vendredi, octobre 18

Phénomène grandissant, l’eco-shaming, cette réthorique punitive contre ceux qui persistent à prendre l’avion, acheter chez H&M…, peut-il vraiment faire avancer la cause climatique?

«Marre de la culpabilité écologique!» Florian est psychothérapeute dans une petite commune du Hainaut. Il n’en peut plus de se sentir pointé du doigt lorsqu’il oublie de trier ses déchets ou quand il achète sa viande et ses légumes emballés dans du plastique. Ce doigt culpabilisateur vient autant de son entourage que du discours ambiant qui prend de l’essor et consiste à dénoncer le mauvais comportement environnemental d’un individu. «La culpabilité et la honte font partie de mon boulot et je peux vous dire que ça ne fera pas avancer la cause climatique», clame ce quarantenaire pourtant conscient des enjeux du réchauffement.

Jeune trentenaire célibataire, Martin, lui, aime voyager en avion, autant que son salaire d’infirmier le lui permet. Quand un collègue tente de le culpabiliser pour son empreinte carbone, il rétorque qu’il ne voit pas pourquoi il aurait honte: «La génération de mes parents s’en est donné à cœur joie des décennies durant sans se préoccuper de l’avenir de la planète et moi, je devrais payer le prix écologique de leurs excès aveugles! , s’offusque-t-il. Moi aussi, je veux profiter de la vie et voir le monde.» L’avenir de la planète ne le préoccupe pas trop. Il n’a pas d’enfant et ne compte pas en avoir…

La honte distillée par certains chez ceux qui n’adoptent pas un comportement écologique suffisamment vertueux à leurs yeux est devenue un phénomène d’ampleur. On l’appelle eco-shaming (écostigmatisation, en français). Elle est le fait d’individus ou d’associations militantes, voire de certains mouvements politiques. «Cela consiste à dénoncer publiquement l’inactivité environnementale d’un individu en lui faisant honte et en le sommant de changer immédiatement, explicite Bruno Villalba, professeur de science politique à AgroParisTech, une école d’ingénierie de l’environnement. Le shaming n’est pas nouveau. Dans les années 1990, Act Up, l’association de lutte contre le sida, utilisait cette technique pour dénoncer l’homophobie de certaines personnalités ou pousser certains personnages publics à faire leur coming-out. En écologie, par contre, c’est relativement récent.»

Cela tient du système comptable, un peu comme l’église catholique comptabilisait les efforts de ses fidèles.

L’essor de l’eco-shaming date du mouvement flygskam (ou flightshame) lancé, en 2017, lorsque le chanteur suédois Staffan Lindberg a publiquement exprimé sa «honte de prendre l’avion» et décidé de boycotter tout vol aérien. Il fut suivi par la chanteuse d’opéra Malena Ernman, mère de Greta Thunberg. La jeune militante écologiste, dont le visage crispé et le discours parfois hargneux ont fait le tour du monde, est sans doute celle qui incarne le mieux l’eco-shaming qu’elle a contribué à répandre largement au-delà de sa Suède natale. On se souvient de son indignation lors de son discours au sommet de l’ONU pour le climat, en septembre 2019. «How dare you?» (Comment osez-vous? ), avait-elle alors asséné plusieurs fois aux dirigeants de la planète, en les prévenant: «We’ll be watching you!» (Nous vous surveillerons! ). S’en sont suivies les grèves scolaires pour le climat, d’abord en Suède puis dans nombre d’autres pays, de l’Australie à la Belgique en passant par le Canada, qui ont vu déferler dans les rues des milliers d’ados inquiets et exaspérés par l’héritage désastreux laissé par les générations qui les précèdent.

Amazon-shaming, ski-shaming…

Les mouvements de shaming contre l’avion se sont multipliés en Europe et aux Etats-Unis. Au point que l’Union des banques suisses (UBS) a publié, dès 2019, une enquête sur les prévisions de croissance du secteur aérien qui devaient être sérieusement revues à la baisse si le flygskam devait s’amplifier. En Suède, on en ressentit vite l’impact. En 2018, 23% des Suédois ont réduit leurs déplacements aériens intérieurs au profit du rail, qui a enregistré deux millions de voyageurs supplémentaires. Selon l’opérateur aéroportuaire Swedavia, une partie de cette baisse avait pour origine le débat sur le climat. Il est cependant difficile de mesurer l’effet du flygskam les années suivantes, en raison du Covid. La pandémie terminée, les statistiques du nombre de vols sont reparties à la hausse. Et le trafic aérien devrait dépasser les cinq milliards de passagers en 2030, selon l’Association des compagnies aéronautiques. Ils étaient quatre milliards en 2017, avant le flygskam.

«Il est logique que le shaming écologiste se soit développé d’abord par le flygskam, commente Edwin Zaccaï, fondateur du Centre d’étude du développement durable (ULB), car l’avion est symbolique. Toutefois, le phénomène ne concerne pas seulement le transport aérien.» En effet, le skischam (honte du ski) a vu le jour en Autriche, pays montagneux où les stations de ski font florès l’hiver. Le mouvement s’est répandu en Suisse où des canons à neige ont été sabotés l’hiver dernier. L’eco-shaming s’est également développé à propos de l’alimentation, que ce soit envers la viande ou le gaspillage. On parle aussi du plastic-shame, d’Amazon-shame, surtout au moment du Black Friday, ou encore du buy shame, de la fast-fashion shame, des enseignes comme H&M étant des cibles privilégiées pour les militants climatiques. Au point qu’il y a trois ans déjà, le PDG de la multinationale suédoise, Karl-Johan Persson, affirmait à l’agence Bloomberg que certains cadres de la mode craignaient que l’eco-shaming n’ait des conséquences néfastes sur leur modèle économique.

On reproche à l’eco-shaming de jouer sur les émotions et les sentiments de peur, d’insécurité, de colère… © belgaimage

«Les entreprises adoptent une réaction défensive face à l’eco-shaming et lui opposent d’autres discours, comme celui de la technologie et de l’innovation ou du développement durable, constate Kimberley Vandenhole, doctorante à l’ULB et l’UGent, qui a récemment publié un article sur le sujet dans la revue Critical Policy Studies. Certaines utilisent même la technique de l’eco-shaming pour vanter leurs produits!» Un exemple: la campagne publicitaire «Help dad» du producteur suédois de boissons lactées à base d’avoine, Oatly. On y voit un adolescent lever les yeux au ciel face à son père occupé à boire du lait de vache ou un père refuser le verre de lait que lui propose sa femme, sous l’œil approbateur de sa fille.

«La différence entre l’eco-shaming et les autres discours environnementaux est que cela reste très centré sur l’individu et sa responsabilité en tant qu’individu, analyse la chercheuse. Cette responsabilité est partagée, collective donc. C’est ce qui permet de dénoncer le comportement des autres.» Pour Bruno Villalba, le ciblage de l’individu est intéressant. «Car cela renvoie à la liberté de décision individuelle, appuie-t-il. Je peux décider, tout seul, de ne plus prendre l’avion… Par contre, le côté normatif, voire idéologique de ce shaming est plus délicat. On est, ici, dans l’imposition d’une sorte d’autorité, dans le «tu ne dois plus!». Cela tient du système comptable, un peu comme l’église catholique comptabilisait les efforts de ses fidèles en leur disant que l’œil de Dieu les surveille. Dans certains cas, on peut parler d’écologie de cathares, en référence à ces chrétiens médiévaux qui se prétendaient d’une rigueur irréprochable.»

Eco-shaming: le ministre ou le boucher

Une des caractéristiques du discours de l’eco-shaming est que la responsabilité est non seulement partagée mais aussi différenciée, selon Kimberley Vandenhole, «Elle dépend de la position sociale et du pouvoir d’action de l’individu, donc diffère que l’on soit simple citoyen, entrepreneur ou décideur politique», analyse la doctorante. Les conséquences du shaming ne sont dès lors pas les mêmes. Si celui qui fait l’objet d’une dénonciation est un personnage public, par exemple un ministre de l’Environnement parce qu’il prend l’avion plus que nécessaire, il pourra plus facilement se défendre. «Ce n’est pas du tout la même chose pour le boucher local dont la vitrine est taguée “assassin” par des militants écologistes animalistes, distingue le professeur Villalba. L’eco-shaming est souvent violent. Il est beaucoup utilisé par des mouvements écologistes radicaux qui considèrent qu’on a perdu assez de temps avec le processus éducatif du développement durable ou les vaines promesses de l’innovation technologique.»

Comme discours alternatif, l’eco-shaming a un potentiel démocratique.

Ce discours environnemental de la honte s’avère-t-il pour autant pertinent ou est-il plutôt contre-productif? N’irrite-t-il pas davantage qu’il ne convainc? Le flygskam n’a-t-il pas poussé certains Etats, comme la Belgique, l’Allemagne ou la France, à instaurer récemment une taxe sur les vols aériens? «Cela reste une hypothèse, car aucune étude n’a démontré de corrélation entre les deux», observe Bruno Villalba. Pour le professeur Zaccaï, l’eco-shaming permet sans doute de rendre des réalités plus visibles, il peut susciter une certaine conscientisation, «mais s’il est trop rigide, il ne s’attirera que de l’hostilité, estime le docteur en sciences de l’environnement. Les individus savent qu’ils ne sont qu’une goutte d’eau dans un système sur lequel ils n’ont que peu de prise et que ce sont des changements globaux plus qu’individuels qu’il faut amorcer. Les faire réfléchir peut être intéressant. Les culpabiliser, en désignant les bons d’un côté et les mauvais de l’autre, aura l’effet contraire à celui escompté.»

Greta Thunberg, à la tribune de l’ONU, en 2019, a contribué à répandre l’eco-shaming: «Comment osez-vous? Nous vous surveillerons!» © getty images

«Hypocrite de première classe»

Alors faut-il être irréprochable pour pouvoir parler d’écologie? La responsabilité est une arme à double tranchant. Elle peut se retourner contre ceux qui la pointent sur les autres. L’actrice britannique Emma Thompson a fait les frais de cet effet boomerang à plusieurs reprises. Eco-activiste très engagée auprès de l’association Extinction Rebellion, qui prône la désobéissance non violente, elle fut surprise, en 2019, en première classe d’un avion de la British Airways reliant Los Angeles à New York, une coupe de champagne à la main. Elle se rendait à une manifestation pour le climat pour revendiquer la réduction des vols aériens… Plusieurs tabloïds l’ont qualifiée de «first class hypocrite». L’interprète de Nanny McPhee fut à nouveau taxée d’hypocrite en septembre dernier lorsqu’elle a débarqué à la Mostra de Venise sur un yacht de deux cents millions de livres sterling, les superyachts consommant plus de carburant que les jets privés.

De par la posture de supériorité qu’il implique, l’eco-shaming laisse peu de place, voire pas du tout, à la négociation. C’est sans doute ce qui le dessert le plus. «Si vous vivez en communauté dans une ZAD, cet espace occupé illégalement par des activistes s’opposant à un projet néfaste à l’environnement, vous pouvez vous revendiquer d’avoir un comportement collectif exemplaire, souligne Bruno Villalba. Autrement, nos modes de vie sont tellement complexes que se conformer à un modèle écolo idéal est très compliqué sans négociation, sans équilibre, sans possibilité de compensation, ce que l’eco-shaming n’autorise pas.»

L’eco-shaming n’en reste pas moins un discours environnemental parmi d’autres. «Il est intéressant de voir qu’il existe différents discours sur la sauvegarde du climat, confirme Kimberley Vandenhole. Cela permet de questionner le discours dominant centré sur les promesses de l’innovation technologique. L’eco-shaming a un potentiel démocratique, car il montre qu’il existe des alternatives. C’est au citoyen d’en débattre et de s’approprier le discours qui lui semble le plus adéquat.» De par l’ampleur qu’il a pris, ce discours influence forcément les politiques. Si pas dans leurs décisions, il les force désormais à s’exprimer sur des choses qu’ils préféreraient éviter d’aborder, comme leur propre empreinte carbone lorsqu’ils se déplacent en masse à Dubaï pour la COP 28. On reproche aussi à l’eco-shaming de jouer sur les émotions et les sentiments de peur, d’indignation, d’insécurité, de colère, d’échec… Les pollueurs sont des «criminels», les autres des «victimes». «C’est ce qui le différence encore des autres discours sur le climat, pointe la doctorante. Ce n’est pas totalement négatif, car cela permet de reconnaître que le changement climatique suscite des émotions.» Et de cela, il faut aussi savoir parler.

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