jeudi, décembre 12

Ancien ministre grec des Finances et figure emblématique de la gauche radicale européenne, Yánis Varoufákis fascine autant qu’il agace. Il revient avec un livre percutant, Les Nouveaux Serfs de l’économie, un essai qui acte la fin du capitalisme tel que nous le connaissons.

Economiste hétérodoxe, figure emblématique de la gauche radicale européenne, Yánis Varoufákis fascine autant qu’il agace. Célèbre pour son bras de fer avec la troïka européenne durant la crise de la dette grecque, l’homme à la voix rauque et à l’allure décontractée n’a rien perdu de son talent pour captiver. Cette fois, il revient avec un livre percutant, Les Nouveaux Serfs de l’économie (1), où il acte la fin du capitalisme tel que nous le connaissons. Pour lui, ce système n’a pas succombé sous les coups de ses contradictions internes, comme Karl Marx l’avait prédit, mais s’est métamorphosé en quelque chose de pire: le techno-féodalisme. Amazon, Google, Facebook? Pas des entreprises, mais des seigneurs. Les internautes? Pas des individus éclairés, mais des serfs qui fournissent gratuitement les données et les contenus qui alimentent le réseau. Dans cet essai cinglant, l’économiste grec démonte les mécanismes de cette ère de contrôle algorithmique où nous sommes tous devenus des serfs numériques. Selon lui, les grandes plateformes digitales, plus puissantes que les Etats, instaurent un système néomédiéval fondé sur la servitude et le contrôle.

Huit heures du matin, Athènes. Yánis Varoufákis s’installe face caméra, prêt à répondre à nos questions avec la même intensité que s’il était sur la scène politique. Devant une bibliothèque impeccablement ordonnée, d’une sobriété qui tranche avec son discours explosif, l’ancien ministre, égal à lui-même, allie l’arrogance du visionnaire à l’ironie douce-amère du sceptique. Mais ce qui frappe, plus encore que ses mots, c’est son regard. Un regard qui semble sonder les ruines d’un monde qu’il rêve de reconstruire autrement. «Le capitalisme est mort», nous lâche-t-il en marquant un moment de silence. Avant de compléter, sourire nerveux aux lèvres: «Mais attendez! Ne souriez pas trop vite. On ne gagne pas au change. Le remplaçant est encore plus cruel.»

Votre livre prend la forme d’une lettre adressée à votre père. Ce choix est surprenant pour un ouvrage qui traite d’enjeux économiques complexes. Pourquoi cette approche?

A l’origine, je voulais simplement éviter d’écrire un livre académique. En tant que professeur, je connais la tendance naturelle des économistes à s’enfermer dans un langage hermétique, destiné à un cercle restreint de spécialistes. On s’adresse à ses pairs. Or, ce n’est pas mon but. Mon objectif était de rendre ces idées accessibles au plus grand nombre. Pendant l’écriture, je me posais la question de savoir si ma fille de 12 ans pouvait comprendre une formule ou une explication. Si la réponse était oui, alors elle méritait de figurer dans le texte. Mais la figure de mon père s’est imposée. C’est lui qui, dans mon enfance, dès l’âge de 6 ans, m’a sensibilisé aux réalités du capitalisme, à ses forces et à ses contradictions. Il avait une manière unique de parler des questions économiques sans jargon, par des expériences concrètes sur le fer, par exemple. La lettre m’a permis de lui rendre hommage, tout en parlant à un large public.

Vous écrivez que nous vivons dans un «âge de fer». Que voulez-vous dire?

Je faisais allusion à Hésiode, un poète grec antique. Dans un de ses textes, il écrivait que l’âge de fer symbolise une période où les hommes travaillent sans relâche le jour et se corrompent la nuit. Il voyait déjà l’ambivalence du progrès technique: nous créons des objets pour améliorer nos vies, mais ils finissent souvent par nous dépasser. On peut dire la même chose sur notre époque technologique. Regardez l’ordinateur: c’est un outil prodigieux, mais qui peut aussi s’avérer destructeur. Cette tension entre progrès et anxiété face à nos propres inventions est une constante humaine. L’«âge de fer» moderne, c’est cette époque où la technologie numérique, censée libérer les individus, en réalité les asservit.

Vous faites une affirmation radicale dans le livre: le capitalisme est mort. Ce constat peut surprendre…

Pour comprendre cette affirmation, entendons-nous d’abord sur ce qu’est le capitalisme dans sa forme classique, à savoir un système économique basé sur deux éléments centraux: les marchés, où les biens et services sont échangés, et le profit, qui motive les entreprises à investir. Dans ce modèle, les relations sociales sont organisées autour de la propriété privée des moyens de production, de l’exploitation du travail salarié et de la création de valeur. Cependant, ce système a changé de nature. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les marchés ne fonctionnent plus comme avant et où le profit a été remplacé par une logique de rente. C’est ce que j’appelle le «techno-féodalisme». Celui-ci repose sur le contrôle des plateformes numériques, qui monopolisent les interactions économiques et sociales. Ces plateformes, comme Amazon ou Google, n’opèrent pas dans un marché libre: elles imposent leurs propres règles, verrouillent les utilisateurs dans des écosystèmes fermés et captent la richesse produite par nos interactions. Ce n’est plus le capitalisme tel que nous le connaissions.

Allons plus loin: en quoi ce techno-féodalisme se distingue du capitalisme traditionnel?

La différence est fondamentale. Le capitalisme classique repose sur une dynamique productive. Les entreprises investissent dans des machines, embauchent des salariés et produisent des biens et services pour les vendre sur un marché. Dans ce modèle, les marchés restent relativement ouverts. Le techno-féodalisme, en revanche, repose sur une logique de contrôle. Prenez l’exemple d’Amazon. Ce n’est pas seulement un marché où les vendeurs et les acheteurs se rencontrent. C’est une place qui capte des données sur chaque transaction, chaque clic, chaque recherche. Ces données sont ensuite utilisées pour manipuler les comportements des utilisateurs et maximiser les profits d’Amazon, souvent au détriment des petits vendeurs. Ce n’est plus un marché libre, mais un écosystème fermé où le pouvoir est concentré entre les mains de quelques géants.

Amazon, seigneur du techno-féodalisme critiqué par l’économiste grec. © BELGAIMAGE

Iriez-vous jusqu’à dire, comme le soutiennent d’autres économistes, que nous sommes devenus des travailleurs non rémunérés, qui œuvrent gratuitement pour ces plateformes?

C’est exactement cela. Dans le capitalisme traditionnel, les travailleurs étaient rémunérés pour leur contribution à la production. Aujourd’hui, chaque fois que l’on publie un avis, partage un contenu ou clique sur une publicité, on crée de la valeur pour ces plateformes. Mais cette valeur est captée sans contrepartie. Prenons l’exemple de Meta, la société mère de Facebook. Elle génère des milliards de dollars de revenus chaque année, mais dépense moins de 1% de ces revenus pour rémunérer ses employés. La majeure partie de cette richesse est créée par les utilisateurs eux-mêmes, qui fournissent gratuitement les données et les contenus qui alimentent le réseau social. Nous sommes devenus des serfs numériques, d’où le titre du livre, travaillant gratuitement pour enrichir les seigneurs technologiques.

«Les seigneurs numériques n’imposent pas leur domination par la force, mais par une subtile combinaison de séduction et de coercition.»

Mais pourquoi parlez-vous de «techno-féodalisme»? Pourquoi cette allusion au féodalisme?

Le féodalisme reposait sur une structure de pouvoir hautement centralisée. Les seigneurs possédaient la terre et prélevaient une rente sur les paysans qui y travaillaient. Aujourd’hui, les plateformes numériques jouent un rôle similaire. Elles possèdent les infrastructures numériques et imposent une rente sur chaque interaction. Prenons un nouvel exemple: un vendeur qui utilise Amazon pour commercialiser ses produits. Il doit payer une commission pouvant parfois atteindre 40% de chaque vente. Il n’a pas d’alternative viable, car Amazon domine le marché. Ce n’est pas un marché libre, c’est un système féodal où le pouvoir est concentré entre les mains de quelques seigneurs numériques.

A vous entendre, on dirait que vous défendez le marché… N’est-ce pas paradoxal pour l’économiste marxiste revendiqué que vous êtes?

Je suis marxiste, en effet. Malheureusement, beaucoup ont dénaturé la pensée de Karl Marx. Ce qu’il critique, ce n’est pas l’idée de marché en soi, mais la façon dont les marchés sont subordonnés au capital. Je pense que les marchés peuvent jouer un rôle positif en favorisant des échanges autonomes et libres entre individus. Mais pour cela, ils doivent fonctionner dans des conditions équitables, sans être capturés par des intérêts monopolistiques ou parasités par la finance. Je n’ai pas peur du mot «marché», si l’on entend par là un espace d’autonomie, mais je critique sa forme actuelle, où les plateformes comme Amazon pervertissent cette idée en imposant des rentes qui asphyxient toute concurrence et verrouillent les utilisateurs dans leur écosystème.

Vous introduisez dans votre livre le concept de «capital cloud». C’est-à-dire?

Le «capital cloud» représente cette nouvelle forme de capital basée sur nos données personnelles et notre activité numérique. Contrairement au capital traditionnel, qui prend des formes tangibles comme des usines, des machines ou des produits, le capital cloud est immatériel. Il repose sur l’exploitation des informations générées par nos interactions en ligne. C’est une transformation fondamentale de la nature même du capital.

Certains utilisateurs, loin de s’en offusquer, se réjouissent que ces plateformes leur proposent des «plans» intéressants en s’appuyant sur leurs données…

C’est une illusion. Bien sûr, ces plateformes offrent des services pratiques: Google Maps vous aide à trouver votre chemin, Spotify vous recommande de la musique. Mais ce n’est pas un échange équitable, car ces services ne sont pas réellement gratuits. Amazon ne se contente pas de vendre des produits. Il utilise vos données pour anticiper vos besoins, vous pousser à consommer davantage. Elle transforme les utilisateurs en sources de profit passives.

Le «techno-féodalisme» représenterait-il une menace pour le fonctionnement «normal» de la démocratie comme vous le laissez entendre entre les lignes?

Absolument. La démocratie repose sur la participation citoyenne, le dialogue et la recherche de compromis. Or, les plateformes numériques fragilisent ces bases en favorisant la division et la polarisation. Leurs algorithmes sont conçus pour maximiser l’engagement, ce qui signifie qu’ils mettent en avant les contenus les plus polarisants, car ce sont eux qui génèrent le plus de clics. De plus, ces plateformes concentrent un pouvoir immense sans rendre de comptes à personne. Elles influencent les discours publics, manipulent les opinions et contrôlent une part croissante de l’économie. Ce n’est pas seulement une menace pour la démocratie, c’est un changement de paradigme.

Vous parlez aussi de la «servitude volontaire» des utilisateurs. Pourquoi restons-nous attachés à ces plateformes, malgré leurs abus?

C’est une question centrale. Elles ont réussi à nous convaincre que leurs services sont indispensables. Elles offrent une praticité et une accessibilité qui nous rendent dépendants. Amazon vous livre en un jour, Spotify vous propose une musique que vous adorez sans que vous ayez à chercher. Ces services créent une illusion de confort et de liberté, mais à quel prix? Nous acceptons cette «servitude volontaire» parce que le coût de la résistance semble trop élevé. Abandonner ces plateformes, c’est renoncer à une part importante de notre vie numérique et, par extension, de notre vie sociale et professionnelle. De plus, leur pouvoir est tel qu’elles rendent toute alternative difficilement accessible. C’est exactement ce que je dénonce dans le techno-féodalisme. Les seigneurs numériques n’imposent pas leur domination par la force, mais par une subtile combinaison de séduction et de coercition. Ils capturent notre attention, manipulent nos comportements et nous enferment dans leurs écosystèmes.

Quel rôle peuvent jouer les citoyens dans ce combat contre le techno-féodalisme?

Les citoyens ont un rôle crucial à jouer. Premièrement, en prenant conscience de leur pouvoir. Chaque clic, chaque interaction en ligne est une source de richesse pour les plateformes. En étant plus vigilants sur la manière dont nous utilisons ces outils, nous pouvons réduire leur emprise. Deuxièmement, en exigeant des alternatives. Si les citoyens se mobilisent pour demander des plateformes publiques, les décideurs politiques seront contraints d’agir. Enfin, en soutenant les initiatives locales et les projets indépendants, les citoyens peuvent aider à construire des modèles économiques plus justes et durables.

«Je n’ai pas peur du mot “marché”, si l’on entend par là un espace d’autonomie.»

Quelles formes pourraient prendre ces plateformes publiques pour rivaliser avec les géants du numérique?

Cela nécessiterait une volonté politique forte et une coopération à l’échelle internationale. Imaginez une plateforme publique européenne qui offre les mêmes services qu’Amazon, mais qui soit gérée de manière transparente, avec des règles démocratiques et un respect strict des données personnelles. Les revenus générés pourraient être réinvestis dans des projets publics, comme l’éducation ou la transition écologique. Un exemple concret serait de créer une alternative publique à Airbnb, gérée par les municipalités. Cette plateforme pourrait connecter les propriétaires et les locataires sans prélever des commissions exorbitantes, tout en garantissant des normes éthiques et environnementales. Cela permettrait de redonner du pouvoir aux citoyens et de réduire la dépendance aux géants du numérique.

N’est-ce pas un peu utopique à l’heure actuelle?

Je ne le crois pas. Ce modèle s’inspire des coopératives et des services publics qui existent déjà dans d’autres secteurs. La technologie n’est pas l’ennemie, mais elle doit être mise au service de l’intérêt général, et non de la quête de profits.

Ce système peut-il être régulé, selon vous?

La régulation est nécessaire, mais elle ne suffira pas. Les géants du numérique disposent de ressources considérables pour contourner les lois et influencer les décideurs politiques. De plus, les régulations actuelles ne s’attaquent pas aux racines du problème: la concentration du pouvoir et la logique de rente. Ce qu’il faut, c’est repenser complètement notre modèle. Nous devons investir dans ces alternatives publiques, comme des plateformes numériques gérées démocratiquement.

L’action doit-elle se mener à l’échelle européenne?

L’Europe a beaucoup de retard, mais elle a aussi des atouts. Elle peut s’appuyer sur son cadre réglementaire et sur ses traditions de coopération publique. Cependant, elle doit investir massivement dans ses propres infrastructures numériques. Cela signifie développer des alternatives aux plateformes dominantes, mais aussi soutenir la recherche et l’innovation pour réduire sa dépendance envers les technologies américaines et chinoises.

A propos: vous soulignez dans votre ouvrage que l’économie mondiale est devenue un espace de conflits entre puissances, notamment les Etats-Unis et la Chine. Comment ce duel influence-t-il le développement du techno-féodalisme?

Ce conflit structure une grande partie des dynamiques économiques et technologiques actuelles. Les Etats-Unis dominent le capitalisme numérique à travers des entreprises comme Google, Amazon ou Meta, tandis que la Chine a développé son propre modèle avec des géants comme Alibaba et Tencent, sous le contrôle étroit de l’Etat. Ce duel ne profite pas à l’humanité. Il s’agit d’une lutte pour la suprématie technologique et économique, où les citoyens deviennent des ressources exploitées par les deux camps. Aux Etats-Unis, le pouvoir est concentré dans des mains privées; en Chine, il est centralisé par l’Etat. Mais dans les deux cas, cela aboutit à un contrôle accru des individus, à une exploitation systématique des données et à une marginalisation des principes démocratiques. Le techno-féodalisme, tel que je le décris, trouve un terrain fertile dans cette rivalité, car il pousse à l’accélération des technologies de contrôle. Les algorithmes ne sont pas conçus pour résoudre des problèmes humains, mais pour maximiser l’influence de ceux qui les possèdent, que ce soit un gouvernement ou une entreprise privée.

Lors des dernières élections législatives en France, vous avez soutenu publiquement la coalition de gauche, le Nouveau Front populaire (NFP). Pensez-vous qu’elle soit à même de mener ce combat contre les abus des plateformes numériques et appliquer son programme?

Le NFP doit être honnête avec ses électeurs. Rien ne sera possible sans affronter les dogmes néolibéraux imposés par Bruxelles et assumer un bras de fer avec eux. Cela nécessitera des choix courageux et des sacrifices. Mais c’est le prix à payer pour une véritable transformation.

Engager le «bras de fer» comme vous l’avez fait en 2015?

Je dirais plutôt comme j’ai essayé de le faire (rire).

(1) Les Nouveaux Serfs de l’économie, par Yánis Varoufákis, Les Liens qui libèrent, 352 p.

Bio express

1961
Naissance à Athènes.
1987
Doctorat en économie à l’université d’Essex (Royaume-Uni).
2015
Nommé ministre des Finances du gouvernement d’Aléxis Tsípras.
2016
Cofonde le mouvement politique paneuropéen DiEM25 (Democracy in Europe Movement 2025).
2020
Publie Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe (Les Liens qui libèrent).

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