La condamnation de l’Etat belge pour crime contre l’humanité commis durant la colonisation est historique. Elle ouvre aussi la voie à d’autres actions en réparation, à travers le monde et pour des politiques remontant à très loin dans l’histoire.
L’Etat belge est coupable de crime contre l’humanité. L’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles, ce 2 décembre, donne raison aux cinq femmes qui avaient saisi la justice en juin 2020. Comme révélé alors par Le Vif, Le Soir et la RTBF, elles reprochaient à la Belgique le rapt systématique des enfants métis au Congo, de 1911 à 1960, durant la colonisation donc. Selon la cour, Léa Tavares Mujinga, Monique Bitu Bingi, Noëlle Verbeeken, Simone Ngalula et Marie-José Loshi, nées d’une mère noire et d’un père blanc, «ont été enlevées à leur mère respective, sans l’accord de celle-ci, avant l’âge de 7 ans, par l’État belge en exécution d’un plan de recherche et d’enlèvement systématique des enfants nés d’une mère noire et d’un père blanc, élevés par leur mère au Congo belge, uniquement en raison de leurs origines». Elles ont ainsi été victimes «d’acte inhumain et de persécution constitutifs d’un crime contre l’humanité en vertu des principes de droit international».
C’est ce qu’elles considéraient lorsqu’elles ont assigné l’Etat belge pour crimes contre l’humanité (imprescriptibles depuis 1968): elles s’estimaient avoir été «privées du jour au lendemain de leur mère, de leurs proches, de leur famille; de nourriture convenable et des soins les plus élémentaires; déracinées de leur propre culture, de leurs origines; privées d’identité parfois victimes de mauvais traitements, de violences, d’abus sexuels et de viols». Elles accusaient la Belgique de les avoir «privées de toute possibilité de facto de revendiquer un lien juridique avec leur famille (droit à des aliments, possibilité d’hériter)». Ce qui équivalait à leurs yeux à «des vies volées, pour l’unique raison d’être nées métisses» et qui s’avérait être «le résultat de la politique généralisée et systématique d’enlèvements forcés décidée et mise en œuvre par l’Etat belge avec le concours de l’Eglise».
La Cour d’appel les a entendues, condamnant l’État belge à indemniser à hauteur de 50.000 euros le dommage moral des cinq dames que constituent «la perte de leur lien à leur mère et l’atteinte à leur identité et à leur lien à leur milieu d’origine». Léa Tavares Mujinga, Monique Bitu Bingi, Noëlle Verbeeken, Simone Ngalula et Marie-José Loshi réclamaient chacune ce montant, à titre de réparation, les excuses «aux Métis issus de la colonisation belge et à leurs familles» (on en évalue le nombre aujourd’hui entre 15.000 et 20.000 minimum), faites au Parlement, le 4 avril 2019, par Charles Michel ne leur suffisant pas. Le Premier ministre belge d’alors reconnaissait «la ségrégation ciblée» dont les Métis «ont été victimes sous l’administration coloniale du Congo belge et du Ruanda-Urundi jusqu’en 1962 et à la suite de la décolonisation, ainsi que la politique d’enlèvements forcés y afférente».
Les persécutions des oeuvres d’un Etat constituent un crime contre l’humanité
Pour Céline Bardet, juriste, enquêtrice criminelle internationale et fondatrice de l’ONG We are NOT Weapons of War, la décision de la justice belge est «extrêmement importante parce que, outre son côté historique, elle porte sur des crimes commis durant la colonisation, ce qui était jusqu’ici très rare. L’impact sociétal peut donc être très fort lui aussi. Ensuite, sur le plan juridique, c’est un séisme, au moins pour trois raisons. D’abord, parce que l’arrêt apporte la preuve qu’on peut arriver à construire un argument juridique sur la base du crime contre l’humanité en l’appliquant à des pratiques qui sortent du cadre des conflits armés: les juges qualifient les ’’persécutions’’ de ’’crime contre l’humanité’’. D’y voir une intention de l’Etat belge dans ses actions contre une population pour des raisons de race ou d’ethnie».
Ensuite, parce que la justice belge, selon l’experte – qui a notamment travaillé au Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie et qui revient d’une mission en Ukraine –, «ouvre des possibilités de saisines sur cette base-là pour une foule de situations, qui peuvent remonter loin dans l’histoire. On peut même imaginer que des descendant(e)s d’Indien(ne)s d’Amérique s’appuient désormais sur cette jurisprudence pour saisir la justice».
« On peut imaginer que des descendant(e)s d’Indien(ne)s d’Amérique s’appuient désormais sur cette jurisprudence pour saisir la justice
Troisièmement, parce que c’est un Etat qui est reconnu coupable et à ce titre condamné: «Il y avait déjà une brèche ouverte avec les responsabilités pointées d’entreprises pour complicité dans le cadre de crimes contre l’humanité, rappelle Céline Bardet. Désormais, on dépasse les entités privées et la brèche s’élargit à la personnalité juridique d’un Etat, ce qui est du jamais vu. Ses actions, à un moment précis, peuvent être qualifiées de crimes contre l’humanité. Cela dit, attention: la décision de la justice belge ne trace pas pour autant dans le marbre toutes celles qui seraient éventuellement rendues ailleurs au terme de saisines similaires.»
Demain: l’Eglise aussi et moins d’excuses officielles?
Des institutions, comme l’Eglise, citée dans l’assignation des cinq dames, pourraient-elles également être attaquées en justice, dorénavant, sur la base de l’arrêt rendu ce 2 décembre? «Absolument, reprend l’enquêtrice internationale. Il y a eu des tentatives de poursuites de l’Eglise en Serbie et en Bosnie, pour complicité de crimes contre l’humanité, il y a des discussions aujourd’hui autour de poursuites à son encontre dans le cadre des violences sexuelles commises en son sein en le qualifiant de crimes contre l’humanité… La décision de justice belge ouvre aussi la brèche à des poursuites contre l’Eglise, qui est une entité et a une personnalité juridique.»
En attendant, on peut supposer que la condamnation de l’Etat belge n’incite pas d’autres de ses homologues à demander pardon ou présenter des excuses pour des politiques menées par le passé. Parce que leur reconnaissance officielle et cet aveu de culpabilité déclencheraient immanquablement des actions en justice, et donc le risque d’être condamné et de devoir réparer, notamment financièrement. «Reconnaître ses actes, en tant qu’Etat, c’est vraiment important pour les victimes, resitue Céline Bardet. Mais ça ne suffit évidemment pas. Et dans le cadre d’un processus judiciaire, c’est un élément utilisable pour tout qui poursuivrait cet Etat. C’est une sorte de signal donné aux victimes: il y a moyen d’aller plus loin, d’obtenir davantage que des excuses, d’obtenir réparation. C’est peut-être, effectivement, l’une des raisons pour lesquelles des Etats sont si frileux face à des demandes d’excuses.»