Le sport appelle souvent la performance. Cette chasse aux résultats plombe l’état de la bouche du sportif, s’inquiètent plusieurs dentistes. De quoi miner la santé et… les performances sportives.
Caries, perte de volume et déchaussement, gencives gonflées… Les sportifs en quête de performance, amateurs ou professionnels, courent le risque de s’abîmer les dents et la bouche. Par leurs habitudes nutritionnelles et par leur pratique, ils forment en effet une population plus susceptible que la moyenne de développer des caries et de souffrir de maladies parodontales (affections touchant les tissus de soutien des dents) car leur activité use leurs dents. Sans compter leur exposition accrue aux traumatismes. Une revue systématique de la littérature scientifique menée par plusieurs chercheurs de l’université de São Paulo en 2024 a conclu que la prévalence de l’usure dentaire chez les adeptes du sport s’élevait à 51%.
Plus de sucre qu’avant, le péril des sourires blancs
«Pour se préparer ou pour récupérer des forces en marge d’un effort physique important, il est recommandé de consommer de grandes quantités de féculents et de fruits; et durant l’effort, on encourage à ingérer des produits sucrés tout au long de la journée», indique Serge Pieters, diététicien spécialisé dans la nutrition des sportifs. Lors d’une étape du Tour de France, les cyclistes ingurgitent jusqu’à 120 grammes de sucre par heure en moyenne.
En ne comptant que le temps qu’ils passent sur leur vélo, ils infligent ainsi à leur organisme 600 grammes de sucre par jour environ. «On est loin des dix pierres de sucre journalières maximum que fixe l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Même si cette norme n’est pas conçue pour les sportifs de haut niveau, la quantité reste considérable», poursuit le diététicien. Selon de nouvelles lignes directrices, l’OMS recommande de ramener l’apport en sucres libres à moins de 10% de la ration énergétique totale chez l’adulte et l’enfant.
En une dizaine d’années, cette quantité de sucre ingérée par les sportifs a fréquemment doublé, selon Serge Pieters: «Pendant très longtemps, on disait qu’il ne servait à rien de prévoir plus de 60 grammes de sucre par heure d’effort car l’organisme était incapable de tolérer davantage. Mais en élaborant des mélanges de sucres à cinétiques d’absorption différentes (qui s’assimilent plus ou moins rapidement), on constate qu’on peut optimiser et augmenter l’absorption des glucides, au bénéfice de la performance.»
«On peut s’attendre à ce que les sportifs qui viennent parader sur un podium se mettent à fermer la bouche en souriant.»
Serge Pieters
«En un peu plus de dix ans, on est ainsi passé des 60 grammes préconisés autrefois à des plafonds atteignant aujourd’hui les 120 grammes de glucides par heure», continue-t-il. Soutenue par des progrès dans l’appréhension des troubles digestifs que ces doses importantes peuvent entraîner, la hausse se normalise à présent. «Dans les cinq ou dix prochaines années, on peut s’attendre à ce que les sportifs qui viennent parader sur un podium se mettent à fermer la bouche en souriant, pour éviter d’exposer un amas de dents cariées», lance le diététicien.
Ce sport qui use les dents: un match contre l’acidité
«Avant, pendant et après l’effort, à l’entraînement comme en compétition, les apports en sucre rythment la vie des sportifs à une cadence élevée, abonde Mireille Kanaan, docteure en sciences dentaires spécialisée en prothèses dentaires. Résultat: de longues et récurrentes périodes d’acidité excessive dans la bouche, laquelle constitue la cause majeure de signes tels que la perte progressive de substance dentaire (d’émail et de dentine éventuellement), la forte sensibilité des dents au chaud ou au froid, l’altération de leur couleur ou de leur forme… En bref, cette acidité est responsable d’une usure dentaire accélérée.»
Cette usure ronge d’autant plus les dents qu’en plein effort, la bouche s’assèche par déshydratation et par circulation intense de flux d’air, réduisant le rôle «tampon» que la salive assure partiellement lors d’une pareille baisse du pH buccal. «Le recours fréquent aux gels sucrés et autres pâtes de fruits aggrave le phénomène, ajoute Serge Pieters. Leur matière colle longtemps aux dents, encore plus dans une bouche sèche.» Selon les deux praticiens, tant la concentration que la nature des sucres ingérés posent problème, s’agissant dans la plupart des produits de glucose ou de fructose, particulièrement cariogènes.
Pour les sportifs adeptes d’endurance, une autre source d’acide participe à l’enchère. «Lors d’un marathon ou d’un semi-marathon, par exemple, un reflux gastro-œsophagien se met en place dans l’organisme de l’athlète», indique Mireille Kanaan. Issu de l’estomac, il apparaît avec le mouvement et remonte en partie en bouche. «Un autre risque connu survient en natation, poursuit la dentiste. Dans les bassins, les nageurs s’exposent à une eau trop acide si l’équilibre en phosphate, calcium et fluor n’y est pas correctement contrôlé. Heureusement, on observe des progrès à cet égard.»
Une dent contre la performance
Dans un premier temps, la mauvaise santé bucco-dentaire des sportifs semble relever d’un dommage collatéral. Celui d’un mode de vie dicté par le souhait de courir plus vite, de dégager plus de puissance, de battre des records. L’analyse de plusieurs chercheurs montre en réalité que ces lésions fréquentes sont moins externes et innocentes qu’attendu. «Avoir mal aux dents provoque un inconfort qui déconcentre et interfère négativement dans l’acte sportif, prévient Serge Pieters. Comme la cavité buccale constitue un accès privilégié vers le reste du corps pour les bactéries, un foyer infectieux dentaire amplifie la prolifération bactérienne au sens large, laquelle fragilise le sportif en déprimant ses capacités immunitaires.»
Ainsi, une parodontopathie comme la gingivite, très courante, peut être à la fois cause et obstacle d’une pratique sportive intense, ce qui pousse les soignants à parler de «lien bidirectionnel» entre cavité buccale et performance sportive. Plusieurs études démontrent même qu’une bouche malsaine favorise l’émergence d’autres pathologies, comme les tendinites.
Sport et mauvaises dents: croiser les disciplines
Vu ces implications mutuelles, Mireille Kanaan et Serge Pieters soulignent l’importance d’une prise en charge holistique de la santé des athlètes. «Les sportifs de haut niveau sont des personnes qui vivent dans l’extrême, soutient la dentiste. Les conséquences de cette intensité sont connues et communément admises pour certaines zones du corps, tandis que pour les dents et la bouche, les effets restent assez méconnus ou négligés.» Serge Pieters embraie: «Le dialogue entre médecins, dentistes, nutritionnistes et autres préparateurs physiques est récent et encore limité, il faut travailler à sa progression. Trop souvent, on se dédouane d’un problème dentaire en arguant que c’est le rôle du dentiste. Je n’ai effectivement pas à ouvrir la bouche d’un sportif, mais je peux, par mes recommandations, contribuer à un suivi et à une hygiène dentaires corrects.»
«Ce que veut l’athlète, c’est performer. Pas qu’on vienne l’embêter avec des histoires de dents.»
Mireille Kanaan
Adapter l’alimentation et changer les habitudes
Mireille Kanaan plaide pour des efforts dans la sensibilisation aux risques accrus de lésions bucco-dentaires auprès des sportifs par les équipes soignantes. «Cet axe de remédiation n’est pas le plus facile à instaurer car ce que veut l’athlète, c’est performer. Pas qu’on vienne l’embêter avec des histoires de dents. Dans la décision de consommer des produits énergétiques, l’état de sa bouche lui importe peu, voire nullement au regard de la recherche de rendement sportif», avance la dentiste.
«Devant les dégâts chimiques que causent les boissons sucrées, on travaille notamment à la recherche de types de sucres différents, moins corrosifs, expose Serge Pieters. L’adjonction de calcium, qui tamponne le pH acide, est également testée dans certaines boissons. Par ses prescriptions alimentaires, un nutritionniste engage une grande responsabilité dans la santé bucco-dentaire du sportif.» Contre une érosion chimique des dents, plusieurs traitements existent, de la prescription de fluor à l’opération, qui consiste à redonner du volume aux dents. «On essaie d’éviter ces manœuvres coûteuses et chronophages en changeant les habitudes en amont», précise Mireille Kanaan.
Pour ce faire, il est question de varier les sources d’énergie, de rincer régulièrement la bouche avec de l’eau… Des études sont menées pour proposer des sucres encapsulés, de sorte à éviter le contact avec la bouche. Plus simplement, il est parfois conseillé de mâcher un chewing-gum non sucré à l’issue d’un effort afin de stimuler la salivation. «Il faut aussi dire que les sportifs professionnels ne sont pas toujours des adeptes du fauteuil de dentisterie, tranche Serge Pieters, qui suit les professionnels affiliés à l’Adeps et qui a, à ce titre, accompagné des athlètes belges au village olympique de Paris. Vu la quantité de sucre ingérée, on leur conseille souvent des contrôles dentaires bisannuels, au moins. Or, certains ne voient pas leur dentiste pendant plusieurs années.»
Imiter les pros, comme dans la publicité
Le phénomène des lésions bucco-dentaires est loin de se limiter aux athlètes professionnels. Il sévit, de façon peut-être plus inquiétante encore, parmi les amateurs qui souhaitent les imiter. Les premiers consommateurs de boissons énergisantes sont d’ailleurs les adolescents, bien que leurs motifs varient et dépassent le seul fait sportif.
Il reste qu’en mettant régulièrement en scène les plus grandes vedettes et idoles du sport dans leurs publicités, les marques qui vendent ces produits sucrés forgent des représentations qui les suggèrent indissociables de la pratique sportive. En témoignent les nombreuses manœuvres incursives de l’entreprise Red Bull, qui ne se contente plus de sponsoriser quelques sportifs de l’extrême mais investit à présent aussi les tenues et les accessoires d’un maximum d’équipes et d’athlètes populaires. Le rapprochement semble pourtant trompeur, car il commet l’amalgame entre boissons énergisantes et énergétiques. Si des marques telles que Red Bull répondent à la première appellation, c’est bien la seconde catégorie qui prévaut pour les sportifs.
«Il est urgent d’éduquer sportifs, parents, préparateurs physiques et entraîneurs, conclut Serge Pieters. Sensiblement les plus jeunes qui, facilement exposés aux habitudes de leurs idoles, se mettent en tête d’adopter le même mode de vie. Remco Evenepoel prend peut-être 120 grammes de sucre par heure, mais son encadrement médical est tout autre.» D’autant que les dégâts menacent ailleurs. Au-delà de l’érosion chimique qu’elle fait peser sur les dents et la bouche, l’alimentation des sportifs éveille des craintes à propos du développement de diabète et d’obésité, surtout quand on s’arrête.