Des forces armées ont fait fermer les bureaux d’Al-Jazeera à Ramallah le 22 septembre. Accusé d’incitation au terrorisme, le média qatari a écopé d’une interdiction de 45 jours.
«Ca n’est pas une surprise,» réagissait le jour-même Nida Ibrahim, journaliste chez Al-Jazeera, après que l’armée israélienne eut évacué les bureaux du média à Ramallah, en l’accusant d’incitation au terrorisme. La chaîne arabophone était effectivement dans le viseur du gouvernement israélien depuis longtemps, et avait déjà été interdite en Israël au début du mois de mai, suite au vote, en avril, d’une loi permettant au pouvoir de mettre au ban les médias étrangers jugés dangereux pour la sécurité nationale.
Alors que Amnesty International a dénoncé cet événement comme une «attaque éhontée contre le droit à la liberté d’expression,» les journalistes du média qatari sont inquiets pour leur matériel de travail, désormais à la merci des forces israéliennes.
«Israël impose un blocus médiatique à Gaza depuis des mois, blocus auquel Al-Jazeera, grâce à son réseau de correspondants locaux, arrive à échapper»
Elena Aoun, checheure en relations internationales à l’UCLouvain
Al-Jazeera, contre pouvoir…
Jouant un rôle important dans le paysage médiatique arabophone et occidental, s’imposant comme porte-parole de population marginalisées ou de groupes rebelles, Al-Jazeera s’est attiré, depuis sa création, les foudres de nombreux gouvernements. Les locaux du média avait par exemple été touchés, en 2001 et en 2003, par des frappes américaines en Afghanistan et en Iraq, qui avaient tué un journaliste. Selon le Daily Mirror, le président américain George W. Bush aurait par ailleurs déclaré en privé vouloir bombarder les locaux de la chaîne à Doha. En outre, des journalistes du média, comme Sami al-Haj ou Tayseer Allouni, ont dû purger des peines de prison illégales à cause de leur activité de journaliste aux Etats-Unis ou en Espagne.
Mais si le média qatari est vu officiellement en Israël comme une menace pour la sécurité nationale, le rôle joué par Al-Jazeera dans la couverture du conflit à Gaza n’est pas des moindres. L’audience mondiale du média, sa ligne éditoriale et sa présence sur le terrain permettent la diffusion d’un récit qui concurrence celui officiel israélien.
«Israël impose un blocus médiatique à Gaza depuis des mois, blocus auquel Al-Jazeera, grâce à son réseau de correspondants locaux, arrive à échapper,» explique Elena Aoun, professeure et checheure en relations internationales à l’UCLouvain. «Sans ce média, même les populations occidentales seraient sûrement moins au courant de ce qui se passe à Gaza.»
… ou relais du pouvoir qatari ?
C’est, dans une majeure partie, le rattachement d’Al-Jazeera au pouvoir qatari qui permet à Israël de justifier son traitement du média. Fondé en 1996 par l’émir du Qatar, le cheik Hamad ben Khalifa Thani, et financé par ce même émirat qui entretient des liens étroits avec le Hamas, Al-Jazeera collaborerait selon les forces israéliennes avec le groupe armé palestinien.
«Selon les renseignements israéliens, les liens entre Al-Jazeera et le Hamas dépassent les simples liens que doivent entretenir un média et une source»
Oren Persico, journaliste au magasine israélien indépendant The Seventh Eye
Alors que le média a comparu à quatre reprises devant des tribunaux israéliens, les juges auraient à chaque fois validé, en s’appuyant sur des preuves confidentielles, des accusations de collaboration avec le Hamas. Pour Oren Persico, journaliste au magasine israélien indépendant The Seventh Eye, «il est clair, selon les agences de renseignements israéliennes, que les liens entre Al-Jazeera et le Hamas dépassent les simples liens que doivent entretenir un média et une source, mais personne n’a accès aux preuves qui appuient cette affirmation.»
A cet égard, Israël n’est pas non plus le premier gouvernement à sanctionner Al-Jazeera pour leur attachement au Qatar, qui tenterait d’élargir son influence dans le Moyen-Orient en utilisant le média comme antenne.
Des documents américains fuités par Wikileaks avaient par exemple évoqué l’utilité d’Al-Jazeera comme levier de négociation pour le Qatar dans ses relations avec l’Égypte. Les pays du Golfe avaient par ailleurs exigé la fermeture du média lors de la crise diplomatique de 2017 opposant le Qatar à ses voisins.
Pour rappel, Al-Jazeera avait joué un rôle important de porte-parole au cours du printemps arabe, aidant la diffusion de discours opposés aux pouvoirs en place, au profit d’organisations parfois financées le Qatar, comme les Frères Musulmans en Égypte.
Ce rattachement du média à la politique étrangère du Qatar avait aussi suscité des tensions au sein des rédactions. Par sa ligne éditoriale jugée trop contestataire, des journalistes égyptiens ou turques avaient choisi de démissionner plutôt que de couvrir les événements dans leurs pays à travers le prisme fourni par Al-Jazeera.
Faire du journalisme en Israël
Si les activités d’Al-Jazeera menacent la sécurité d’Israël, ou à tout le moins remettent en cause le discours officiel, l’inverse est aussi vrai: Israël n’est pas sans poser de danger pour les journalistes du média. Depuis le 7 octobre, au moins trois journalistes d’Al-Jazeera ont été tués dans la bande de Gaza — sur 130 journalistes tués au total selon les chiffres de Reporter Sans Frontières.
En Israël, Al-Jazeera n’est pas non plus le seul média à avoir été interdit. Al-Mayadeen, média affilié à l’Iran et au Hezbollah, a subi le même sort, en vertu aussi de la loi régulant les médias étrangers. Mais cette interdiction ne signifie pas pour autant une impossibilité pour les israéliens de regarder ces chaînes, qui restent accessibles à travers les réseaux sociaux ou des diffuseurs privés. «En fermant les bureaux [d’Al-Jazeera], ce ne sont pas tant les contenus de la chaîne qu’Israël attaque, mais plutôt les moyens de la chaîne pour continuer à produire du contenu.»
Pour ce qui est des médias israéliens, Oren Persico redoute la «pente glissante» sur laquelle semblent s’engager les pouvoirs politiques. «Pour l’instant, la loi ne cible que les médias étrangers, mais des voix s’élèvent déjà, à droite de l’échiquier politique, pour l’élargir aux médias israéliens.»
Pour le journaliste israélien, le contexte est déjà hostile pour les médias indépendants qui participent à la diffusion d’un discours qui n’est pas celui officiel: «C’est très facile d’être perçu comme non-patriotique, comme nuisant à l’intérêt général, et d’autant plus pour les journalistes arabophones qui ont subi beaucoup de discrimination sur le terrain.»
Selon Elena Aoun, le paysage médiatique israélien est sujet à «une droitisation importante, au même titre que le gouvernement ces dernières années. On assiste à la formation d’une bulle médiatique pour les israéliens, qui installe un fort sentiment de nationalisme, et qui ne dit rien ou très peu de choses au sujet de la situation dans la bande de Gaza.»
Léonard Creismeas