C’est reparti pour dix ans. Le pesticide controversé de Bayer, qui a racheté Monsanto, a encore de beaux jours devant lui. Et un autre texte sur la limitation de l’usage des pesticides a été enterré. Une victoire pour les lobbies et la raison économique. Une déconvenue pour la santé et l’écologie.
Le glyphosate a été reconduit pour dix ans. C’est un fameux bail. Une éternité, même. Avec autant de pays – dont la Belgique – qui se sont abstenus lors du vote, on aurait pu penser que la Commission européenne choisirait, au pire, de reconduire le glyphosate pour cinq ans, comme ce fut le cas en 2017. Mais non. Champs et assiettes resteront imbibés de cet herbicide au moins jusqu’en 2033. Finalement, les abstentions, a fortiori de poids lourds comme la France et l’Allemagne, relèvent de l’hypocrisie. Elles ont laissé le champ libre à l’exécutif européen. De nombreux observateurs ont dénoncé un «manque de responsabilités». Rien n’a donc changé depuis cinq ans, si ce n’est la médiatisation de ce dossier et la prise de conscience par l’opinion publique.
Les autorités européennes n’auraient-elles pas dû privilégier le principe de précaution?
La controverse scientifique est toujours vive et rappelle celle du bisphénol A, dont l’interdiction dans la fabrication des biberons a connu un interminable parcours du combattant. Celui-ci n’est d’ailleurs pas terminé puisqu’on trouve encore ce perturbateur endocrinien dans de nombreux emballages en plastique. Pour le glyphosate, le scénario est le même. D’un côté, les études indépendantes, comme celle du Centre international de recherche sur le cancer (Circ) qui a fait date, il y a huit ans déjà. Cette institution, dépendante de l’OMS, a classé l’herbicide «cancérogène probable», ce qui, dans sa classification, signifie un degré de certitude déjà élevé. La seule mention supérieure est «cancérogène certain». Plus récemment, en 2021, l’Inserm, l’institut national français de la santé et de la recherche médicale, a confirmé les résultats du Circ.
De l’autre côté, les études fournies par les industriels – en particulier la firme Bayer, propriétaire de Monsanto, le célèbre producteur de Roundup – et sur lesquelles se basent les agences de contrôle européennes telles l’Efsa (pour la sécurité des aliments) et l’Echa (pour les produits chimiques). L’Efsa considère que les études avalisées par des pairs dans des revues prestigieuses, selon un principe fondamental dans la recherche scientifique, ne donnent pas une image complète et objective de l’évaluation du glyphosate. Quant à l’Echa, elle travaille essentiellement sur la base de données transmises par les industriels. Ceux-ci devaient prouver que leurs produits n’étaient pas dangereux lorsqu’on a mis en route, au début des années 2000, la réglementation Reach pour sécuriser l’utilisation des produits chimiques. A l’époque, c’était vu comme une avancée. Aujourd’hui, selon le Pesticide Network Action (PAN), les résultats des recherches industrielles sont délibérément faussés, quand ces dernières ne cachent pas certaines preuves.
Fin septembre, le PAN a déposé plainte contre le géant Bayer, l’accusant d’avoir sciemment omis de fournir des études qui lui était défavorables sur les effets cancérogènes du glyphosate. En 2017, les Monsanto Papers avaient révélé que la littérature scientifique présentée par la célèbre firme rachetée par Bayer était remplie de ghostwriting, soit des articles signés par des scientifiques mais rédigés par des experts du groupe agrochimique. Or, Monsanto savait, depuis les années 1980, que son pesticide était potentiellement cancérogène. Il faut aussi souligner que, sous couvert du secret des affaires, les groupes agrochimiques ne rendent pas publiques, dans leur entièreté, les études qu’ils financent. L’Efsa cautionne cette pratique.
Instiller le doute sur le risque du glyphosate
A l’évidence, le but des industriels est d’instiller le doute, et ça fonctionne. L’Efsa se dit consciente que toutes les études ne sont pas objectives mais, même si un bon nombre sont inutilisables, elle s’entête à avoir une image complète de la recherche. Des toxicologues autrichiens ont montré que, sur la cinquantaine d’études récemment fournies par Bayer et ses alliés, 34 étaient d’une qualité si médiocre qu’elles n’avaient aucune valeur scientifique et deux seulement respectaient pleinement les canons internationaux.
Par ailleurs, l’Efsa ne se penche que sur la seule molécule du glyphosate et non sur les formules dans lesquelles on a ajouté d’autres substances (analysées, par contre, par le Circ) et qui peuvent s’avérer plus toxiques. Or, le glyphosate est rarement utilisé seul. L’agence européenne tient aussi compte du contexte d’exposition, distinguant les effets du glyphosate sur les agriculteurs et ceux sur les consommateurs, par leur alimentation. Les seuils constatés pour les seconds, encore peu étudiés, sont moindres que chez les premiers. L’Efsa en conclut un risque limité pour les consommateurs. Mais une étude publiée, le 6 septembre dernier, dans The Journal of Exposure Science & Environmental Epidemiology, a mis en lumière, pour la première fois sur un échantillon représentatif de la population, un lien entre le glyphosate et un risque de maladies neurologiques comme l’Alzheimer ou la Parkinson. Le 6 septembre, la Commission européenne n’avait pas encore rendu son autorisation de prolongation…
Un scénario écrit d’avance
Avec tous ces signaux scientifiques alarmants, pourquoi les autorités européennes n’ont-elles pas privilégié le principe de précaution? L’Efsa et l’Echa sont face à un lobby puissant: les industriels du secteur se sont regroupés au sein du Glyphosate Renewal Group (GRG). Parmi les arguments que le GRG fait valoir: les enjeux économiques énormes dans les secteurs agricole et chimique et le fait qu’il n’existe pas de véritable alternative au glyphosate, en tout cas pas aussi simple à utiliser ni aussi peu coûteuse. Les agences rattachées à la Commission sont conçues dans le cadre d’une réglementation minimale du marché commun européen. Dépendant de deux DG (entreprises et environnement), l’Echa a, en outre, une double casquette: économique et scientifique. Cela laisse du champ aux lobbyistes.
Voilà pourquoi le glyphosate devait être reconduit. Le scénario était écrit. Plus de 800 000 tonnes de glyphosate continueront d’inonder la planète chaque année. Avec des effets délétères sur la biodiversité et des risques avérés pour la santé de l’homme. Aux Etats-Unis, Bayer vient de perdre un quatrième procès, le 19 novembre. Un jury du Missouri a condamné la multinationale à verser plus d’1,5 milliard de dollars à quatre plaignants qui affirmaient que le Roundup était responsable de leur cancer. Plus de 50 000 plaintes pour des dommages causés par le Roundup sont toujours actives outre- Atlantique. Dix ans. Un fameux bail…
Un autre texte-clé sur les pesticides rejeté
Comme si cela ne suffisait pas, le Parlement européen a rejeté, le 22 novembre, un texte central du Green Deal (Pacte vert) européen. Il s’agit de la nouvelle réglementation sur l’usage durables des pesticides, soutenue par plus de 6000 chercheurs européens. Ce texte prévoyait de diminuer l’utilisation de ces produits de 50 % d’ici 2030. Le but : sauver la biodiversité et protéger la santé des citoyens. Les partis de droite avaient truffé la proposition d’amendements (comme le report de l’entrée en vigueur de la réglementation) qui l’avait rendue imbuvable pour les Ecologistes et les partis de gauche. Leur espoir était que le texte soit renvoyé en Commission de l’environnement comme ce fut le cas pour celui concernant la restauration de la nature, qui avait été finalement sauvé. Mais, cette fois, les groupes de droite et d’extrême-droite ont refusé. Le texte sur les pesticides est donc mort. Et enterré ? En tout cas pour cette mandature. Les débats sont renvoyés à l’après-élection européenne qui doit se dérouler en 2024. Et vu le climat actuel, où la plus grande formation du Parlement, le PPE, prône une « pause environnementale », on peut craindre un enterrement de première classe.