Les caisses automatiques, soupçonnées d’encourager le vol à l’étalage, sont pointées du doigt. Pour tenter d’enrayer le phénomène, la grande distribution s’équipe.
C’est un bon client qui a oublié de passer en caisse automatique une entrecôte. C’est un habitué qui scanne une seule bouteille de lait dans un lot de six ou des kiwis avec l’étiquette des oignons. Selon l’étude Retail Security in Europe, menée en 2019 (dernières données disponibles) dans onze pays européens, dont la Belgique, l’alcool, la viande, le poisson et le fromage sont particulièrement volés.
Un chiffre n’est pas passé inaperçu: les caisses en libre-service ont entraîné une perte de «plus de 100 millions d’euros», selon un délégué CFDT chez Auchan, interrogé par la radio France Bleu Nord. Le groupe de grande distribution, qui emploie 54.000 salariés, est aujourd’hui en difficulté. Près de 2.300 emplois seront supprimés et une dizaine de points de vente, dont trois hypermarchés, sont menacés de fermeture. Aux Pays-Bas, le distributeur Jumbo annonçait un montant similaire lors de ses résultats annuels de 2023: plus de 100 millions d’euros dérobés, soit une augmentation de 60% par rapport à 2022, pour un bénéfice net de 80 millions d’euros. Dans son communiqué de presse, le groupe expliquait qu’un tiers des vols ont lieu aux caisses automatiques, tout en refusant de révéler leur fréquence. Depuis septembre, dans ses supermarchés, notamment en Belgique, les clients sont filmés de face et en temps réel lors de leur passage au self-scan. Une mesure visant à les dissuader d’une tentative de vol en les confrontant à leur image.
Un secret bien gardé
L’ampleur exacte de la hausse du nombre de vols reste un secret bien gardé de la grande distribution. En moyenne, la «démarque inconnue» est estimée par la profession à 1,9% du chiffre d’affaires. En 2023, le manque à gagner s’élevait à 1,2 milliard d’euros, selon Comeos, la fédération belge du commerce. Les groupes ont également investi 392 millions d’euros pour lutter contre ces délits. Un montant répercuté sur le client. Cependant, pour les enseignes, pas question d’alerter sur ce problème extrêmement délicat. Officiellement, au siège des groupes de distribution, le sujet n’en est pas un. «Le vol a toujours existé, et il n’y en a pas plus qu’avant», estime Roel Dekelver, porte-parole chez Delhaize. «Ce n’est pas une info qui nous est remontée de façon exponentielle», assure Siryn Stambouli, porte-parole chez Carrefour.
Pourtant, les vols à l’étalage enregistrés par la police fédérale ont augmenté de 3,24% par rapport à 2022 –le niveau le plus élevé depuis dix ans. Ces chiffres ne reflètent pas la réalité des vols de nourriture dans les grandes surfaces, qui sont rarement enregistrés par la police et se règlent le plus souvent à l’amiable dans le magasin. On ignore également combien de vols sont effectivement liés aux self-scan. «Seuls 11% des vols sont effectivement signalés par les commerçants. Le nombre réel est un multiple du nombre de signalements», estime Luc Ardies, directeur général de buurtsuper.be, qui représente les supermarchés indépendants affiliés aux grands distributeurs.
«Il existe en effet une corrélation importante entre la hausse des vols et le climat économique, note Gino Van Ossel, professeur à la Vlerick Business School. L’inflation est-elle le seul facteur responsable d’une recrudescence des vols? Si les différences culturelles sont grandes, il observe partout, et depuis de nombreuses années, une augmentation des larcins dans l’ensemble des pays occidentaux. «Ce sont des clients apparemment bien intentionnés qui se livrent régulièrement à des vols à l’étalage. S’ils se font prendre en flagrant délit, ils prétextent un « oubli ».» D’après Gino Van Ossel, cela s’explique également par l’évolution des normes sociales. Outre la nature impersonnelle des caisses automatiques mettant fin à une surveillance humaine directe, omettre volontairement de scanner un article à une caisse automatique est désormais «acceptable». Des clients l’avouent sans complexe. D’autres, pour qui ce n’est pas une habitude, reconnaissent avoir déjà été tenté. «Au-delà des vols de « nécessité », il s’agit de clients qui veulent conserver leurs habitudes, en essayant de dérober quelques produits un peu chers», précise Gino Van Ossel.
24.021
vols à l’étalage ont été recensés par la police fédérale en 2023. Contre 21.650 en 2022, 17.871 en 2020 (année atypique à cause de la pandémie) et 22.174 en 2019.
Des vols sous contrôle
Pas question pour autant de renoncer au self-scan ni aux caisses automatiques. Chez Delhaize et chez Carrefour, ils représentent respectivement 60% et 49% des transactions, par exemple. Ces enseignes estiment que les vols sont sous contrôle, grâce à différentes mesures: la présence systématique d’un employé chargé d’effectuer des contrôles aléatoires, le recours à un algorithme contrôlant aléatoirement et à fréquence régulière telle ou telle caisse et la surveillance rapprochée de vigiles hors des zones de self-scan. «Nos clients savent qu’ils ont désormais plus de chances d’être contrôlés que de ne pas l’être, estime Roel Deklever. «Carrefour ne peut pas communiquer davantage sur les moyens mis en œuvre. Ceux-ci demeurent confidentiels, le but évident étant de ne pas faciliter les vols», ajoute Siryn Stambouli.
Les enseignes recourent de plus en plus aux solutions technologiques pour éviter la «fraude aux oignons». Les caméras de surveillance deviennent plus « intelligentes ». Aux caisses automatiques, certaines sont capables de reconnaître les objets. Elles peuvent distinguer un concombre d’un avocat, par exemple. Et si un client «se trompe», non seulement le superviseur reçoit un message d’alerte mais, surtout, un message apparaît à l’écran de la caisse : «Etes-vous sûr d’avoir tout scanné ?» Généralement, cela incite le client à se « corriger » lui-même. Les caméras sont également programmées pour détecter les comportements et les gestes suspects et alertent immédiatement le personnel par une notification. Il existe enfin des logiciels utilisant l’intelligence artificielle. L’IA repère lorsqu’un produit est placé dans un sac ou sous un manteau, prévenant le gérant.
Ces mesures ne constituent pas encore la norme. En revanche, les étiquettes sont de plus en plus souvent équipées d’alarmes discrètes. Les cartes de fidélité mémorisent les «erreurs», c’est-à-dire les clients qui «oublient» régulièrement un produit aux caisses automatiques. Averti, le personnel intensifie dès lors les contrôles. Ces cartes sont également nécessaires pour débloquer la scanette à main. «A terme, la grande distribution n’a pas d’autre choix que d’investir dans ces solutions technologiques pour réduire les vols qui plombent leur marge nette qui reste très faible», conclut Gino Van Ossel.