Verser aux archives tous les documents politiques, même les plus sensibles, en bouclant ses valises de ministre, n’est toujours pas légalement obligatoire. Dommage pour la transparence et la vie démocratique.
«Un petit papier pour moi, un grand papier pour l’humanité»: voilà ce que pourraient penser les ministres qui, peu après les élections de juin dernier, ont vidé armoires et ordinateurs des documents qu’ils contenaient, avant de les transmettre à leur successeur, à l’administration, ou à un fonds d’archives. C’est fou tout ce qu’un cabinet manipule, au cours d’une législature, comme papiers, courriers, documents numérisés! Qu’en faire? «La loi considère toujours ces documents comme des archives relevant du droit privé», détaille Camille Lacroix, chargée de projet à l’Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB). Légalement, les ministres qui terminent leur mission ne sont donc pas tenus de transmettre quoi que ce soit à quiconque, s’ils ne souhaitent pas laisser trace de leur passage au pouvoir. «Le versement de ces documents en fin de mandat dépend donc du bon vouloir du ministre ou bourgmestre sortant, puisque la même règle s’applique à l’échelon local.»
«Archiver, c’est garantir une gouvernance transparente, martèlent les archivistes francophones de Belgique. C’est un travail d’utilité publique. C’est aussi protéger les citoyens.» En 2023, le parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a certes légiféré pour rendre la transmission des archives ministérielles obligatoire. A Bruxelles, si une ordonnance poursuivant un but similaire est annoncée depuis 2009, sa dernière version n’a pas encore été votée. En Région wallonne, le décret relatif aux archives publiques, daté de 2001, n’a jamais été complété par des arrêtés d’exécution. Et au fédéral, rien de tel n’existe.
«La loi considère toujours ces documents comme des archives relevant du droit privé.»
Or, verser d’initiative ses archives ministérielles en sortant de fonction n’a rien d’automatique. Une enquête de l’AAFB a montré qu’entre 2003 et 2023, seuls 42% des ministres francophones, tous niveaux de pouvoir confondus, avaient transmis leurs archives à leur départ (1). Sur ce point, le bulletin des ministres Ecolo et DéFI était parfait. Le parti des Engagés avait, lui, préservé des archives pour près de 70% de ses mandats, alors que le MR et le PS étaient sous les 35%.
Aucun contrôle extérieur
Un an plus tard, comment ont procédé les ministres sortants de la Région wallonne et de la Fédération Wallonie-Bruxelles? Ont-ils transmis leurs archives ministérielles? Si oui, lesquelles et à qui?
C’est effectivement du côté d’Ecolo que les réponses fusent le plus vite et se montrent les plus complètes. «J’ai déposé mes archives digitalisées au fonds Etopia, qui prévoit des modalités de consultation et un versement dans le domaine public après 30 ans, détaille ainsi Philippe Henry, ex-ministre wallon du Climat, des Infrastructures, de l’Energie et de la Mobilité. J’ai également constitué pour mes successeurs des dossiers de reprise/remise pour les dossiers en cours.» Pareil pour Céline Tellier, qui avait la tutelle wallonne sur l’Environnement: «Les archives de mon cabinet ont été transmises aux services d’archives de la Région wallonne. Mes archives personnelles au fonds d’archives Etopia», indique-t-elle. «En tant qu’écologistes, nous accordons une grande importance à la transparence des décisions publiques, pour laquelle un archivage méticuleux est nécessaire, complète Bénédicte Linard, ex-ministre francophone en charge notamment de la Culture et de l’Enfance. La continuité de l’Etat est pour nous un principe fondamental.»
Willy Borsus (MR), ancien ministre wallon de l’Economie et de l’Agriculture, a également transféré les dossiers en cours à son successeur et renvoyé vers les différentes administrations «un certain nombre de dossiers». Lesquels? Comment ont-ils été triés? Pour l’heure, aucun contrôle extérieur n’est mis en place sur ce tri.
A la Fédération Wallonie-Bruxelles, l’ex-ministre-président Pierre-Yves Jeholet (MR) a ainsi transmis les dossiers clôturés et la comptabilité à l’administration. Les archives en rapport avec la gestion du personnel, qui ne peuvent être conservées en vertu du RGPD, sont parties à la Cour des comptes et les affaires en cours ont été remises à l’actuelle ministre-présidente, Elisabeth Degryse (Les Engagés).
En Région wallonne, chaque ministre détermine les modalités de conservation, d’accessibilité et de valorisation des archives déposées. Dans le cadre d’une convention établie entre lui et le service des archives régionales, c’est le ministre lui-même qui fixe le moment où les documents transmis seront rendus accessibles. Tant que le délai n’est pas atteint, les archives ne peuvent donc être consultées que par ce dépositaire et son éventuel mandant, ainsi que par le personnel de ce service, tenu au secret professionnel. Chaque ministre peut même faire sceller les boîtes de documents qu’il confie au service des archives régionales!
«Transmettre sous les yeux des caméras des dizaines de caisses de documents que personne ne consultera jamais n’a pas de sens.»
«Certains redoutent, en cédant des archives ministérielles, un possible retour de manivelle, reconnaît Florian Delabie, le président de l’AAFB. Mais transmettre ces documents n’implique pas qu’ils soient tout de suite accessibles au grand public ou aux chercheurs. Il y a un délai défini par la loi, de 30 ans en général, et le règlement général sur la protection des données (RGPD) continue de s’appliquer.»
La crise du Covid en archives côté wallon
Parmi les ministres socialistes et francophones sortants, Caroline Désir, qui avait la tutelle sur l’Education, indique avoir transmis tous les documents importants à l’administration en cours de législature et assuré la transition des dossiers en cours vers celle qui a pris son relais, Valérie Glatigny (MR). Christie Morreale, ancienne ministre wallonne de l’Emploi et de la Santé, a misé sur les archives «papier» et numériques en même temps, cédées à l’administration et au ministre suivant. «Les 35 caisses de dossiers liés à la crise du Covid ont été déposées aux archives du service public de Wallonie.»
C’est bien ce qui est en jeu, à travers la conservation de ces documents intrinsèquement liés à l’exercice du pouvoir: les stocker quelque part pour permettre, un jour, d’y avoir accès, dans une démarche d’intérêt historique patrimonial mais aussi opérationnel. «Par rapport à la crise du Covid, insiste Florian Delabie, nous n’avons jamais eu la preuve que les archives du cabinet De Block (santé publique, Open VLD) ou Wilmès (Première ministre, MR) avaient été conservées quelque part pour que l’on puisse en tirer des leçons. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de juger de ce qui a été bien ou mal fait, mais de documenter le processus de décision pour, éventuellement, ne pas commettre à nouveau les mêmes erreurs.»
Du côté du cabinet Dolimont (MR), ministre wallon titulaire des Finances et du Budget jusqu’en juillet 2024, on juge le stockage d’archives papier «sans efficacité». «Transmettre sous les yeux des caméras des dizaines de caisses de documents que personne ne consultera jamais n’a pas de sens, estime sa porte-parole, Stéphanie Wyard. A l’ère du digital, on peut toujours tout retrouver, sous une forme ou sous une autre, à l’administration ou dans les documents du parlement. En tous cas, aucun ministre wallon sortant n’a en sa possession des informations qui ne se trouveraient pas ailleurs, ni n’a mis en difficulté le fonctionnement du ministre suivant.»
En matière de politique budgétaire, certains pourraient estimer que seul le budget finalement adopté compte, peu importe les négociations politiques qui l’ont précédé. Un avis que ne partagent pas les archivistes pour qui, précisément, le processus de décision politique peut s’avérer très instructif. Même si chacun s’accorde à reconnaître que tout document n’est pas forcément intéressant à conserver. Et peut donc être détruit.
Les documents «très secrets» peuvent rester inaccessibles aux chercheurs et au public pendant 50 ans.
Une note du Service public de Wallonie diffusée dans les cabinets avant la fin de la dernière législature précisait d’ailleurs clairement le type de dossiers pouvant faire l’objet d’un versement d’archives. Outre les documents par définition publics, comme les discours ou les communiqués de presse, les documents à caractère confidentiel mais relevant de la gestion des affaires publiques sont également susceptibles d’être archivés. Sont explicitement cités les notes internes au cabinet, comme les notes d’orientation générale du ministre, les comptes-rendus des réunions de cabinet et intercabinets, les procès-verbaux des réunions des chefs de cabinet, ainsi que les notes préparatoires aux réunions du gouvernement. Rien n’indique que toutes ces pièces sont, actuellement, bien conservées.
Certaines d’entre elles sont bien sûr extrêmement sensibles. Ainsi des dossiers couverts par le secret au fédéral pour, par exemple, des questions diplomatiques ou militaires. Ainsi des documents relatifs aux licences d’exportation d’armes, à l’échelle wallonne. Trois seuils de confidentialité longue durée peuvent leur être appliqués: 20 ans pour les documents confidentiels, 30 ans pour les documents secrets et 50 ans pour les documents très secrets. Leur déclassification peut éventuellement être décidée plus tôt, si des archivistes agréés, tenus par un code de déontologie strict, estiment que cet embargo de long terme ne s’impose plus. A condition, bien sûr, que ces documents, toujours considérés comme relevant du privé, aient été archivés…
(1) Enquête menée auprès de tous les centres d’archives publiques et privés susceptibles d’avoir reçu des archives ministérielles, à l’exception du Centre Jean Gol, attaché au MR, qui n’y avait pas participé.