A leur tour, les tracteurs wallons ont envahi les routes. L’agriculture européenne est en ébullition. Leur cible : la révolution verte, trop tardive, précipitée, complexe, injuste. La balle est assurément dans le camp des politiques.
« Entre la lasagne d’obligations européennes et McCain qui refuse nos pommes de terre, pourtant négociées, parce qu’il a plu lors de la récolte, on n’en peut plus ! » Pierre est agriculteur à Braine-le-Comte. Ce dimanche soir, il attend, avec une vingtaine d’autres exploitants agricoles du coin, la colonne de tracteurs qui vient de Soignies pour rejoindre Halle et finalement bloquer la capitale. La plupart sont jeunes et arborent, sur leur veste ou leur casquette, le sigle de la FJA (Fédération des jeunes agriculteurs). Ici comme dans le reste de la Wallonie ou en France, ils répètent un même refrain : ras-le-bol de la pression réglementaire européenne, de l’«agribashing», des mastodontes de l’agroalimentaire qui les étranglent… Leur blues est plus profond que lors de la crise du lait en 2015. Cette fois, ils veulent vraiment être entendus.
Bien sûr, il y a une part d’opportunisme dans leurs actions. Les prochaines élections européennes ont lieu dans quatre mois. « Quand on sait qu’un tiers du budget UE, soit 58,3 milliards d’euros, est consacré à l’agriculture, la politique agricole pèsera forcément sur la campagne électorale, commente Philippe Baret, ingénieur agronome à l’UCL et spécialiste du monde agricole. Il est logique que ce bras-de-fer déjà ancien revienne à la Une de l’actualité. » Mais il n’y a pas que cela. La démonstration de force des agriculteurs, en France et désormais en Wallonie, traduit une exaspération latente depuis longtemps. Si la PAC a été conçue – et l’est toujours – pour défendre les agriculteurs et les consommateurs européens, ses nombreuses réformes sont lourdes à absorber, aujourd’hui plus qu’hier.
Les agriculteurs sont doublement victimes du changement climatique. D’abord, parce que la météo est de plus en plus capricieuse, avec le réchauffement. Ensuite, parce que les contraintes imposées par les Etats pour lutter contre ce dérèglement deviennent indigestes. Le problème est que les gouvernants ont procrastiné pendant des décennies. Aujourd’hui, les mesures semblent précipitées. Exemple criant : la première colère d’agriculteurs a éclaté en 2022 aux Pays-Bas, quand l’exécutif de Mark Rutte a voulu diminuer d’au moins 30 % les cheptels, dont celui des vaches laitières, afin de réduire les émissions de protoxyde d’azote, quatre fois supérieures à la moyenne européenne. Cela concernait près de 15 000 exploitations… La fronde des agriculteurs néerlandais a été à la hauteur de la brutalité de ce « plan azote », toujours pas adopté, et un le parti citoyens-agriculteurs (BBB) est né de la bataille, caracolant en tête des élections qui ont suivi. En Flandre aussi, l’azote a été, au même moment au centre d’un bras de fer houleux avec le gouvernement Jambon.
Rapport de force inégal
Le paradoxe des fermiers est qu’ils sont coincés de toutes parts. On leur demande d’être plus productifs et compétitifs, dans un monde de plus en plus concurrentiel, tout en leur imposant des normes toujours plus strictes et complexes. Le Plan stratégique wallon 2021 pour la PAC compte plus de… 1 100 pages, dont 30 rien que pour la table des matières. Tout cela dans un contexte d’incertitude grandissante, à cause du climat mais aussi parce que les produits agricoles sont devenus des produits de spéculation depuis la financiarisation des matières premières il y a vingt ans. « Les récoltes mises sur le marché aujourd’hui valent 60 % de ce qu’elles valaient il y a un an, constate Olivier de Schutter, professeur à l’UCLouvain et coprésident du Groupe international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food). Cette diminution est la conséquence de l’éclatement de la bulle spéculative sur les produits agricoles, qui a eu lieu en 2022 avec la crise en Ukraine. Cela illustre l’extrême volatilité à laquelle les agriculteurs sont soumis. »
Climat, concurrence internationale, spéculation sur les denrées alimentaires, pression réglementaire… Le cocktail est explosif. « Si les agriculteurs craignent la transition qui se profile, leur mécontentement concerne surtout la situation actuelle qui résulte du statuquo caractérisant les politiques agricoles conduites depuis soixante ans, continue le professeur de Schutter. Le résultat est qu’ils sont coincés entre leurs fournisseurs d’intrants, engrais, produits phytos, qui sont devenus extrêmement chers avec la crise de l’énergie, et les acheteurs auxquels ils vendent leur production, avec un pouvoir de négociation quasi nul. »
Le constat est identique chez Natagora, association wallonne de protection de l’environnement, qui travaille avec plus de 250 agriculteurs : « Leur désarroi est légitime, estime Gaëtan Seny, responsable agriculture de l’ONG. Ils endurent la pression de leurs fournisseurs, acheteurs, transformateurs qui, représentés par des armées de lobbyistes, captent l’essentiel de la valeur agricole. » Pour réfréner l’appétit des industriels gourmands de l’agroalimentaire et de la grande distribution, la France a voté, en 2021, une loi pionnière, baptisée Egalim, pour mieux équilibrer le rapport de force et permettre aux agriculteurs d’avoir une rémunération décente. Il n’existe pas une telle législation en Belgique. Cela dit, cette loi, en particulier les sanctions qu’elle prévoit, est mal appliquée.
Terre agricole, lingot d’or
Ce modèle économique hyper-productiviste a obligé les agriculteurs à faire des économies d’échelle mais aussi à s’agrandir pour percevoir le plus de subventions de la PAC. « Actuellement, les gros exploitants, soit 20 % des agriculteurs, absorbent 80 % des subventions européennes alors qu’ils font de plus en plus de bénéfices, constate Philippe Baret qui a eu confirmation de ces chiffres auprès de la Commission UE. Le reste, soit 80 % des agriculteurs, ne touche que 20 % des subsides.» Conséquence : la spéculation foncière sur les terres agricoles est plus forte que jamais.
En Wallonie, il y a dix ans, les prix pouvaient monter jusqu’à 45 000 euros l’hectare, pour une terre de culture libre d’occupation en Brabant Wallon. « Aujourd’hui, cela peut dépasser les 80 000 euros, soit presque le double, observe Philippe Burny, qui enseigne la politique agricole à l’ULiège. Le prix du fermage, ou bail rural, ne cesse aussi d’augmenter : de 33 % en dix ans. Cela n’aide pas les jeunes à se lancer dans le métier qui en a pourtant bien besoin. La moitié des agriculteurs wallons a plus de 55 ans. » Gaëtan Seny renchérit : « Cette pression ne risque pas de s’essouffler, avec le groupe Colruyt qui, depuis peu, acquiert de nombreuses terres agricoles à prix d’or, bénéficiant au passage des primes de la PAC à l’hectare, pour ensuite les louer à l’année à des fermiers qui doivent lui vendre leur production. » La FJA a accusé Colruyt d’attiser la flambée des prix.
Le problème des agriculteurs est donc aussi interne à la profession qui recouvre une grande diversité de pratiques, du modeste maraîcher bio au céréalier gargantuesque. On ne devrait pas parler du monde agricole, mais des mondes agricoles. « Tant que le gros des subventions restera alloué à l’hectare, je ne vois pas de possibilité d’un vrai changement, prévient le professeur Burny. On évoque depuis longtemps des aides allouées à l’unité de travail plutôt qu’à l’hectare, ce qui permettrait de maintenir l’emploi agricole. Mais le système actuel avantage les gros agriculteurs qui ont des relais politiques et trouvent toute sorte d’excuses pour maintenir les aides directes à l’hectare. » Gaëtan Seny renchérit encore : « Le problème vient moins des agriculteurs que des politiques qui, avec un tel système à l’hectare, n’encouragent pas suffisamment la transition agroécologique. Quelle est la quotité de la PAC wallonne qui est dédiée au soutien de cette transition ? A ma connaissance, il n’existe pas de chiffre précis. Forcément, sans le soutien financier adéquat, les agriculteurs vivent cela comme un agenda punitif. »
Suspecté sur Facebook
Changer un tel système, inerte depuis trente ans, est compliqué. « Bien sûr, la PAC de rêve serait celle qui soutiendrait les agriculteurs qui respectent l’environnement, qui prennent soin des sols et qui créent de l’emploi, sourit Olivier der Schutter. Des mesures sont déjà prises dans ce sens-là, mais elles sont loin d’être à la hauteur des enjeux. » En outre, la dernière PAC a été entamée sous la précédente Commission UE, celle de Jean-Claude Junker. Elle n’est pas alignée sur le Green Deal qui, lancé en 2021, a pour objectif de rendre l’Europe climatiquement neutre d’ici à 2050. La Commission a d’ailleurs dû renoncer à plusieurs projets législatifs du Pacte Vert, comme celui sur les systèmes alimentaires durables, et reconduit l’autorisation du glyphosate pour dix ans.
Ce scénario est finalement malheureux pour les agriculteurs qui ne savent pas toujours sur quel pied bêcher et souffrent en plus d’une mauvaise image auprès d’une partie de la population
Ce scénario est finalement malheureux pour les agriculteurs qui ne savent pas toujours sur quel pied bêcher et souffrent en plus d’une mauvaise image auprès d’une partie de la population. « Quand j’épands des pesticides après 22 heures en été pour des raison météo et pour ne pas déranger le voisinage, on me suspecte, sur Facebook, d’attendre la soirée parce que j’ai des choses à cacher », raconte Pierre. Les agriculteurs sont fatigués des donneurs de leçons et ne supportent plus d’être traités d’empoisonneurs. Même lors des contrôles, ils sentent ce doigt accusateur pointé sur eux, alors que la qualité des denrées alimentaires est sans doute meilleure en Europe que dans le reste du monde.
Et justement, ils doivent encore supporter la concurrence déloyale de l’agriculture hors-UE qui exporte ses produits en Europe, sans être soumise aux mêmes contraintes sanitaires et environnementales. Les négociations sur l’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) sont, en cela, totalement absurdes. « Le comble du cynisme est qu’on exporte déjà vers ces pays, mais aussi le Maroc, l’Ukraine ou le Mexique, des pesticides, comme l’atrazine – tellement nocif qu’il est interdit chez nous depuis vingt ans -, mais qui sont utilisés dans ces pays pour produire des denrées qu’ensuite nous importons et consommons », relève Olivier de Schutter.
Ce paradoxe est l’une des raisons de la colère des agriculteurs à qui la pilule verte de la transition est décidément difficile à faire avaler. On le sait, la révolution agroécologique, comme toute révolution, ne se fera pas sans casse. D’où la crainte des fermiers pour leur avenir. Ils savent pourtant que la majorité des terres arables européennes sont appauvries à cause des intrants chimiques, compromettant aussi leur avenir. Ils revendiquent plus de cohérence, une simplification des normes et surtout un discours politique clair, avec une organisation économique et sociale derrière, comme dans les années du début de la PAC.
La PAC, en deux mots
Les agriculteurs touchent-ils trop d’aides ? Il est vrai que près de 60 milliards d’euros chaque année pour la PAC, cela paraît énorme. Pourtant, ce n’est même pas un demi pourcent du PIB des 27 Etats de l’Union européenne. Au départ, en 1962, l’objectif de la Politique agricole commune était d’accroître la souveraineté alimentaire d’une Europe fort dépendante du reste du monde. Il fallait pousser la productivité, via la modernisation mécanique et agrochimique. Mais aussi via des prix garantis, soit un prix minimal de rachat par les instances communautaires lorsque les prix des produits agricoles chutaient. Les agriculteurs se sont mis à produire plus et à exporter. L’objectif a été vite atteint et même largement dépassé. Dès les années 1970, l’offre a débordé la demande, en particulier pour le lait. D’où la mise en place de quotas laitiers et le début de la désillusion. En 1992, les prix garantis ont été diminués et compensés par des aides directes versées en fonction de la surface cultivée. La baisse des prix garantis s’est ensuite poursuivie. En dehors de cadre régulatoire, le marché agricole s’est libéralisé de plus en plus. Les problèmes sanitaires (vache folle, grippe aviaire…) et environnementaux ont explosé, favorisés par l’agriculture intensive destructrice de la biodiversité. Emerge alors, à la fin des années 1990, l’idée d’un second pilier d’aides européennes conditionnées à l’adoption de pratiques plus respectueuses de l’environnement. Depuis lors, le verdissement de la PAC n’a fait que se renforcer, très lentement mais avec des réformes de plus en plus contraignantes pour les agriculteurs. On ne parle plus de régulation des prix mais de régulation écologique. Les deux tiers du budget PAC, soit le premier pilier, sont néanmoins encore toujours attribués à l’hectare.