Le réarmement de l’Europe aura-t-il raison des résistances à taxer les plus riches? Des propositions sont ou seront débattues en Belgique, en France et au sein de l’Union européenne.
Il est tenace, Gabriel Zucman. L’économiste français, promoteur d’une taxe sur la fortune, n’en démord pas. Son idée, il est vrai, fait son chemin dans une partie du monde. Après avoir été invité par le Brésil à présenter sa taxe de 2% sur le patrimoine des milliardaires devant le G20, il tente opportunément sa chance devant l’Union européenne, arguant des tensions géopolitiques et de la menace sur les capacités de défense. Si l’Europe veut se réarmer à coup de centaines de milliards d’euros, il faudra trouver des sources de recettes, notamment fiscales. Pour cela, l’Observatoire européen de la fiscalité, dirigé par Gabriel Zucman, avance l’idée d’un impôt à l’échelle de l’UE sur les très riches, ceux qui possèdent un patrimoine au-delà de 100 millions d’euros. A hauteur de 2%, il rapporterait 67 milliards et, à concurrence de 3%, 121 milliards. Rien que pour la Belgique, les recettes s’élèveraient respectivement à un et 1,8 milliard d’euros.
L’Observatoire de la fiscalité note que les investissements voulus par l’UE pour son industrie, pour la transition climatique et pour les besoins en défense ne sont pas de simples politiques économiques, mais des outils stratégiques pour renforcer la résilience et l’influence mondiale de l’Europe. Historiquement, les gouvernements européens ont financé l’augmentation des dépenses de défense par un mixte d’endettement et de hausses d’impôts sur les personnes très riches. «Pendant la Seconde Guerre mondiale, la France et le Royaume-Uni ont tous deux introduit des impôts exceptionnels sur les plus riches pour financer leurs efforts militaires, la France s’appuyant sur des prélèvements de guerre progressifs et le Royaume-Uni augmentant considérablement les taux d’imposition sur le revenu des citoyens les plus riches, rappelle ainsi Zucman. Les impôts sur les personnes fortunées peuvent facilement obtenir le soutien des contribuables européens.»
Sans attendre ce qu’il en adviendra à l’UE, l’économiste français a inspiré aux écologistes de son pays une version hexagonale de sa taxe de 2% sur les centimillionnaires. Le projet de loi vient d’être adopté, avec succès, à l’Assemblée nationale, par 116 voix contre 39. Le Rassemblement national a joué les arbitres en s’abstenant. Cette taxe toucherait 1.800 foyers fiscaux en France et rapporterait annuellement à l’Etat entre quinze et 25 milliards d’euros. Le texte doit encore franchir l’étape du Sénat, très incertaine voire compromise vu la composition plus à droite de cette assemblée. Mais même la seule victoire symbolique en première lecture ferait avancer le débat. Pour Zucman, «le coût politique de voter contre un impôt minimal sur les très grandes fortunes est devenu aujourd’hui trop élevé.»
En imposant une taxe de 2%, les plus nantis verraient encore un gain de 5,5 millions rester dans leur poche.
Plus on est riche, moins on paie
Tous les sondages le montrent. Une majorité de l’opinion est favorable à une taxe sur les grandes fortunes, soit plus de deux tiers des Européens, selon l’Eurobaromètre. Chez nous, près de huit Belges sur dix soutiennent l’idée, d’après le sondage CNCD-LeVif, publié chaque année en automne. Evidemment, il est facile de se positionner en faveur d’un impôt qui ne nous touche pas. Mais il n’y a pas que cela. Tout le monde sait que les plus fortunés ne paient pas le juste impôt, en fonction de la progressivité de celui-ci. Ce constat est désormais établi par diverses études, dont celle, en France, de l’Institut des politiques publiques, étayée par des données de l’administration fiscale. Cette étude montre que le taux d’impôt effectivement payé par les plus riches diminue à mesure qu’on grimpe dans l’échelle des revenus, en arrivant à un taux effectif de 26% seulement pour le top, soit les 75 familles les plus riches de l’Hexagone, toutes multimilliardaires. Et ce, alors qu’en général les neuf dixièmes de la population paient en moyenne 40% d’impôt sur leurs revenus.
Les auteurs de l’étude expliquent que les revenus fiscaux des plus aisés se doublent le plus souvent de «revenus économiques», soit de bénéfices de sociétés dont ils sont actionnaires. C’est donc ici l’impôt des sociétés, bien moins élevé que l’impôt sur le revenu et avec toutes sortes d’exonérations, qui s’applique. Ces bénéfices sont logés dans des entités situées à l’étranger plutôt que d’être distribués sous forme de dividendes. En outre, les gros patrimoines ont les moyens de s’offrir les services de spécialistes de l’ingénierie fiscale, comme l’ont déjà montré les différents leaks et amnisties fiscales (DLU en Belgique). Gabriel Zucman, lui, a calculé que les patrimoines des centimillionnaires généraient en moyenne un rendement annuel de 7,5%. Dès lors, si on prélève 2% sur le capital, il resterait encore au moins 5% de bénéfices. Sur 100 millions, le gain est donc en moyenne de 7,5 millions d’euros par an. En imposant une taxe de 2%, les plus nantis verraient encore un gain de 5,5 millions rester dans leur poche.
Gabriel Zucman s’investit aussi en Belgique, à la demande du président du PS, Paul Magnette. Ce dernier lui a expliqué les rouages du système fiscal belge, puis ils ont réfléchi ensemble à la meilleure manière d’adapter ce système à la norme internationale de 2% défendue par l’économiste français. Résultat: Paul Magnette propose trois mesures qui se concrétiseront bientôt en propositions de loi. La première consiste à taxer les plus-values sur les actions à hauteur de 30%, ce qui est la moyenne de l’OCDE, soit bien davantage que ce que propose l’Arizona. Il y aurait des exonérations liées à la taille des investissements et de l’entreprise, à l’objet initial de l’action et à la durée de détention de celle-ci. Deuxième proposition: réviser la taxe sur les comptes-titres en lui appliquant un taux progressif de 0,15% à partir d’un million, 0,5% entre 2,5 et cinq millions et 1% au-delà de cinq millions.

Enfin, dernière mesure: taxer le capital des multimillionnaires, à un taux de 1% pour les patrimoines allant de un à 100 millions et 2% au-delà de 100 millions. Calculette en main, le président du PS estime à environ six milliards d’euros par an les recettes que ces trois taxes rapporteraient à l’Etat. «Ce triptyque fiscal a l’avantage d’être complet, simple et juridiquement solide, affirme Paul Magnette. On y a introduit une forme de progressivité pour qu’il y ait une cohérence globale. En outre, avec la taxe sur les plus-values, on pourra estimer la valeur des actions non cotées. Ce sera certes un gros travail pour l’administration fiscale, mais qui permettra de compléter l’ensemble des données constituant un cadastre des fortunes, car ce qu’on ne connaît toujours pas aujourd’hui, c’est la valeur des actions non cotées. Quant aux œuvres d’art, on pourra les évaluer par les assurances prises pour les protéger. Un tableau sans valeur n’est pas assuré, un Picasso, lui, l’est.»
«Ce n’est pas la taxation qui est antiéconomique mais la spéculation.»
Perdu d’avance?
Paul Magnette a conscience qu’avec la majorité actuelle, ses propositions ont peu de chances de passer. Mais il veut provoquer le débat. «C’est un combat difficile, commente-t-il. Si on n’entreprend que les choses qu’on est certain de voir aboutir, on ne fait jamais rien. Il faut commencer quelque part. J’ai essayé de lancer une campagne européenne sur la taxe sur la fortune, mais notre initiative citoyenne n’a pas obtenu le nombre de signatures requis pour obliger la Commission à se pencher sur le sujet. Dès lors, plutôt que de partir de l’échelon européen, nous essayons de démarrer au niveau national. Si la France et la Belgique, deux pays proches, y arrivent, ce sera un bon début et ça limitera les exils fiscaux.»
En France, le débat est déjà vif. L’un des principaux arguments avancés pour retoquer les propositions d’impôt sur la fortune est, sans surprise, celui de l’étouffoir de l’entrepreneuriat. «Veut-on une France qui encourage la prospérité, l’innovation et la création d’emplois ou une France qui s’obstine à repousser ceux qui pourraient réellement contribuer à son dynamisme économique?», interroge, dans Le Figaro, Benoît Perrin, à la tête d’une association de défense des contribuables.
Le président belge des socialistes francophones se dit ouvert à des exonérations pour les fortunes qui seraient investies dans du capital à risque et des investissements qui permettront vraiment de créer des emplois ou de la recherche et développement. «Si on laisse faire les fortunés qui affirment qu’ils feront un usage productif de leur argent pour l’économie, nous n’avons aucune garantie que ça se passe comme cela, au contraire, avance-t-il. Ils peuvent très bien acheter des bitcoins ou réaliser des opérations spéculatives comme cela se passe aux Etats-Unis avec des entreprises dévalorisées. Ce n’est pas la taxation qui est antiéconomique, mais la spéculation.»

Pour Gabriel Zucman, l’équité fiscale voulue par ses propositions se justifie non seulement par la différence de proportion d’impôt payé sur le revenu, mais aussi par la concentration de richesses. En Belgique, selon les chiffres de la Banque nationale, les 10% des ménages les plus riches détiennent 55% de la richesse nationale nette, dont 29% de l’immobilier résidentiel et près de 80% des actions cotées. Le 1% le plus riche détient, à lui seul, 25%, soit un quart de la richesse. Et cette concentration est renforcée par des régimes fiscaux avantageux pour les plus nantis.
«Si Magnette veut augmenter la taxe sur les plus-values, il faudrait, dans l’idéal, diminuer celle sur le travail.»
Qu’en pensent les experts fiscalistes? «Relancer la réflexion sur ce sujet en période de disette budgétaire et alors que les inégalités de richesse se sont sensiblement accrues, même dans une moindre mesure en Belgique, est pertinent, estime Marc Bourgeois, professeur de droit fiscal à l’ULiège. Il existe un patrimoine qui doit pouvoir être capté même à très faible taux, d’autant que les économistes ont démontré que la fameuse théorie du ruissellement des richesses ne fonctionne pas. Evidemment, la concrétisation politique d’une taxe sur la fortune, tant au fédéral qu’à l’international, est très fragile, davantage même aujourd’hui que par le passé. On sait que ce genre d’impôt nécessite une coordination entre pays, comme pour la taxe sur les multinationales mise au point par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Mais je ne vois pas les Etats-Unis actuels s’engager dans cette voie, alors qu’ils n’étaient déjà pas très chauds pour ce genre de mesure sous Joe Biden.»
Pour Michel Maus, avocat associé chez Bloom Tax et professeur à la VUB, il est extrêmement compliqué de réaliser des réformes fiscales dans notre pays. «On l’a encore vu, voici deux ans, avec le plan de Vincent Van Peteghem qui, bien que très équilibré, a échoué politiquement, constate-t-il. Sur le principe d’une taxe sur le patrimoine, je me réfère toujours à l’ancien président américain Ronald Reagan. Lorsqu’il est arrivé à la Maison-Blanche, la pression fiscale moyenne s’élevait à 52%, soit la même qu’en Belgique aujourd’hui. Il a réussi à diminuer ce taux de 52% à 39% et introduit une taxe sur les plus-values de 29%. Pour Reagan, tous les revenus devaient être taxés sur une même base, à un même tarif, qu’importe leur source. Si Magnette veut augmenter la taxe sur les plus-values, il faudrait, dans l’idéal, diminuer celle sur le travail.»
Quant à l’argument de la défense avancé par Zucman, Michel Maus rappelle que la Belgique a besoin de quatre milliards d’euros pour les deux années à venir. «Aura-t-on besoin d’un tel budget pour notre armée après cela?, se demande-t-il. Pas sûr. Mais il n’y a pas que nos moyens militaires qui posent problème. Il y a aussi la transition climatique qui a un coût élevé.» Marc Bourgeois abonde dans le même sens, mais, pour lui, il est difficile de tenir un discours en faveur d’impôts nouveaux. «On entend souvent l’antienne classique selon laquelle il y aurait trop d’impôts, ce qui rend presque impossible d’en envisager de nouveaux pour des enjeux aussi gigantesques que la défense ou la transition climatique, dit-il. Mais il faudra quand même bien financer tout cela tout en maintenant une cohésion sociale.» Le débat sur la taxation des plus grandes fortunes semble inévitable.