Ils sont quatre à être responsables de la politique protectionniste de Donald Trump. Avec une idée derrière la tête: dévaluer le dollar et désendetter les Etats-Unis, aux dépens notamment de l’Europe. Portraits.
Pour comprendre la stratégie du président américain, qui vient d’annoncer une hausse historique des droits de douane, il faut s’intéresser à ceux qui l’inspirent, le conseillent et ont préparé un plan d’attaque en plusieurs temps. Economistes et/ou financiers à Wall Street, quatre hommes en particulier sont identifiés comme étant les éminences grises du maître américain. Leur pedigree et leurs écrits en disent long sur ce qui attend le monde en matière de guerre commerciale et économique. L’annonce des droits de douane semble n’être qu’un amuse-gueule. Leurs plans sont impitoyables. Les responsables européens ou chinois ont bien repéré ces éminences grises. Connaître son «ennemi» permet de mieux l’affronter.
Peter Navarro, l’opportuniste

C’est lui l’homme qui a annoncé les 6.000 milliards de dollars que le relèvement des droits de douane rapporterait aux Américains. Ombrageux, le regard perçant, les cheveux blancs plaqués sur la tête, cet économiste de 75 ans, diplômé de Harvard, est le conseiller en chef de Donald Trump pour le commerce et l’industrie. Il est très proche du président. Il faisait déjà partie de l’équipe sous son premier mandat et menait la guerre commerciale d’alors contre la Chine. Sa loyauté sans faille l’a poussé à refuser de coopérer à l’enquête sur la prise du Capitole en janvier 2022. Cela lui a coûté de passer quatre mois derrière les barreaux d’une prison fédérale de Floride, cet été, pour entrave aux pouvoirs d’enquête du Congrès. C’est dire s’il est apprécié par Trump qui, début décembre dernier, écrivait sur son réseau Truth Social: «Je suis heureux d’annoncer que Peter Navarro, un homme qui a été horriblement traité par l’Etat profond, sera mon conseiller principal au commerce et à l’industrie.»
Comme le vice-président JD Vance, Navarro n’a pas toujours été trumpiste. Le Time Magazine le rappelait déjà en 2019, ce démocrate de longue date, qui enseignait l’économie à l’université de Santa Cruz, a d’abord tenté d’entrer en politique en Californie. Il était très critique vis-à-vis de la politique fiscale des Républicains, qui privilégiait les grandes fortunes et les intérêts du lobby pétrolier au détriment de la lutte climatique. Partisan du libre-échange, il a changé son fusil d’épaule dans les années 2000, comme le relate Time Magazine, lorsqu’il s’est aperçu qu’après l’adhésion de la Chine à l’OMC ses étudiants bardés de diplômes commençaient à perdre leur job. La Chine est alors devenue une obsession pour lui. En 2006, il publie le livre Death by China, mettant en garde contre les stratégies insidieuses chinoises, que Trump repérera et appréciera au point d’engager, quelques années plus tard, son auteur comme conseiller. Les deux hommes ne se quitteront plus. Dans les semaines qui ont précédé l’attaque du Capitole le 6 janvier 2022, Navarro a publié un document qu’il a appelé le «rapport Navarro» dans lequel il avançait des allégations sans fondement de fraude électorale…
Scott Bessent, l’homme de fer

Steve Bannon, l’ancien conseiller ultraradical de Trump, a dit de lui: «Il est passé par l’Ivy League (NDLR: regroupant les huit universités les plus prestigieuses du pays) et il a un pedigree d’élite de Wall Street, mais c’est un vrai populiste. Il est MAGA (NDLR: Make America Great Again) dans l’âme.» A 62 ans, cet ancien financier reconnu de la bourse de New York, croit au rapport de force, comme Trump le pratique avec les Européens. En octobre, avant sa nomination comme secrétaire d’Etat au Trésor, interviewé par le Financial Times, il avait malencontreusement déclaré que les droits de douane étaient avant tout une arme de négociation, ce qui avait failli lui coûter son poste. «Mais il disait vrai, affirme l’économiste Bruno Colmant, professeur à la Vlerick School, l’ULB et l’UCLouvain. Il est clair que les barrières douanières ne sont qu’une première façon d’agiter les choses. Scott Bessent vient d’ailleurs de rappeler sur CNN qu’il conseillait aux partenaires économiques des USA de ne pas rétorquer en augmentant leurs droits de douane, sinon ce sera l’escalade. Dont acte. Il ne plaisante pas…»
Lui non plus n’a pas toujours été un afficionado de Trump. Diplômé de Yale, il a commencé sa carrière financière chez Georges Sorros, grand donateur du parti démocrate. En 2000, lui-même avait organisé un dîner avec le candidat démocrate Al Gore pour financer sa campagne. Son accostage à la sphère de Trump a été progressif et tardif. Comme l’ont souligné les médias américains, il est la première personnalité ouvertement homosexuelle à accéder à un poste aussi élevé dans la vie politique. Marié à un ancien procureur du Bronx, il élève avec lui deux enfants conçus par mère porteuse. Il est un membre de l’exécutif américain très en vue et actif. C’est lui qui a négocié en premier l’accord sur les terres rares avec le président ukrainien Zelensky. En froid avec Elon Musk –ce dernier a tenté de saborder sa candidature au Trésor–, il est certainement l’homme fort du programme économique de Donald Trump, qu’il a résumé par la formule «3-3-3»: réduction du déficit budgétaire à 3% du PIB, stimulation de la croissance jusqu’à 3% en utilisant l’arme de la déréglementation et 3 millions de barils de pétrole produits chaque jour.
Stephen Miran, l’idéologue

Avec Scott Bessent, il est l’homme clé de la stratégie américaine économique actuelle. Son «Mode d’emploi pour restructurer le système commercial mondial», de 41 pages, rédigé en novembre, est sur le bureau de tous les ministres des Finances européens intrigués par ce théoricien discret mais influent. A la tête du comité des conseillers économiques de la Maison-Blanche, cette éminence grise est lui aussi obsédé par la sécurité des Américains, qu’il faut restaurer en utilisant les droits de douane comme levier de négociation. Comme Scott Bessent, il est convaincu que les droits de douanes décrétés le 2 avril ne seront que temporaires. «C’est l’arme qui servira de négociation à un réalignement des parités de change, analyse Bruno Colmant. L’idée est de forcer les partenaires économiques des Etats-Unis à souscrire à des obligations américaines à très longues échéances –Stephen Miran parle d’un siècle– et très peu rémunérées, ce qui reviendrait à supporter le fardeau de l’inquiétante dette américaine en contrepartie d’une baisse des tarifs douaniers et d’une assistance militaire, d’où l’importance du chantage actuel à l’Otan.»
Il y a là un air de déjà vu avec l’ère Reagan lorsqu’en 1985, en pleine guerre froide, l’Amérique toute puissante, qui protégeait le monde libre, a négocié les fameux accords du Plaza avec le Japon et les leaders européens pour faire baisser le dollar et éponger une partie du déficit américain par ces pays alliés. Révélateur: économiste formé à Harvard, Stephen Miran, qui veut réitérer l’opération du Plaza à Mar-a-Lago (le fief floridien de Trump), a choisi comme directeur de thèse celui qui avait été le conseiller économique en chef de Ronald Reagan.
A 41 ans, Stephen Miran a donc théorisé la nouvelle géométrie monétaire voulue par Washington. Mais il sous-estime peut-être la réaction de Pékin certainement moins docile que Tokyo ne l’a été en 1985. Joue-t-il avec le feu? «Lui, en tout cas, envisage d’aller jusqu’à un défaut de paiement sélectif de la dette américaine en ne remboursant pas les banques des pays qui ne joueraient pas le jeu», avertit Bruno Colmant. Miran est un dur. Derrière ses lunettes d’intello et sa barbe de deux jours, il ne craint ni la confrontation ni un renversement des règles du jeu mondial.
Howard Lutnick, le fidèle lieutenant

Lui aussi s’est fait à Wall Street, où il est devenu milliardaire. Selon Trump, qui l’a nommé secrétaire au Commerce, il est «l’incarnation de la résilience». Orphelin à 16 ans de sa mère emportée par un lymphome puis, deux ans plus tard, de son père atteint d’un cancer, il a surtout échappé de justesse à une autre tragédie, celle du 11 septembre 2001. Il accompagnait son fils à l’école maternelle lorsque les avions ont percuté les Twin Towers, décimant les 658 employés –y compris son frère Gary– qui travaillaient dans les bureaux de sa société de courtage Cantor Fitzgerald. S’il a alors suscité la sympathie sur les plateaux de télé, Howard Lutnick a néanmoins un côté sombre. Après le 11 septembre, il coupe impitoyablement les salaires aux familles des employés décédés, pour «sauver son entreprise», avant d’instaurer quelques mois plus tard un fond d’aide aux victime des attentats. Selon Forbes, qui a interrogé d’anciens associés, il a la réputation d’être «le type le plus détesté de Wall Street», qui se fait de l’argent sur le dos de ses employés.
Trump et lui, tous deux new-yorkais et agressifs en affaires, se connaissent depuis longtemps. Lutnick a été un donateur généreux pour les campagnes 2020 et 2024 du républicain. Il a vécu un temps dans un appartement de la Trump Tower. Lui non plus, selon Forbes, ne supporte aucune trahison ou insubordination et vire aussitôt les moutons noirs. A 63 ans, il est aujourd’hui l’architecte de la guerre commerciale lancée par Donald Trump. C’est lui qui a déclaré qu’«en 1900, il n’y avait pas d’impôts sur le revenu, l’Etat vivait uniquement des droits de douane et le pays regorgeait d’argent». Loyal et méticuleux, il est accusé d’inciter le président à pousser le bouchon tarifaire un peu loin. Son influence sur son ami milliardaire est jugée trop excessive. Mais, sur la chaîne de télévision FoxNews, où il est souvent interrogé, il répète à l’envi que le président est là pour protéger les travailleurs américains et l’industrie nationale. Un lieutenant fidèle.