La lutte des politiques contre la consommation de tabac remonte à cinquante ans, avec l’apparition d’une première loi pour protéger contre les dangers de la cigarette. Depuis, la cigarette s’est fortement dénormalisée, mais pas de la même manière pour tout le monde.
«Il est défendu de fumer dans le véhicule, même à l’arrêt ou en stationnement, à moins que ce ne soit dans un compartiment spécial pour fumeurs ou que l’interdiction n’ait été levée par le ministre des Communications pour des services à caractère particulier.» C’est par ces mots, inscrits sur un arrêté royal du 15 septembre 1976, que le gouvernement belge prenait de premières mesures contre le tabac, à destination des conducteurs et voyageurs, pour restreindre la consommation de tabac. Dans les trams, prémétros, métros, autobus et autocars, en l’occurrence. Le ministre des Communications était alors le social-chrétien Jos Chabert, œuvrant au sein du gouvernement Tindemans II.
S’agissait-il déjà de mener d’ambitieuses campagnes contre le tabagisme? Ces quelques lignes, à vrai dire, étaient perdues au milieu d’un texte portant aussi sur l’infrastructure, le matériel roulant, la bonne tenue du personnel et l’éclairage des rames.
Quelques mois plus tôt, le 3 avril 1975, la loi relative à la protection contre les dangers de la cigarette avait été adoptée. Le ministre de la Santé publique, social-chrétien lui aussi, était Jos De Saeger. Désormais, les paquets devraient porter l’inscription «La cigarette peut nuire à votre santé», sous peine d’amende pour le fabricant ou l’importateur. Quatre ans plus tard, pour la petite histoire, il n’était plus question d’entretenir le doute: le verbe «peut» allait disparaître de l’avertissement. Quant à la première campagne officielle contre le tabac, elle débuta en juillet 1977.
Voilà ce qui constitue le commencement, en Belgique, de la lutte du politique contre le tabagisme. Ces quelques mesures éparses ont eu le mérite d’amorcer le mouvement mais, un demi-siècle plus tard, apparaissent comme bien timorées par rapport à la batterie de décisions récemment entrées en vigueur.
Vers une génération sans tabac
L’actuel ministre fédéral de la Santé publique, Frank Vandenbroucke (Vooruit), a confirmé en ce début d’année une série de dispositions prises par le gouvernement Vivaldi qui sont déjà effectives ou le seront dès avril, pour quelques-unes.
Les produits du tabac ne pourront plus être exposés dans les magasins. Ils seront également interdits à la vente dans les supermarchés de plus de 400 m². Les points de vente temporaires (en festival, par exemple) ne sont plus autorisés. Les mineurs ne peuvent plus accéder aux espaces fumeurs dans l’Horeca. La liste des lieux frappés d’interdiction s’élargit, incluant les terrains de sport, parcs d’attractions, plaines de jeux, de même qu’un périmètre de dix mètres autour des bibliothèques publiques et des établissements de soins, d’accueil et d’enseignement. Les contrôles seront plus stricts, tandis que la vente de cigarettes électroniques jetables n’est plus permise. Le tout s’accompagne d’une hausse des taxes, occasionnant une augmentation du prix du paquet de l’ordre de 25%.
Ces mesures, a bien rappelé Frank Vandenbroucke, s’inscrivent dans une ambition plus large, un plan national qui vise à atteindre une «génération sans tabac» à l’horizon 2040. C’est un ensemble d’objectifs adoptés en 2022 sous forme de stratégie interfédérale, impliquant donc les différents niveaux de pouvoir pour, concrètement, atteindre à terme un seuil de 5% de fumeurs quotidiens et un nombre de nouveaux consommateurs proche de zéro.
L’objectif peut sembler louable, certes, mais pratiquement inatteignable sans la mise en place d’un véritable effort de guerre. «Cet objectif de 2040, c’est un slogan, mais c’est tout de même important, observe Stephan Van den Broucke, professeur en psychologie de la santé publique à l’UCLouvain. Un objectif, même s’il est peu réaliste, peut être bon. Il a le mérite d’être mis sur la table, de fixer un cap.»
Des décisions plic-ploc
Les experts du tabagisme s’accordent sur un point: la meilleure façon d’atteindre des résultats probants consiste à combiner les mesures. «Au cours des dernières décennies, elles ont progressivement été mises en place. Elles sont importantes, ont permis d’atteindre un environnement de plus en plus libéré du tabac, mais ont été adoptées de manière un peu sporadique: une décision, puis une autre deux ans plus tard, etc.», retrace Nora Mélard, experte en prévention contre le tabac à la Fondation contre le cancer.
Ces choix politiques ont porté tantôt sur la restriction des lieux autorisés, tantôt sur la prévention, les emballages, la publicité, la fiscalité, la composition des produits, les conditions de vente ou encore l’accompagnement au sevrage. Souvent, les considérations sanitaires se sont heurtées à quelques réticences des producteurs ou d’autres secteurs affectés. Ce fut le cas, notamment, des établissements Horeca voici une bonne quinzaine d’années. Aujourd’hui, certains commerces ayant vendu des cigarettes électroniques jetables font grise mine.
Un autre exemple marqua les esprits, en raison de sa tournure politico-sportive: la question de la publicité pour le tabac lors du Grand Prix de Formule 1 à Francorchamps. Jusque-là préservée par son retentissement international, la compétition fut annulée en 2003, au prix de débats politiques houleux. A l’époque, les parlementaires flamands n’avaient pas particulièrement cherché à préserver le fleuron wallon. Et surtout, Ecolo était apparu aux yeux d’une bonne part de l’opinion publique comme trop inflexible sur le sujet. La même année, l’épisode avait contribué à sa déculottée électorale.
«Voici peu, demander à quelqu’un d’éteindre sa cigarette était difficile. Aujourd’hui, on s’excuse presque quand on s’absente pour en fumer une.»
Fumer n’est plus la norme
A l’aune de la santé publique, la nocivité du tabac n’est pourtant pas une découverte récente. Une des premières études d’envergure a été publiée par le médecin britannique Richard Doll dans les années 1950. De manière générale, «de premiers grands rapports sur le lien causal entre cigarette et cancer étaient disponibles dès les années 1960, même si de sérieux doutes existaient précédemment. Il a fallu attendre les années 1970 pour que les premières mesures apparaissent dans les transports en commun, même si des actions locales avaient déjà vu le jour», détaille Nora Mélard.
Durant les 50 dernières années, quelques grands jalons ont successivement été posés, avec une intensification ces deux dernières décennies dans la législation belge. Sans exhaustivité, il s’est agi de réglementer la publicité (à partir de 1980), puis de voter son interdiction (à partir de 1999), de lancer un plan fédéral de lutte contre le tabagisme (2004), d’interdire la vente aux moins de 16 ans (2004) puis aux mineurs (2019), de fumer sur le lieu de travail et dans les lieux publics fermés (2006), puis dans certains établissements Horeca (2007), puis les cafés et discothèques également (2011), dans des voitures transportant des jeunes de moins de 16 ans (2019), puis des mineurs (2020), etc.
Un tir groupé contre le tabac, enfin
La stratégie interfédérale 2022-2028 marque tout de même un tournant, reconnaît-on à la Fondation contre le cancer. Il s’agit d’un tir groupé, un ensemble de mesures concertées et diversifiées, «qu’on espère voir mises en place le plus vite possible».
La question de l’efficacité des choix posés jusqu’ici en découle naturellement. Globalement, la consommation des produits du tabac a baissé en Belgique. Selon les chiffres régulièrement avancés, 24% de la population belge fume, dont 19% quotidiennement.
A la Fondation contre le cancer, on ne peut vraiment se baser que sur les chiffres un peu anciens, 2018, de l’enquête de santé de Sciensano: 19,4% de fumeurs parmi les 15 ans et plus, dont 15,4% quotidiennement. Le nombre de personnes qui fument s’élevait à 30,3% en 1997 et à 23% en 2013, ce qui traduit une courbe descendante. Les utilisateurs de vapoteuses et autres produits du tabac sont bien inclus dans la catégorie des «personnes qui fument», précise Nora Mélard.
A côté des chiffres, la norme sociale a elle aussi évolué positivement, reconnaît Stephan Van den Broucke. «Une combinaison de mesures produit un effet, même s’il faut du temps. C’est aussi l’argumentation de l’OMS. Il y a encore quelques années, c’était difficile de demander à quelqu’un d’éteindre sa cigarette. Aujourd’hui, on s’excuse presque lorsqu’on s’absente pour aller en fumer une.»
«On peut espérer que toute une génération ne commence jamais à fumer, mais ce sera plus compliqué pour certains que pour d’autres.»
Inégaux face au tabac
Gare au triomphalisme, cependant. Le combat contre le tabagisme ne manque pas d’enjeux. La cigarette électronique reste une problématique très actuelle, «d’autant plus qu’elle a de prime abord été considérée comme un substitut pour les personnes souhaitant arrêter, mais se révèle aussi être une porte d’entrée» à coups de techniques marketing, déplore Nora Mélard.
«Si les personnes qui fument ont, au fil du temps, trouvé de moins en moins d’espace pour le faire, il y a eu trop peu de mesures pour accompagner celles qui fument mais désirent arrêter», ajoute-t-elle. La nocivité du tabac est connue de l’écrasante majorité des consommateurs. En revanche, l’approche médicale du phénomène reste bien moins partagée, y compris parmi les professionnels de la santé. Malgré la dépendance, la perception du tabagisme reste souvent cantonnée à la sphère privée, au comportement individuel, plus qu’à une question d’ordre médical.
24% de la population belge fume, dont 19% quotidiennement.
Enfin, la question des inégalités sociales demeure un enjeu central. «On peut espérer que toute une génération ne commence jamais à fumer, mais ce sera beaucoup plus compliqué pour certains que pour d’autres.» Toujours selon les données de Sciensano de 2018, 9,4% des personnes titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur fumaient quotidiennement, mais on en comptait 29,1% parmi celles dotées du diplôme du secondaire inférieur.
Contrairement à une idée reçue, le prix du paquet n’est pas tellement un facteur d’inégalité, dès lors qu’il produit ses effets sur l’ensemble de la population. La question de la norme, à l’inverse, est plus complexe. «Le SPF Santé publique peut faire des contrôles dans certains endroits où on fume assez peu. Là, la règle sera relativement simple à faire respecter. Mais elle sera plus difficile à mettre en place là où la tolérance est plus élevée, où le contrôle social pèse moins.» En résumé, là où l’on fume davantage et où c’est plus admis.
Cette observation ne fait que renforcer le souhait de la Fondation contre le cancer de voir augmenter les moyens alloués à l’aide à l’arrêt, ce qui concerne le politique à tous les niveaux de pouvoir.