Conclu en juin 2019, le traité de libre-échange entre l’UE et les pays du Mercosur attend toujours son atterrissage. Le texte pourrait être finalisé lors du prochain sommet du Mercosur en Uruguay début décembre, bien que toujours farouchement décrié par une bonne part du monde agricole et de la société civile.
Comme une vieille histoire qui ne se termine jamais. Voici plus de cinq ans, la Commission européenne, alors dirigée par Jean-Claude Junker, claironnait que l’Union européenne et les pays du Marché du Sud (le Mercosur, alors composé de l’Argentine, du Brésil, de l’Uruguay et du Paraguay, aujourd’hui rejoints par la Bolivie) venaient de conclure un partenariat politique et économique «ambitieux, équilibré et global». Cet accord de libre-échange animait des négociations depuis plus de vingt ans.
La promesse: un win-win économique et politique pour 780 millions de personnes. Le principe: un abattement progressif des barrières de douane sur des quotas de marchandises entre le Mercosur et l’UE, pour faciliter la conquête de nouveaux marchés et ainsi doper les transactions et la croissance économique des signataires. Mais cinq ans et cinq mois plus tard, en dépit de l’annonce de la Commission d’alors, toujours pas de point final.
«Dans sa version actuelle, cet accord est imbuvable. Il piétine le secteur agricole européen en considérant son travail et sa production comme une monnaie d’échange pour gonfler les chiffres des transactions», accuse Pascal Arimont, eurodéputé belge affilié au groupe PPE au Parlement européen. Il relaie ainsi la position qu’affiche la Wallonie, mais aussi la France, l’Irlande… Des frictions qui ne datent pas d’hier, et qui avaient d’ailleurs mis la signature du texte en suspens, avant que l’élection de Lula au Brésil en 2022 relance le dossier. Mais alors que la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen ambitionne une finalisation avant fin 2024, ce sont avant tout les agriculteurs eux-mêmes qui se font le plus entendre, fustigeant un texte qui sacrifie leur travail au profit du commerce global. « L’accord entre l’UE et le Mercosur bénéficierait en effet globalement à l’industrie ancrée en Europe, dont l’automobile, en lui ouvrant de nouveaux débouchés ; tout en mettant les agriculteurs européens en concurrence avec un modèle intensif à bas coût bien moins régulé tel qu’il existe dans le Mercosur », rappelle Corentin Roland, chargé de mission ruralité à Canopea.
En reportant sa loi anti-déforestation, l’UE fait sauter un verrou
Malgré la colère et la peur des agriculteurs de devoir subir la mort économique de leur exploitation si l’accord Mercosur aboutit, la voix officielle de la Commission persiste à présenter le texte comme équitable et assorti de garanties de durabilité. Pour Lora Verheecke, chargée de recherche sur le commerce au CNCD-11.11.11 et chargée de cours à l’Université catholique de Lille ainsi qu’à l’Université Saint-Louis Bruxelles, deux obstacles subsistent: l’inclusion de critères pour rendre le traité compatible avec l’Accord de Paris d’une part, et sa coexistence avec la loi européenne anti-déforestation d’autre part. Le second vient d’être temporairement écarté.
Le Parlement européen a en effet acté le report d’un an de cette loi, adoptée en avril 2023, qui vise à bannir l’arrivée sur le sol européen de produits qui ont causé de la déforestation. «Vu à quel point les pays du Mercosur sont concernés par la problématique de déforestation, évincer temporairement cet élément de l’équation de l’accord de libre-échange donne à celui-ci un sérieux coup de pouce», analyse la chercheuse. L’importance de la déforestation dans le dossier UE-Mercosur se voit d’ailleurs confirmée par le rapport orchestré par l’économiste Stefan Ambec, selon lequel le déboisement augmenterait de cinq à 25% au Brésil si l’accord tel qu’il est rédigé actuellement était mis en œuvre. Une étude de la revue Science établit encore que 20% des exportations de soja et au moins 17% des exportations de bœuf d’Amazonie et du Cerrado vers l’UE peuvent être « contaminées » par la déforestation illégale. «Repousser cette échéance, c’est faire l’aveu que la traçabilité requise dans les pays exportateurs est presqu’impossible. Ceci expose au grand jour le paradoxe d’une Europe qui veut montrer des efforts pour la sauvegarde des écosystèmes, tout en compliquant la réalisation de ces efforts par le nouement de partenariats avec des zones critiques à l’égard de la déforestation», critique de son côté Corentin Roland.
Pressions commerciales
À la Commission, le report de cette loi est justifié par «des difficultés de mise en application». Au cœur de ce texte se trouve une catégorisation des pays qui exportent vers l’UE, lesquels se voient classés en fonction du risque que les marchandises qu’ils fournissent occasionnent le déboisement de parcelles. Cette évaluation de risque, qui débouche sur la création des catégories faible-moyen-élevé, suscite encore des discussions parmi les 27. « Plusieurs amendements ont été tentés, dont l’un demeure en traitement aujourd’hui, rapporte-t-on du côté de la commission Environnement du Parlement européen. Cet amendement émane de voix qui réclament l’ajout d’une catégorie de risque, la catégorie risque 0, qui serait attribuée à des pays tiers jugés “safe” sur le plan de la déforestation. Le but est de faire l’économie de contrôles fastidieux pour une série d’importations, pour soulager les entreprises et fluidifier les transactions.»
Au-delà de ces explications techniques liées à la nature des catégories, Lora Verheecke décèle des causes d’ordre commercial à la lenteur qu’accuse le processus d’entrée en vigueur de la loi anti-déforestation, non sans montrer des liens avec l’accord UE-Mercosur. «On sait que le Brésil, mais aussi les Etats-Unis, ont émis beaucoup de critiques envers cette loi. Et le Brésil pousse actuellement pour être classé dans la catégorie de risque moyen voire faible, afin de diminuer la charge de contraintes qu’il se verrait imposer en tant que pays exportateur vers l’UE. Il y a donc bien des discussions sur les catégories en elles-mêmes qui prennent du temps, mais des pressions viennent aussi de l’extérieur à propos de l’attribution des risques à des pays en particulier, ce qui ralentit tout autant les manœuvres. »
Mercosur: rendez-vous en décembre ?
En attendant, la mise au frigo de ce dossier apparaît bénéfique pour qu’atterrisse le projet de «grand troc» avec le Mercosur. D’abord pressentie lors du sommet du G20 de ce mois de novembre, sa finalisation pourrait intervenir lors du sommet du Mercosur les 5 et 6 décembre en Uruguay. «Au G20, la présence de Macron laissait moins de chances vu l’hostilité de la France sur le sujet. En Uruguay, von der Leyen sera à la manœuvre», indique Lora Verheecke. Les effets du texte ne seraient pas immédiatement observables pour autant. Il faudrait pour cela attendre les passages au Conseil (vote par les États-membres) et au Parlement (vote par les eurodéputés). «Il est possible que le texte soit allégé d’aspects annexes pour se cantonner à l’économique, de sorte qu’il ne faille pas une unanimité mais une majorité des deux tiers au Conseil, avertit la chercheuse. Mais si Ursula von der Leyen lance la machine, on peut supposer que la Commission se sera assurée en amont que les deux passages suivants se franchiront avec succès.»
Gaëtan Spinhayer