mardi, octobre 22

L’humour salace et les blagues salaces sont-ils un outil de catharsis? N’en déplaise à Freud, pas vraiment…

Le décor est celui d’une «mise au vert» pro. Petite ambiance de colonie de vacances pour ces collègues qui n’ont pas souvent l’occasion de sortir du bureau. Les «blagues de cul» fusent dès le premier quart d’heure. Deux larrons particulièrement loquaces semblent se livrer à un concours de gros dégueulasses. Rires gênés suivis d’exclamations semi-scandalisées. Si la réaction n’est pas unanimement franche, si personne ne leur dit de la fermer, c’est parce que «c’est une blaaaaague». Et que l’humour sexuel, salace, voir sexiste et insultant, «c’est quand même marrant», ponctuera une complice.

Freud, dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905), prétendait que les blagues sexuelles permettaient de libérer les pulsions, de s’affranchir des convenances sociales. Elles seraient un exutoire, une soupape de décompression. Le rire grivois, par son caractère subversif, deviendrait un outil de catharsis.

Une théorie qui ne suscite pas une adhésion massive. Willibald Ruch, psychologue à l’université de Zurich, sépare, lui, le monde en deux catégories: d’un côté, les individus à tendance conservatrice qui privilégieraient les blagues à chutes claires; de l’autre, les esprits plus ouverts, qui se laisseraient distraire par des plaisanteries plus audacieuses. Difficile d’adhérer à cette théorie à l’heure où une frange des droitards réclame le droit à une liberté d’expression proche des valeurs d’autrefois (quand on pouvait rire du viol, par exemple) tandis que les wokistes lèvent l’épée face aux offenses.

Si personne ne leur dit de la fermer, c’est parce que «c’est une blaaaaague».

Dans son livre Le Rire des femmes (PUF, 2021), Sabine Melchior-Bonnet présente le rire féminin comme une menace pour les stéréotypes de genre tandis que l’humour masculin, lui, serait presque intrinsèquement lié à l’idée d’autorité et de puissance.

L’exemple emblématique de l’humour sexuel: les blagues sur les blondes délurées, souvent perçues comme des nymphomanes à fortes poitrines. Ce type d’humour, souvent présenté comme inoffensif, s’apparente pourtant à une forme de sexisme récréatif. Des stéréotypes dégradants qui véhiculent des préjugés. Une forme d’attaque masquée, un préjugé social déguisé en humour. Il en va de même pour toutes les formes de persona jugé «hors norme» dans son identité et ses pratiques sexuelles. On rira (ou pas) de la sodomie, de la soumission, de l’impuissance, de la frigidité, de la levrette ou de la fellation, mais rarement de la position du missionnaire entre hétérosexuels discrets.

Dans son essai Le Paradoxe du rire (Seghers, 2024), la philosophe Olivia Gazalé introduit la notion de «pacte humoristique». Une convention toute simple qui reposerait sur l’idée que celle ou celui qui raconte une blague doit s’assurer qu’elle ne blesse pas son auditoire. Ainsi, un même énoncé peut être perçu comme drôle dans un contexte donné, mais devenir blessant dans un autre. Si prononcer les mots «zizi» et «poils» à la table familiale le dimanche fait mourir de rire mamie, super, mais à la cantine du bureau, autant s’abstenir. Le Bigard qui sommeille en chaque collègue bourré à la fête du Nouvel An devrait être bâillonné. Pour son propre bien.

Car au sein des entreprises, la ligne rouge est encore plus marquée. Les feintes crado, loin d’être anodines, engendrent un malaise croissant et relèguent les boute-en-train d’autrefois au statut de boomers malaisants et infréquentables.

L’humour sur le sexe, bien qu’ayant un potentiel libérateur, se manie donc avec précaution. Comme sa bite (rire gras).

Juliette Debruxelles est éditorialiste et raconteuse d’histoires du temps présent.

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