Par Elise Legrand
Meinie Nicolaï, directrice générale de la branche belge de Médecins sans Frontières (MSF), revient d’une mission de coordination d’urgence dans le sud de la bande de Gaza. De ces douze jours passés aux abords de Rafah, où près d’1,5 million de Palestiniens crèchent dans des tentes de fortunes, l’humanitaire retient le vacarme des bombardements et la détresse psychologique du peuple gazaoui. Elle appelle surtout au respect de l’action médicale, constamment ciblée par l’armée israélienne. « Du jamais vu ».
Depuis plusieurs jours, la Belgique parachute de l’aide humanitaire sur Gaza. Ce largage par avion est-il un bon signal ?
C’est une solution par défaut, mais c’est loin d’être suffisant pour combler les besoins de la population. D’une part, parce que les quantités transportées par avion sont bien inférieures à ce qu’on peut acheminer par la route ou même par voie maritime. D’autre part, parce que ce largage n’est pas très précis et peut même être dangereux à cause de problèmes techniques (Ndlr : 5 décès). Mais c’est le signal que l’acheminement par la route est bien trop lent et inefficace depuis des mois. Donc les gouvernements sont contraints de trouver d’autres solutions.
Qu’est- ce qui coince dans l’entrée de l’aide humanitaire par voie terrestre ?
Le chaos règne, et ce chaos est la conséquence directe du siège israélien en place depuis plus de cinq mois. Soyons clair : ce n’est pas la faute des Palestiniens. Les gens sont affamés et désespérés, donc ils sont prêts à tout pour trouver à manger pour leur famille. Il y a des centaines de camions avec de l’aide humanitaire qui attendent à la frontière avec l’Egypte, je les ai vus de mes propres yeux. Mais leur entrée à Gaza est systématiquement ralentie par l’armée israélienne, via des blocages, des contrôles et une lourde bureaucratie. Et puis surtout, les combats continuent. Un cessez-le-feu et une ouverture des frontières sont indispensables pour acheminer cette aide humanitaire.
Croyez-vous encore à cette trêve des combats ? Cela fait des mois qu’on l’attend.
On avait espéré un cessez-le-feu avant le ramadan, mais force est de constater que c’est un échec. C’est vraiment compliqué, mais il faut continuer à y croire. Mais espérer, ce n’est pas assez : il faut faire entendre notre voix et mettre la pression sur les politiques. C’est la seule solution pour éviter des scènes encore plus dramatiques. Il faut que la nourriture entre en masse, que les hôpitaux soient accessibles et soient sécurisés. Il y a urgence.
Dans quelles conditions matérielles vit actuellement la population dans le sud de Gaza ?
Les gens vivent entassés dans des tentes. Heureusement, nous sommes au mois de mars et les conditions météorologiques s’améliorent. Mais l’hiver a été très froid. La nuit, les températures chutaient sous les 10 degrés. La population doit constamment faire la file : pour avoir accès à l’eau, pour chercher un peu de nourriture. L’hygiène est également très limitée et de nombreuses personnes ont développé des infections de la peau. Heureusement, la majorité des enfants de Gaza est bien vaccinée, ce qui limite les risques de rougeoles. Mais on voit émerger des cas d’hépatites. Et puis, surtout, les soins de santé sont bien trop limités.
Comment se déroule cet accès au soin ?
Le contexte de siège rend tout très compliqué. Les hôpitaux sont encerclés par l’armée israélienne, certains médecins sont arrêtés, les ambulances sont bloquées. Une grande partie des centres de soins ne fonctionnent plus et pourtant, le nombre de blessés augmente chaque jour. C’est paradoxal : les besoins augmentent mais l’offre de soins diminue. Chez MSF, nous avons dû évacuer neuf centres de santé, d’abord dans le Nord, puis dans le Sud, parce que les attaques y étaient permanentes. L’hôpital d’Al Aqsa (à Deir Al-balah), l’un des seuls centres encore fonctionnels, est complètement débordé. Il y a trop de patients, mais on les aide comme on peut. On fait surtout des petits soins : on change les bandages, on nettoie les plaies pour réduire les infections. Mais il y a énormément de blessures complexes, d’enfants brûlés. Sans parler des soins quotidiens, qui sont inexistants : impossible de faire des dialyses, de soigner les malades du cancer, les malades chroniques…
Fin février, les Nations unies alertaient à nouveau sur les risques de « famine généralisée » à Gaza. Comment cela se traduit-il sur le terrain ?
La situation la plus problématique se déroule dans le Nord, où je n’ai pas été. Mais dans le Sud et dans la Middle Area, on commence également à voir de plus en plus d’enfants malnutris lors de nos consultations. C’est un indicateur alarmant : la malnutrition n’existait pas à Gaza par le passé.
Outre les problèmes de santé physique, dans quel état de détresse psychologique sont plongés les Gazouis ?
Les gens sont traumatisés. Tous, y compris les enfants, ont vu et entendu des choses terribles. Chaque famille dénombre des morts. Psychologiquement, c’est très difficile, et on le voit dans nos consultations. Et puis surtout, la population n’a aucune perspective. Netanyahou répète également qu’une attaque sur Rafah n’est pas à exclure. C’est une menace terrible qui pèse mentalement sur la population.
Personnellement, qu’est-ce qui vous a le plus marqué durant votre séjour ?
Les bruits de tirs constants, surtout durant la nuit. Entre 5 et 7h du matin, c’est le moment où les bombardements sont les plus intenses. On voit aussi constamment de la fumée au loin, des bateaux qui tirent depuis la mer et interdisent le passage des pêcheurs. Les drones survolent nos têtes 24h sur 24. Surtout, pendant mon séjour, j’ai été directement témoin d’une attaque. Un tank de l’armée israélienne a ciblé une maison où logeait des familles du personnel de MSF. On avait pourtant prévenu l’armée de notre présence : les coordonnées de ce logement humanitaire leur avait été fournies. Mais ça n’a pas empêché l’attaque, qui a fait deux morts et sept blessés. J’ai vu des jeunes femmes au visage brûlé, c’était terrible. On attend toujours les explications de l’armée israélienne, car je ne crois pas à une erreur.
Au cours de votre carrière d’humanitaire, vous vous êtes rendues dans différentes zones de guerre. La situation à Gaza y est-elle comparable ?
La situation à Gaza est l’une des pires que j’ai jamais vues. Ce qui rend le contexte exceptionnel, c’est le fait que les gens sont enfermés et ne peuvent pas fuir. Je n’ai jamais vu ça. S’ils quittent Rafah, où vont-ils aller ? L’état de siège est total. Ces attaques sur les hôpitaux sont aussi exceptionnelles : bien sûr, l’armée israélienne ne bombarde pas systématiquement tous les centres de soins, mais cet encerclement, ces arrestations du personnel médical, c’est du jamais vu. Le droit de guerre dit qu’un hôpital peut perdre sa protection s’il prend part activement dans le conflit. Mais ici, ce n’est pas le cas. Le droit de guerre n’est absolument pas respecté. C’est extrêmement inquiétant car cela peut créer un précédent : après Gaza, qui va encore respecter la convention de Genève et le droit humanitaire international ?
Pour conclure, quelles sont les trois revendications de MSF dans ce conflit ?
Primo, il faut un cessez-le-feu. Nous le répétons depuis cinq mois. Deuxio, il faut urgemment renforcer l’aide humanitaire. Tertio, l’accès aux soins de santé doit être respecté et les hôpitaux doivent être protégés.
La situation à Gaza est l’une des pires que j’ai jamais vues.