jeudi, décembre 26

Les appels au boycott d’Israël se multiplient. C’est une façon de montrer aux pays du Sud que tous les Occidentaux n’approuvent pas sa politique, analyse le sociologue Geoffrey Pleyers.

Plus le bilan de l’offensive israélienne dans la bande de Gaza s’alourdit (près de trente mille morts, dont deux tiers de femmes et d’enfants), plus la stratégie du gouvernement israélien, justifiée par le massacre du 7 octobre dernier par le Hamas, pose question. Dans le contexte militaire (l’énorme différence du rapport de force) et politique (le soutien occidental que conserve en grande partie Israël) qui prévaut dans cette guerre, les moyens dont disposent les Palestiniens pour faire entendre leurs droits sont réduits.

Parmi ceux-ci, le boycott de l’Etat hébreu reste une arme qu’ils leur est loisible d’actionner – même s’il a montré aussi ses limites. On a ainsi vu en Belgique des militants pro-Palestiniens protester contre l’exportation d’armements en manifestant devant le siège de l’entreprise Challenge Handling, à l’aéroport de Liège, ou des médecins et pharmaciens appeler à boycotter les produits de la société pharmaceutique israélienne Teva. Les actions contre les intérêts israéliens sont apparues bien avant le nouveau conflit. «Boycott, désinvestissement et sanctions», plus connue sous l’acronyme BDS, existe depuis 2005. Elle a eu une portée limitée, mais a été ravivée depuis l’offensive de Tsahal dans la bande de Gaza.

Des partis politiques belges (CD&V et partis de gauche) ont même tenté d’en faire endosser une version limitée par le gouvernement en novembre dernier, en proposant le boycott des biens israéliens produits par les colonies israéliennes dans les territoires palestiniens occupés, ce qui aurait mis la Belgique en concordance avec le droit international qui considère ces implantations comme illégales. Mais la droite du gouvernement s’y est opposée.

La question de la Palestine est un enjeu particulier.

Diversifié, le boycott peut aussi élargir sa cible au risque de perdre de son impact. Dans certains pays arabes, les entreprises McDonald’s et Carrefour ont été visées parce que leurs filiales israéliennes avaient procédé à des distributions de nourriture aux soldats israéliens. Les sociétés mères ont plaidé l’autonomie des succursales. Le boycott peut aussi être contreproductif. La Campagne palestinienne pour le boycott académique et culturel d’Israël, composante de BDS, a ainsi appelé à rompre les liens avec Standing Together, une association judéo-arabe israélienne qui a réclamé un cessez-le-feu à Gaza, en arguant qu’«en présentant Israël comme un Etat tolérant, pluriel et normal, et en faisant porter l’attention sur la “haine” et non sur l’oppression, cette organisation fait preuve de malhonnêteté intellectuelle et de complicité». Pour couper court à ce genre d’arguments absurdes, il est utile d’analyser les enjeux d’un boycott avec Geoffrey Pleyers, président de l’association internationale de sociologie et professeur à l’UCLouvain.

Le boycott, est-ce, dans certains cas, le seul moyen pour des citoyens de faire entendre leur voix?

Le boycott est utile et efficace quand il est articulé à d’autres manières d’agir. Dans l’histoire, la référence reste la campagne contre l’apartheid en Afrique du Sud. Boycott, désinvestissement et sanctions suit cette voie depuis longtemps. La différence est que la campagne contre l’apartheid était soutenue par la plupart des pays européens. A l’inverse, BDS est interdit par certains gouvernements européens, sous l’argument que l’action aurait un caractère antisémite. Le boycott est une arme essentielle et démocratique. Les citoyens s’emparent de la consommation parce qu’elle a une dimension politique et éthique. Il en est beaucoup question à propos de l’écologie.

La chaîne de fast-food McDonald’s, jugée pro-israélienne, est prise pour cible dans certains pays musulmans. © getty images

En interdisant ce type de campagne, est-ce un droit démocratique qui est bafoué?

Des voix sont empêchées de s’exprimer. Comment expliquer l’interdiction de manifester pour la Palestine ou de mener la campagne BDS en France? On évoque un bilan de plus de 29 000 morts à Gaza, et on ne pourrait pas manifester pour alerter sur cette situation? Ma collègue Lesley Wood, de l’université York, à Toronto, a participé à une manifestation contre la guerre à Gaza. Quelques jours plus tard, la police a débarqué chez elle à 6 heures du matin. Cela fait trois mois qu’elle est suspendue de l’université et qu’elle ne peut pas mettre un pied sur le campus. Elle est d’origine juive. Le débat ne se pose pas de la même manière à propos de la guerre en Ukraine. La question de la Palestine est un enjeu particulier.

Vous parlez d’un «deux poids, deux mesures». Quelles conséquences a cette attitude?

Pour les collègues avec lesquels je suis en contact dans le Sud, ce «deux poids, deux mesures» est une évidence. Il est clair que la double logique occidentale suscite l’incompréhension, je dirais même le dégoût. Comment justifier que l’Europe a accueilli tant d’Ukrainiens, ce qui était très bien, et qu’elle fait tant de difficultés pour reconnaître la situation en Palestine? Une doctorante palestinienne nous écrit parce qu’elle est bloquée à Rome. Elle n’a plus de bourse, ne peut pas rentrer en Palestine et ne peut plus rester en Italie. L’Europe y perd beaucoup de sa légitimité.

Réparer les dégâts causés à l’image d’Israël sera très long. Dans une moindre mesure, ce sera le cas aussi pour l’Occident. On ne s’en rend pas compte en Europe. Mais, demain, ce qui se passe aujourd’hui en Palestine marquera une génération de citoyens. Je le vois aussi à propos de l’Union européenne. Elle est bien plus engagée pour la démocratie et les droits humains que la Russie ou la Chine. Or, tout cela est balayé par le «deux poids, deux mesures» entre les Ukrainiens et les Palestiniens. Il fallait aider les Ukrainiens. Mais pourquoi pas les autres? Parce qu’ils sont moins européens, moins blancs, et musulmans? C’est la morale des Européens qui est en jeu. Alors, le boycott peut sembler symbolique, mais au moins, il démontre que tout le monde en Occident n’est pas d’accord, que des actions sont menées, que les Européens ne sont pas insensibles. Même ce qui est symbolique peut être important.

Ce qui se passe aujourd’hui en Palestine marquera demain une génération de citoyens.» – Geoffrey Pleyers, président de l’Association internationale de sociologie.

La campagne BDS a-t-elle un impact plus symbolique que réellement économique?

Avant la guerre actuelle, la campagne BDS n’a pas eu un effet considérable. Son impact a été plus symbolique qu’économique. Israël a continué d’exporter de façon importante. Mais cela peut changer.

Le boycott le plus efficace est-il celui qui est relayé par les gouvernements?

Certainement. On l’a bien vu avec l’Afrique du Sud. La campagne de boycott en raison de l’apartheid a pris une autre dimension quand certains Etats l’ont endossée. Elle a été couronnée de succès. Avec le recul, c’est une campagne réussie. Mais dans les faits, cela n’a pas été si facile et cela a pris de nombreuses années. Je ne justifie pas toutes les positions palestiniennes. Je dis simplement que le boycott est un outil citoyen, légitime sur cette question-là comme sur d’autres. D’un autre côté, je suis surpris. Bien sûr, le consommateur a un rôle important. Mais depuis les années 1990, on annonce, moi compris, que le «consommacteur» sera le nouvel acteur citoyen, ce que j’espère toujours. Il faut bien reconnaître que l’on a déchanté. Il y a un consensus sur le fait que le changement auquel on fait face en matière d’environnement ne pourra pas se faire sans que le consommateur ne change profondément et consomme moins. Certes, cette volonté de moins consommer, de ne pas utiliser de plastique ou d’acheter des légumes de saison touche plus de monde qu’il y a vingt ans, mais cela reste quand même marginal. Les espoirs qui ont été placés sur le «consommacteur» et qui doivent le rester ont été un peu déçus.

Geoffrey Pleyers © National

L’Association internationale de sociologie, que vous présidez, a adopté des positions différentes dans les guerres en Ukraine et entre Israël et le Hamas. Pourquoi?

Nous avons suspendu la Fédération russe de sociologie, pas les sociologues russes à titre individuel, parce qu’elle avait publié un communiqué en faveur de la guerre. Depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas, nous avons reçu des appels à suspendre la Fédération israélienne de sociologie, ce à quoi nous nous sommes opposés. Depuis des années, les sociologues de l’association israélienne se sont régulièrement exprimés contre les nouvelles colonies en territoires palestiniens et contre les violences faites aux Palestiniens. Ils les ont toujours dénoncées. Il ne faut pas mettre tout le monde, et tout Israël, dans le même sac. En tant qu’Association internationale de sociologie, nous devons soutenir ces voix différentes, qui dénoncent l’injustice et cherchent à construire des ponts. Cela étant, la sphère académique est tributaire des législations en vigueur dans certains pays. Plusieurs Etats arabes empêchent tout contact avec des Israéliens. Mes collègues de certains pays arabes s’exposeraient à des sanctions s’ils acceptent de participer au même panel qu’un sociologue israélien.

Il y a aussi des appels à priver les équipes sportives de compétition et la chanteuse israélienne de participation à l’Eurovision. Qu’en pensez-vous?

Vingt-neuf mille morts, essentiellement des femmes et des enfants, à Gaza. Peut-on faire comme si de rien n’était, et chanter à l’Eurovision? On aurait toutes les raisons de trouver légitime le boycott d’Israël, comme on l’a fait pour la Russie. A l’Eurovision, c’est une représentation officielle d’Israël. De même avec les équipes nationales en sport. Et en même temps, dans le monde culturel, de nombreux artistes israéliens sont résolument opposés à cette guerre, défendent leurs collègues palestiniens, et il y a même des artistes et des académiques israéliens qui soutiennent l’idée du boycott. N’oublions pas qu’il y a encore six mois, des milliers d’Israéliens ont manifesté massivement contre Benjamin Netanyahou pour défendre l’Etat de droit. L’opinion israélienne n’est pas monolithique. Des Israéliens sont en faveur de la paix, essaient de maintenir des ponts avec les Palestiniens, et s’opposent à cette déshumanisation radicale des Palestiniens. Ils méritent tout notre soutien. Un jour, il faudra bien que les deux peuples vivent sur ce territoire.

Eurovision, piège sans «bonne» solution

Du 7 au 12 mai prochains se déroulera à Malmö, en Suède, la 68e édition du concours Eurovision de la chanson. Certains imaginent avec peine qu’Israël puisse participer à la compétition «comme si de rien n’était» alors que le gouvernement de Benjamin Netanyahou poursuit son offensive militaire dans la bande de Gaza et reste sourd aux appels des chancelleries à un cessez-le-feu humanitaire. En 2022, l’Union européenne de radio-télévision, organisatrice de l’événement, avait suspendu la participation de la Russie au concours, en raison de l’invasion de l’Ukraine. La même position doit-elle être adoptée à propos d’Israël? Mettre sur un pied d’égalité le pouvoir dictatorial russe et la démocratie israélienne pourrait légitimement heurter. Entre une suspension controversée et une participation critiquée, l’issue pourrait venir d’un point de règlement qui proscrit les chansons à caractère politique. Le morceau de la candidate israélienne, Eden Golan, est intitulé October Rain, et évoque l’horrible massacre du 7 octobre dernier par le Hamas. Le ministre israélien de la Culture et des Sports, Miki Zohar, a expliqué que la chanson «exprime les sentiments du peuple et du pays ces jours-ci», et lui a dénié toute dimension politique. Il a menacé l’Union européenne de radio-télévision d’un retrait d’Israël du concours si elle réclamait d’Eden Golan un changement de morceau… Dilemme sans «bonne» solution?

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