Une fonctionnaire du SPF Santé public, mais aussi un avocat de l’État belge, sont mis en cause par un audit fédéral interne, qui pointe des largesses déontologiques et un conflit d’intérêts en marge d’un marché public entaché de soupçons de corruption. Au point que des membres de la majorité s’interrogent sérieusement. La justice est saisie.
L’affaire Medista semble fragiliser chaque jour un peu plus le ministre de la Santé publique Frank Vandenbroucke (Vooruit). Depuis près de deux ans, ce dernier observe les retombées explosives d’un marché public de distribution de vaccins et matériel anti-Covid passé à l’été 2022, à l’issue duquel l’ancien prestataire du fédéral, Medista, s’était vu écarter au profit de Movianto.
Espionnage et marché public
Un ancien partenaire avait très vite contesté l’attribution du marché au Conseil d’État, sans succès. Avant de passer à la vitesse supérieure et de faire espionner, par Black Cube, une entreprise « d’intelligence économique » (un terme poli pour parler d’espionnage), les différents acteurs du dossier: soit une fonctionnaire fédérale impliquée dans la passation du marché, un cadre de Movianto, mais aussi une brochettes de consultants affiliés à Deloitte (impliqués dans le marché public), jusqu’à l’ancien « ministre des masques » Philippe De Backer.
En recommandant un cabinet d’avocats à Movianto en consultation avec un avocat de Deloitte Legal (NDLR : qui représentait le fédéral), [la fonctionnaire] s’est placée, elle et cet avocat, en conflit d’intérêts pour le reste de la procédure d’appel d’offres.
Fin 2023, la divulgation des vidéos tournées en cachette par Black Cube a ainsi fait l’effet d’une bombe : non seulement la fonctionnaire du SPF et un cadre de Movianto semblent admettre s’être entendus pour que Movianto emporte le marché, mais cela se serait fait, en plus, avec la bénédiction de consultants et avocats bien implantés au sein du SPF Santé publique. Ce qui a conduit Frank Vandenbroucke a finalement demander l’intervention de l’audit fédéral interne (FIA, qui dépend de la chancellerie du Premier ministre). Celui-ci a rendu son rapport (en fait, une enquête préliminaire) la semaine dernière, plutôt accablant pour le SPF Santé publique.
Limites déontologiques franchies
Outre une méconnaissance manifeste des règles au sein du SPF Santé publique, il apparaît selon le rapport que la fonctionnaire incriminée a, par trois fois, franchi les limites déontologiques dans le cas de l’attribution du marché à Movianto, particulièrement du fait qu’«en recommandant un cabinet d’avocats à Movianto en consultation avec un avocat de Deloitte Legal (NDLR : qui représentait le fédéral), [la fonctionnaire] s’est placée, elle et cet avocat, en conflit d’intérêts pour le reste de la procédure d’appel d’offres», dépeint le rapport du FIA que Le Vif s’est procuré.
Bref, «il est évident qu’il y a un conflit d’intérêts (…) car ils aidaient ensuite à évaluer la qualité d’un cabinet d’avocats qu’ils ont eux-mêmes recommandé», lit-on également plus loin.
Le dossier porte atteinte à la déontologie du gouvernement fédéral
Si l’enquête préliminaire n’invalide pas, en tant que tel, l’octroi du marché public, les pratiques décrites dans le rapport ont fait bondir l’opposition mais aussi certains membres de la majorité, qui n’ont pas manqué de passer sur le gril le ministre et les représentants du FIA ce mercredi en Commission Santé.
«C’est le plus gros dossier de fraude sous cette législature», a tancé la députée Kathleen Depoorter (N-VA), qui traque le ministre sur ce dossier embarrassant depuis plus d’un an. Elle n’est pas la seule à s’interroger. Marianne Verhaert (Open VLD), a quant à elle estimé que «le dossier porte atteinte à la déontologie du gouvernement fédéral». «Cela pose des questions pour tous les marchés publics. Comment allez-vous rétablir cette confiance ?», a-t-elle ajouté, tout en s’interrogeant elle aussi sur le rôle des consultants au sein du SPF. «N’ont-ils pas pointé les infractions ? Pourquoi tant d’erreurs?»
La justice saisie
Venus défendre leur rapport face aux parlementaires, les auditeurs du FIA – et singulièrement son chef Baert de Heer – ont patiemment expliqué les limites de leur enquête préliminaire, qu’il s’agisse des suites judiciaires à y donner ou des motifs qui ont conduit à de telles errances, y compris en termes de conflit d’intérêts.
Frank Vandenbroucke a, lui, mis en avant sa responsabilité de ministre et sa transparence dans l’affaire : «J’ai répondu à toutes les questions, fourni les informations, j’ai réagi en lançant l’audit» (NDLR : après la divulgation des vidéos de Black Cube), a-t-il déclaré, se défendant au passage de toute connivence avec Movianto. Lui qui faisait pourtant mention, en Commission, de SMS échangés avec le CEO de cette entreprise. Et s’est durement opposé, contre l’avis de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), à la divulgation de mails concernant sa gestion de la crise Covid.
Invité par le FIA a transmettre certains éléments à la justice, le ministre a indiqué avoir remis le rapport au parquet de Bruxelles, et en avoir informé ses partenaires de gouvernement. Précédemment, Frank Vandenbroucke avait indiqué qu’une plainte au pénal pour extorsion était en préparation contre Medista et Black Cube. Une recommandation de l’audit que le ministre a, pour le coup, suivi à la lettre. La fonctionnaire pointée dans le rapport est, elle, sous le coup d’une procédure disciplinaire.