La campagne électorale a été marquée par l’utilisation stratégique de la messagerie WhatsApp, qui a permis à certains élus bruxellois de mobiliser des électeurs bien spécifiques. En particulier sur des thèmes clivants comme Good Move, l’abattage rituel sans étourdissement ou encore le conflit israélo-palestinien. Décryptage d’une pratique efficace mais qui pose question sur le plan démocratique.
Le soir du 9 juin, le désormais ex-coprésident d’Ecolo Jean-Marc Nollet cherchait des explications à la défaite des siens. Le Carolo pointait «l’offensive conservatrice dirigée spécifiquement contre les Verts dans quasi tous les débats publics, sur les réseaux sociaux, mais aussi dans de nombreux groupes WhatsApp, publics ou plus ou moins souterrains.» Le dernier phénomène cité a surtout concerné l’espace politique bruxellois, sur lequel des partis ont essayé de récupérer le vote religieux/identitaire de certaines communautés. «Utiliser WhatsApp pour mobiliser les électeurs sur de tels enjeux s’est avéré une tactique efficace», analyse Nicolas Baygert, expert en communication politique et professeur à l’IHECS.
Fouad Ahidar a fonctionné moins comme un parti que comme un lobby identitaire
Ahmed Laaouej et Fouad Ahidar, avec l’aide de WhatsApp
Plusieurs élus ont été pointés du doigt, comme le chef de groupe socialiste à la Chambre, président de la fédération bruxelloise du PS et bourgmestre de Koekelberg Ahmed Laaouej. Ou la surprise de ces élections, l’ex-Vooruit Fouad Ahidar, qui se présentait dans la capitale sur les listes Team Fouad Ahidar, et qui a conquis trois sièges dans l’hémicycle régional. «Ce dernier a fonctionné moins comme un parti que comme un lobby identitaire durant la campagne, assène Nicolas Baygert. Il a essentialisé le débat sur quelques enjeux communautaires porteurs, aux fortes capacités de mobilisation et d’engagement.»
Des vidéos anti-Good Move, visuels sur l’abattage rituel, ou encore sur le port du voile dans les administrations publiques, ont été diffusés sur ces fils WhatsApp. Faisant appel aux émotions des communautés ciblées, qui, une fois interpellées, ont pu les repartager sur leurs propres réseaux et groupes.
Faire campagne sur WhatsApp: un phénomène qui a pris de l’ampleur
Xavier Degraux, spécialiste en marketing digital et fin analyste des réseaux sociaux, chiffre le potentiel d’une utilisation de la messagerie de l’entreprise Meta à des fins électorales. «Plus de cinq millions de Belges se rendent au moins une fois par mois sur WhatsApp, qui constitue l’un des canaux avec le meilleur taux de pénétration.» En janvier dernier, l’étude de We Are Social démontrait l’impact colossal de la messagerie au téléphone vert en Belgique. Touchant plus de trois quarts des internautes de 16 à 64 ans, l’application se classe juste derrière Facebook en terme d’usage.
Créer ces communautés permet aux responsables politiques de collecter les données personnelles
«Pour autant, l’utilisation de WhatsApp pour des raisons politiques n’est pas neuve, cadre Nicolas Baygert. Ce qui alerte, c’est à quel point cette stratégie a été utilisée lors de la campagne. Certains élus ont bien compris qu’il y avait des voix à attirer dans la capitale, où l’électorat est très fragmenté. Ils deviennent des community managers, en adoptant une communication d’influenceurs.»
Pourquoi les élus utilisent WhatsApp pour gagner des voix
Quelles caractéristiques propres à l’application gérée par la maison-mère Meta justifient son recours à des fins politiques? «Créer ces communautés permet aux responsables politiques de collecter les données personnelles, explique celui qui enseigne à l’IHECS. Disposer des numéros de GSM de vos électeurs potentiels est précieux, cela permet de rester en contact avec eux, et de les inonder de messages programmatiques divers, en vue de les faire adhérer à certaines causes.» Une stratégie permettant de contourner et la logique algorithmique des réseaux sociaux, et la logique de gatekeeping des médias traditionnels.
Des enjeux et dossiers clivants à Bruxelles, susceptibles justement de rassembler des communautés de citoyens. Une stratégie qui n’est pas sans danger: loin des radars médiatiques et des réseaux sociaux, où les messages adressés sont plus ou moins visibles par le public, tout se passe en souterrain sur WhatsApp. Logique, au vu du cryptage de la messagerie. «J’ai constaté beaucoup de fake news sur tous ces canaux, constate une élue bruxelloise fraichement élue à la Chambre et observatrice de première ligne de cette campagne underground. Fouad Ahidar, le PS, le PTB et le MR ont bombardé certains groupes dans lesquels se trouvaient mes proches, et qui de base ne sont pas du tout politisés. Ils cherchent ainsi à capter les votes d’un électorat bruxellois difficile, qu’on a du mal à aller chercher.»
Des conséquences néfastes pour la démocratie
De l’avis de Nicolas Baygert, ces campagnes souterraines passant par les tunnels digitaux de WhatsApp dégradent encore un peu plus une démocratie déjà souffrante. «Il est clair que ce genre de pratique polarise, et renforce les phénomènes de chambres d’échos et de ‘nous contre eux’, en enfermant les citoyens dans des logiques monothématiques, sans dialogue ni concession possible.»
Le problème, souligne Xavier Degraux, se situe plus haut: la Commission européenne n’a pas inclus WhatsApp dans le cadre légal du Digital Services Act (DSA). La messagerie cryptée n’est donc pas régulée. «C’est une boite noire. La parole y est plus libérée, donc les politiques établissent une relation de confiance avec la population, via une communication plus directe et privilégiée pour eux».