Les institutions sont-elles assez fortes pour prévenir la domination d’un autocrate? L’historien Thomas Snégaroff a quelques craintes face à un risque qui n’a jamais été aussi grand.
Il y a longtemps, du moins depuis le mandat de Bill Clinton entre 1993 et 2001, marqué par l’affaire Monica Lewinsky, qu’on a le sentiment que les présidents américains n’ont plus d’intimité. Face à cette dérive, les communicants retournent cette déperdition de la vie privée pour en faire un instrument au service des politiques. «Dans l’arsenal des outils dont ils disposent, l’intimité est une arme de construction massive, décrypte l’historien Thomas Snégaroff en introduction de l’ouvrage Dans l’intimité des présidents américains (1). Elle permet de séduire, de plaire, de susciter l’empathie ou la crainte. Elle donne à voir, derrière les grands discours et les beaux costumes, la vérité d’un homme (NDLR: la fonction a été trustée par eux jusqu’à aujourd’hui). Une vérité construite, mais la plus crédible possible.»
Cet usage politique de l’intimité pourra révéler des parts sombres de l’âme humaine. Il restera pourtant considéré comme un atout afin de raconter une histoire aux Américains, comme le décrit plus loin Thomas Snégaroff. Car une victoire à une élection présidentielle américaine est avant tout une rencontre entre des citoyens et un homme, ou une femme.
Si vous deviez citer un président des Etats-Unis représentatif de ses pairs, qui choisiriez-vous?
C’est difficile, parce qu’ils sont tous, d’une certaine manière, assez uniques. Un président qui ferait très président… Je dirais Dwight D. Eisenhower (NDLR: président de 1953 à 1961) dans son premier mandat. Il avait un passé militaire, une autorité naturelle, un discours très articulé. Les présidents typiques sont plutôt des avocats, des juristes, issus de grandes familles. Il y a 46 présidents américains. Ils sont tous uniques d’une certaine manière, même s’ils ont des traits communs.
«Les Américains veulent des figures nouvelles. L’expérience n’est pas forcément une nécessité.»
Y a-t-il un parcours type, ou répandu, pour devenir président?
Cela dépend des périodes. A un moment donné, le parcours type était gouverneur puis président. C’est celui de Bill Clinton (1993-2001), de Jimmy Carter (1977-1981), de Lyndon Johnson (1963-1969)… Etre élu puis président est un parcours assez classique. Mais depuis quelque temps, et c’est assez nouveau, des présidents sont des vrais outsiders avec une expérience politique assez réduite. On peut penser à Barack Obama, qui avait été sénateur mais pas très longtemps, encore plus à Donald Trump, qui n’avait jamais été élu, et potentiellement Kamala Harris, vice-présidente c’est vrai, mais qui, avant cela, n’a pas eu d’autre mandat que celui de procureure. On sent bien que les Américains veulent des figures nouvelles et que l’expérience n’est pas forcément une nécessité. Elle peut même être un désavantage pour accéder au pouvoir.
Quelques vice-présidents sont devenus présidents… Pour certains, Harry Truman (1945-1953) est un des rares qui ait été un «grand président»…
C’est exact. Lui a succédé à un président qui est décédé, Franklin Delano Roosevelt. Il a fait un bout de mandat de son prédécesseur avant d’être élu. C’est donc un peu particulier. Et puis, il est vrai qu’il a été président à une période majeure de l’histoire américaine, le début de la guerre froide. Il a dû faire passer l’Amérique d’une économie de guerre à une économie de paix, et puis, très vite, envisager un discours de guerre froide. Un grand président? C’est quand même le seul à avoir lancé la bombe atomique. Mais il est vrai qu’il a été un président lambda qui a mobilisé sa vie privée, sa normalité, pour apparaître tel un Américain comme les autres, et raconter à ses concitoyens une histoire. Celle qui veut que dans ce pays, tout est possible à condition de le désirer et d’en avoir le talent… Ce n’est pas le seul vice-président devenu président. Il y a eu Lindon Johnson, Richard Nixon (1969-1974), George H. W. Bush qui succède à Ronald Reagan en 1989, Joe Biden (2021-2025) et on peut aussi citer, parce qu’il avait quasiment gagné l’élection –il perd d’un cheveu et c’est encore extrêmement soumis à discussion–, Al Gore en 2000. On a longtemps dit que vice-président était un poste maudit pour être président un jour, il est vrai que ce n’est pas le parcours le plus facile, mais cela peut fonctionner. Bref, il n’y a pas vraiment de règle. Tout dépend aussi d’un discours politique, de l’attente des électeurs à un moment donné. Il n’y a pas de portrait-robot du président américain.
Est-ce à partir du mandat de John Fitzgerald Kennedy (1961-1963) que le corps du président devient un «corps public»?
Il l’a été avant. Le corps du président américain est aussi vieux dans sa présentation que les mass media. Dès Theodore Roosevelt (1901-1909), la virilité du corps a été mise en avant, le cow-boy, celui qui arrive à vaincre les périls et qui est courageux… Cela se traduit par un corps fort, sportif. La nouveauté avec John Fitzgerald Kennedy est que c’est un corps nu. Pour la première fois, on découvre un corps à la fois jeune, vigoureux. On le voit en maillot de bain, torse nu… On voit un corps beaucoup plus en mouvement. Même si en réalité, ce corps est très malade –si on avait eu un scanner, on aurait vu sa réalité. Mais celui qu’on présente aux Américains, c’est un corps jeune, fort, vigoureux, éternel, comme désire l’être l’Amérique.
Etre le locataire de la Maison-Blanche, est-ce, comme on le dit de l’hôtel Matignon pour le Premier ministre en France, «vivre un enfer»?
Quand on pose la question aux femmes de président, elles sont très contentes d’en sortir. Seule Hillary Clinton s’est lancée dans la course à la présidence après avoir été l’épouse du président. C’est un sacerdoce avec aucune nuit complète, des crises permanentes… Il suffit de constater, sur les photos avant et après le mandat, le vieillissement accéléré. Cela n’empêche pas que des personnalités aiment être président. Bill Clinton (1993-2001) a adoré l’être. Mais de là à adorer tout ce qu’il y a autour… Je ne sais pas si le mot «enfer» correspond à cette situation, mais on est quand même dans une fonction assez sacerdotale. Cependant, cela dépend de la personnalité. Dwight Eisenhower jouait au golf tous les jours. Donald Trump ne travaillait pas beaucoup et se réveillait tard le matin. Tout est fonction aussi de l’engagement du président. Si on fait son travail sérieusement et consciencieusement, on ne fait que cela.
«Quand elle reflète une sincérité, l’outrance passe très bien.»
Vous écrivez à propos de Donald Trump, en référence à la diffusion de propos grossiers qu’il a tenus sur les femmes, que «l’irruption de l’intime, et même de l’hyperintime, n’écorne pas l’image d’un homme dont on connaît déjà les outrances». Celles-ci peuvent-elles même être un atout?
L’exemple de Donald Trump est intéressant parce que dans n’importe quel autre cas de figure, le candidat aurait été éliminé. Là, cela ne l’a pas affaibli parce que les gens ne découvraient rien. Ils savaient très bien comment il était. L’intime détruit une carrière quand il vient à l’encontre d’un message politique ou d’une image préconçue. Ici, pas du tout. Les outrances de Donald Trump sont connues. Ses partisans l’aiment pour cela. Et d’une certaine manière, à leurs yeux, ce discours dit en fait qu’il est sincère. L’intimité pose un problème quand elle traduit l’insincérité. Quand elle reflète une sincérité, elle passe très bien. Ses partisans se sont dit «c’est le vrai Trump pour lequel on vote, et non pas cette « fausse Hillary Clinton », ce « faux Joe Biden »». L’outrance plaît à un certain électorat à un certain moment de l’histoire américaine, surtout lorsque prévaut un tel désaveu du discours des élites et de l’establishment. Parler vrai, parler fort, insulter, utiliser les mêmes mots que ceux des gens qui votent pour vous permet une forme d’identification. Et celle-ci peut, à certains moments de l’histoire comme aujourd’hui, fonctionner.
Les institutions américaines sont-elles assez fortes pour éviter qu’un président élu ne se transforme en autocrate?
C’est la grande question. Les pères fondateurs ont construit des institutions très solides avec le contre-poids du fameux «checks and balances», la séparation stricte des pouvoirs, etc. Mais regardez l’évolution de la Cour suprême (lire par ailleurs) qui était en quelque sorte le juge de paix de la Constitution américaine, qui était au-dessus des institutions, qui devait vérifier la constitutionnalité des lois. Elle-même est aspirée par le champ politique. L’hyperpolitisation de toutes les institutions américaines me fait pencher vers une forme de pessimisme quant à leur stabilité et leur solidité. C’est un vrai « crash-test démocratique » que vivront les Américains le 5 novembre.
(1) Dans l’intimité des présidents américains, par Thomas Snégaroff, Tallandier, 222 p. Il publie aussi, avec Romain Huret, Etats-Unis. Anatomie d’une démocratie, Les Arènes France Inter, 144 p.