais il est aussi assez génial: je concentre toutes les choses que je dois faire avec mes amis et ma famille pendant sept jours, puis les suivants lui sont totalement consacrés. Ça crée une véritable fusion, même si ça peut aussi ralentir son adaptation à mon entourage…»
Se fixer un horizon de rêve
Un avenir à gérer la location d’une quinzaine de cabanes sur la côte ouest du Costa Rica, voilà la valeur espérée du sacrifice de coeur de Camille. «Il y a quelques années, on a tout vendu pour aller vivre là-bas, raconte la Marchoise de 30 ans. On a d’abord emménagé dans un pueblo, un hameau sans touristes, puis on a acheté un terrain peu après la naissance de notre deuxième enfant.»
Rapidement, tandis que son mari François s’évertue à construire les futurs gîtes en bois pratiquement seul, Camille, qui n’est pas manuelle, s’ennuie. «J’adore mes gamins, mais pas au point d’être mère au foyer, confie-t-elle. J’avais besoin d’être en activité et les petits ne pouvaient pas rester dans un environnement en travaux où l’on dort au sol avec une moustiquaire, au milieu des serpents.»
Brefs moments suspendus
Sa décision tombe un matin, irrévocable: Camille rentre en Belgique pour travailler et emmène les enfants avec elle. Cela fait près d’un an et demi qu’elle vit à 9 200 kilomètres de son aimé. En attendant de pouvoir gérer la logistique des Airbnb en Amérique centrale, elle fait le ménage dans une cuisine et une école. Et s’occupe de Charly, 4 ans, et Rosie, 18 mois, à temps plein.
«C’est chaud, je ne m’attendais pas à ça», avoue-t-elle tout en stoppant son fils dans son élan vers une pirouette vertigineuse. François, lui, s’autorise deux séjours par an en Belgique. Deux moments suspendus pour recharger mutuellement les batteries, soigner les cœurs et se soutenir sur la route du rêve costaricain.
« Ce n’est pas la panacée »
«Ces dernières années, avec la diversification et l’extension géographique du marché du travail, notamment dans les domaines académique, diplomatique et surtout numérique, la tendance du couple à distance s’est plus répandue», note Elodie Razy.
Anthropologue à l’ULiège, elle relève au moins deux degrés de lecture du phénomène, et insiste sur la distinction à faire entre les «classes aisées» disposant de ressources financières et de facilités pour se retrouver, et ceux qui n’ont d’autre choix que de se séparer pour que l’un des deux envoie de quoi subvenir à sa famille restée au pays. «Au-delà des limites économiques qui raréfient encore davantage les retrouvailles, ces personnes doivent s’accommoder d’un mode de vie affectant fortement l’organisation familiale, les soins, l’éducation et la société tout entière.»
Les moyens de communication toujours plus nombreux prétendent, certes, rapprocher les cœurs, mais l’idéalisation du concept «ensemble à distance» perd peu à peu du terrain. «Avec le Covid, tout le monde a été plongé dans la situation de ces couples ou familles transnationaux et s’est bien rendu compte que ce n’était pas la panacée.»
S’acclimater ailleurs
Lorsque leur relation prend une tournure plus intense au bout du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle qui les a vus se rencontrer, Florence et Fabien visualisent rapidement l’obstacle qu’ils devront surmonter. Elle est ingénieure en construction dans le Brabant wallon, lui berger dans le Lot, en France. Elle a besoin de retrouver un travail stable après un an autour du monde, lui ne s’imagine pas quitter l’exploitation familiale et être celui de la lignée qui a tout arrêté.
«Alors on a décidé de se donner une année», précise la presque quadra. Douze mois pendant lesquels elle réside deux semaines sur cinq chez son compagnon, à Cahors, d’où elle télétravaille. Pour éventuellement trouver un autre emploi, mais également se familiariser à la vie locale.
«Quand je suis là-bas, je ne me considère pas comme en vacances, commente Florence. Je fais les courses, je participe aux festivités locales, je suis un cours de gym: je m’implique et j’essaie de m’intégrer.»
« Beaucoup de logistique »
Un changement d’organisation drastique pour celle qui a l’habitude de bourrer son agenda d’activités et qui doit trouver sa place au sein d’un environnement rural moins dynamique, à la population éparse. «Pour le moment, la relation à distance me convient… en partie, sourit l’ingénieure. J’ai un caractère très indépendant et je n’ai jamais vécu en couple de longue durée, donc je prends du plaisir à rester avec moi-même et faire mes trucs dans mon coin, mais je ressens aussi ce besoin de partager des moments à deux.»
Florence dispose d’un stock de vêtements chez Fabien. Ses voyages se font donc légers, avec un petit sac à dos et son PC professionnel, et généralement en train, même si l’avion coûte moins cher. «C’est toujours beaucoup d’anticipation et de logistique, mais je me sens moins coupable quand je pars en train. ça me permet aussi de faire un break, de prendre du temps pour lire.»
Couple en « fin de phase test »
Officiellement, la phase de «test» s’achèvera au début de l’été 2024. La location de son studio et le CDD de Florence viendront alors à expiration. Elle est plutôt confiante – «on veut tous les deux continuer notre route ensemble… et plus à distance.» Lui aussi, même s’il vit l’échéance comme un compte à rebours et avoue ne pas encore s’investir pleinement dans la relation, considérant le risque que tout s’arrête subitement.
«En même temps, aucun de nous deux ne sait dire sur quel point il ne s’implique soi-disant pas, se rassure Florence. C’est aussi une des forces de la distance: Fabien est le compagnon avec lequel j’ai le plus parlé de nos ressentis.»
La pièce manquante du puzzle
Thérapeute de couple et sexologue, Marie Tapernoux reçoit de plus en plus de visites de couples non pas éloignés, mais qui décident de vivre sous deux toits différents: les fameux LAT (living appart together). Elle relève des parallèles entre ce mode de fonctionnement amoureux et les binômes à distance. «L’avantage principal est de faire perdurer les instants de qualité. On a plein de choses à partager, mais pas les tracas du quotidien, avec ces chaussettes qui traînent ou le linge non séché. Ça aide à éviter d’être dans le reproche.»
Mais, a contrario, la diplômée de l’Ecole de sexologie et des sciences de la famille suggère que l’éloignement constitue parfois la pièce manquante du puzzle. «La routine peut aussi être vue comme positive, rassurante. Se passer de cette complicité peut donc s’assimiler à une perte.»
« Plus ouverts dans leur définition du couple »
Une sensation éprouvée par Margaux et Lionel. La distance et les trajets fatiguent et pèsent sur Lionel, un peu angoissé par l’absence de projet commun pour le moment. Alors il cherche, parle d’acheter un vignoble dans la Rioja Alta ou d’ouvrir un resto saisonnier à La Roche. Pour avancer ensemble.
En attendant, ils continuent de se découvrir à moitié à distance, avec le lot d’angoisses que cela peut engendrer. «Dans une relation classique, quand le partenaire rentre d’une soirée, on sait qu’il est là, même si on râle un peu d’être réveillé, illustre-t-elle. Mais là, s’il oublie de confirmer qu’il est bien revenu chez lui, je peux angoisser toute la nuit.»
Des moments plus érotiques
Installer un climat de confiance est indispensable pour que chacun se sente bien chez soi, serein, insiste Marie Tapernoux. «Pour gérer la frustration intime, certains mettent en œuvre d’autres ressources, des moments plus érotiques, même de loin, ou se montrent plus ouverts dans leur définition du couple. Mais la réalité peut s’avérer peu confortable. Le sexe, c’est un peu comme un enfant: il peut souder un couple autant qu’accentuer des difficultés présentes au préalable.»
Pour Margaux, en tout cas, «c’est bien mieux ainsi, hyperconcentré, très naturel. Ma vraie difficulté, c’est plutôt de me retrouver à dormir seule dans le lit une semaine sur deux. Et que mon frigo reste vide…»
«Dans notre couple, on a voulu inverser la tendance»
«S’il lui arrive quelque chose ou qu’il est triste, c’est déchirant de me savoir si loin de lui. Je me sens inutile. D’ordinaire, dans ces situations, une simple présence physique peut suffire. Par téléphone, on se sent obligé de dire quelque chose et c’est parfois vraiment nul.» Jonathan, 36 ans, est en couple avec Mark, 32 ans et Philippin. Une idylle de cinq ans vécue à sept heures de décalage.
«Quand je bosse, il dort, puis c’est l’inverse, et comme je ne suis pas du matin, le moment presque unique pour s’appeler est le temps de midi ici.» En audio comme en visio, les amoureux discutent en anglais. Un dénominateur commun qui force le Brabançon d’origine à perfectionner sa maîtrise, notamment pour exprimer dans une langue étrangère les sentiments qu’il peut ressentir.
Ils sont d’ailleurs nombreux, puisqu’il vit actuellement sa «plus longue relation homosexuelle. Avant Mark, je me définissais plutôt comme bisexuel. Mon amour pour lui a clairement défini ma sexualité.» Le futur couple s’est rencontré en novembre 2018 à San Juan, une ville côtière du nord des Philippines. Après une «super soirée» et une «merveilleuse nuit», les deux amants ne se sont plus quittés. Par message. Parce qu’ils ont dû attendre près de trois ans avant de se revoir, survivant au Covid et aux difficultés pour Mark d’obtenir un visa européen.
«Nos deux ou trois moments annuels ensemble étaient très forts, mais trop contrebalancés par notre extrême tristesse quand on se quittait. On a donc voulu inverser la tendance pour que les périodes d’éloignement deviennent minoritaires.» En mars, le Philippin débarquera pour la première fois en Europe. Avec un visa de trois mois. «Puis on verra.»