Un Belge sur trois lit moins qu’avant. Mais un sur quatre lit plus. Le manque de temps et les obligations familiales ou professionnelles seraient les principaux freins à la lecture chez les adultes, qui aimeraient pourtant bouquiner plus.
«Une tendance de fond.» Dans une analyse sur l’évolution des pratiques de lecture, Franck Ramus, spécialiste des sciences cognitives, s’inquiète d’une diminution du temps consacré à cette activité et du nombre de lecteurs. Globalement, évalue le directeur de recherches au CNRS dans un entretien au Parisien le 10 avril dernier, les individus feuillettent moins de livres, passent plus de temps à lire des contenus informatifs sur support numérique ou consacrent davantage de temps aux loisirs dont l’offre ne cesse de s’étoffer.
La lecture, comme le démontrent plusieurs études, procure pourtant de nombreux bienfaits. Bouquiner améliore les connaissances générales, notamment en histoire, enrichit le vocabulaire, soutient l’orthographe, développe l’imaginaire, préserve la mémoire et favorise l’empathie. A travers son effet calmant et reposant, elle aide à lutter contre le stress et l’anxiété.
Cette agueusie que déplore Franck Ramus touche-t-elle toutes les générations, tous les milieux sociaux, les actifs comme les inactifs ou les pensionnés, les femmes comme les hommes? Les adultes lisent-ils moins par manque de temps ou d’intérêt?
Le Vif a enquêté sur les pratiques de lecture des Belges, et plus particulièrement des francophones. En voici les résultats et quelques clés pour renouer avec le plaisir de tourner les pages.
19,6%des sondés n’ont lu aucun livre au cours des 12 derniers mois. A Bruxelles, ils ne sont que 9,7%, contre 21,8% en Flandre et 18,5% en Wallonie.
Un Belge sur sept ne lit jamais
Premier enseignement de ce sondage mené par l’institut Kantar auprès d’un millier de Belges pour Le Vif: les lecteurs réguliers (de trois à sept fois par semaine) représentent 27% du panel. A l’autre extrémité de l’éventail, 13,5%, soit à peu près un Belge sur sept, affirment ne jamais lire. 23,8% des jeunes adultes (18-34 ans) lisent tout de même une à deux fois par semaine, contre seulement 11,1% pour les 55-64 ans. Les francophones et, pour le critère régional, les Bruxellois sont ceux qui lisent le plus régulièrement.
Au cours des douze derniers mois, 22,4% de l’ensemble des sondés ont lu entre trois et cinq livres, 21,5% un à deux livres. Près de deux Belges sur dix (19,5%, surtout les non-actifs, les moins diplômés et les pensionnés) n’ont pas ouvert un seul ouvrage au cours de l’année écoulée tandis que 0,5% en a refermé plus de 100 (lire les témoignages).
Cette «tendance de fond» qui consiste à consacrer moins de temps à la lecture s’est installée progressivement. C’est peut-être la raison pour laquelle les habitudes en matière de lecture n’ont pas radicalement changé chez les adultes au cours des cinq dernières années. Si trois lecteurs sur dix estiment qu’ils lisent effectivement moins qu’il y a cinq ans, un sur quatre assure qu’il lit au contraire davantage. Les autres disent observer le même rythme. Les grands lecteurs, ceux qui lisent quotidiennement ou très régulièrement, représentent la catégorie qui a le moins modifié ses habitudes puisque 80% d’entre eux mentionnent un rythme équivalent ou même légèrement supérieur de lecture. Parmi ces grands lecteurs, on trouve une part importante de jeunes adultes (18-35 ans). En revanche, la moitié des sondés qui lisaient déjà très peu il y a cinq ans lisent encore moins aujourd’hui.
Les jeunes adultes ne sont donc pas forcément ceux qui feuillettent le moins. Ils sont par exemple 38,1% à lire plus que leurs parents, contre 31,9% de la génération suivante (35-54 ans).
Jusqu’à quand? Des études menées dans plusieurs pays européens, montrent que les enfants ont non seulement moins le réflexe de la lecture mais qu’ils y consacrent également moins de temps. Selon le réseau Les librairies indépendantes, qui représente 70 librairies francophones à Bruxelles et en Wallonie, le secteur des livres jeunesse accuse un net recul des ventes. Les clients qui se feraient les plus rares sont les trentenaires, la tranche d’âge dans laquelle on retrouve le plus de jeunes parents. En effet, si un sondé sur deux âgé de 35 à 44 ans affirme faire (ou avoir fait) la lecture à ses enfants, seuls trois sondés sur dix de 18 à 34 ans en font de même. Cependant, il faut tenir compte du fait que c’est en moyenne vers les 30 ans que les Belges ont leur premier enfant.
Manque de temps pour la lecture, plus que d’envie
Pour Claude Poissenot, sociologue à l’Institut universitaire de technologie Nancy-Charlemagne et chercheur au Centre de recherche sur les médiations (Crem), «la fréquentation de l’école s’accompagne d’un repli des pratiques de lecture plaisir».
Entre la fin du primaire et le début du secondaire, détaille l’auteur dans Sociologie de la lecture (éd. Armand Colin, 2020), «on observe un repli général de l’imprimé, le livre mais aussi la bande dessinée qui pâtit de l’image de pratique enfantine et peu valorisante à l’heure d’affirmer sa maturité». Une tendance à mettre en lien avec l’intensification d’un intérêt, à cet âge, pour le numérique mais aussi pour la musique.
Vers 15 ou 16 ans, ce sont les livres de science-fiction, les polars et les livres d’aventure, soit des thématiques qui font le lien avec le monde des adultes, qui suscitent davantage l’intérêt des jeunes lecteurs, surtout dans les milieux favorisés, décrit encore le chercheur. Vers les 18 ans, les jeunes ne lisent quasiment plus de livres à titre personnel. «A part chez une minorité, ils ne trouvent plus d’imprimés à même de soutenir leur rapport personnel à eux-mêmes. Les écrans les ont largement supplantés. Le défi pour les acteurs du livre serait bien sûr de retrouver les moyens de se reconnecter à la dimension personnelle des jeunes.»
Pourtant, 46,7% de l’ensemble des sondés par Le Vif, surtout parmi ceux qui ont fait des études supérieures, estiment que les lectures obligatoires imposées à l’école ont stimulé leur goût de la lecture. Les dégoûtés ne représentent que 10,8% mais tout de même 17,7% des non-actifs.
Ce qui apparaît également comme particulièrement intéressant (et encourageant), c’est la motivation du lecteur: 62% des Belges voudraient lire plus qu’ils ne le font actuellement. Davantage les femmes (70%) que les hommes (55,6%). Les raisons qui les empêchent de le faire sont nombreuses et rarement uniques mais certaines tendances se dessinent. Le manque de temps est la raison la plus souvent invoquée, suivie des autres hobbys (un peu plus chez les hommes) qui les occupent déjà beaucoup. Les obligations telles que le travail, les études, la famille sont aussi régulièrement citées, surtout par les femmes. Ensuite seulement le manque d’intérêt ou la préférence pour les jeux vidéo ou les séries télé.
Ce n’est en tout cas pas par manque de choix. Chaque année, des centaines de nouveaux ouvrages arrivent sur le marché. Selon Les librairies indépendantes, près de 210.000 références différentes ont été vendues en 2023. 29,9% des ventes sont des nouveautés de moins de trois mois, 22% des ouvrages de plus de trois et de moins d’un an, 11,4% de plus d’un an et de moins de deux ans et 36,7% de plus de deux ans.
7,6%des sondés possèdent au moins 50 livres achetés qu’ils n’ont jamais lu.
Apprendre mais surtout s’évader
Que lit le Belge? L’étude montre que sept lecteurs sur dix aiment s’évader et cultiver leur imaginaire à travers la fiction. Mais qu’ils sont presque autant (entre six et sept) à s’intéresser à d’autres genres. Les ouvrages de fiction populaire (thriller, romance, fantasy et science-fiction) sont ceux qui ont remporté le plus gros succès au cours des douze derniers mois, suivis de la littérature, des livres jeunesse et jeunes adultes et de la poésie. De façon assez surprenante, les 18-34 ans sont les plus férus de poèmes. 15,6% des jeunes qui lisent de la fiction, lisent notamment de la poésie, contre 7,4% toutes catégories d’âge confondues. Selon l’institut de sondage Gfk, pas moins de 57.438 ouvrages de poésie ont été vendus en librairie en 2023 en Belgique francophone. Soit une progression de 7,8 % en un an. Le succès du slam et de ses textes incisifs et engagés qui ont dépoussiéré le genre, y est certainement pour quelque chose.
En déco, une tendance est apparue sur TikTok: la bibliothèque de la frime.
Et la BD? Selon le dernier rapport de l’Association des éditeurs belges (Adeb), la BD a enregistré en 2023 une légère baisse mais reste une composante essentielle du marché du livre en Fédération Wallonie-Bruxelles. En 2021, la bande dessinée occupait la première place des ventes. L’étude Kantar confirme cette tendance: la BD est nettement moins mentionnée par les lecteurs que les ouvrages de fiction. Les mangas, et dans une moindre mesure les romans graphiques, confirment leur statut de favoris chez les 18-34 ans. Mais ce sont bien les grands classiques, Bob et Bobette et autres, qui sont les plus fréquemment cités par l’ensemble du panel.
La non-fiction attise également la curiosité du lecteur. Moins que la fiction mais davantage que la BD. Les ouvrages axés sur la culture, l’art, l’histoire, la politique ou la société, ainsi que les biographies (personnalités inspirantes, politiques, chanteurs, sportifs, influenceurs, etc.) sont suivis par ceux qui traitent de la santé et de la psychologie (surtout chez les femmes), puis de la philosophie et de la religion, de l’alimentation, du sport (surtout chez les hommes) et du lifestyle.
Le lifestyle, c’est par exemple «comment bien agencer sa bibliothèque». Réelle ou en trompe-l’œil. En déco, une tendance est apparue sur TikTok: le bookshelf wealth (la bibliothèque de la frime). Elle consiste à se filmer devant une imposante bibliothèque, de préférence classique et parfaitement organisée ou savamment désordonnée. Avec ça et là quelques éléments de décoration, une lampe design, une jolie plante.
40,3%des 18-34 ans lisent des e-books sur une liseuse, une tablette ou un smartphone.
Le livre, objet tendance
Des livres qui sont surtout là pour faire joli et pour dire «moi, je lis». Il n’a pas fallu attendre TikTok pour voir le livre instrumentalisé à des fins de communication. Certains intellectuels apprécient particulièrement de se faire photographier devant leur bibliothèque afin que chacun puisse constater l’étendue de leur savoir. Il est d’ailleurs amusant de constater que 7,6% des lecteurs (11% pour les plus diplômés) ont dans leur bibliothèque plus de 50 livres qu’ils n’ont pas, ou pas encore, ouverts.
Tout ce savoir peut aujourd’hui tenir dans la poche d’un jeans. Si la grande majorité des lecteurs (88,6%) restent attachés à l’objet livre –les grands lecteurs éprouvent souvent du plaisir à toucher la couverture, à écouter le bruit de la page qui se tourne, à sentir l’odeur de l’encre ou du vieux papier– il en est, surtout les plus jeunes et davantage en Région bruxelloise, qui laissent volontiers leur smartphone, tablette, e-book ou liseuse prendre le relais (25,9%). Quant aux audiobooks, ils ne sont écoutés que par 8,6% des sondés.
L’avantage de la lecture numérique est qu’elle ne nécessite aucun déplacement, ni d’espace pour stocker tous ces exemplaires. Bien que sept lecteurs sur dix achètent leurs livres dans le commerce (grande surface, librairies indépendantes, seconde main, foires, etc.), un sur deux se les procure –également ou exclusivement– en ligne.
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Lire plus souvent, mais comment?
Le Web regorge de conseils formulés par des passionnés de lecture pour s’aménager plus de temps et d’occasions pour lire. En voici quelques-uns.
• Emmener un livre partout avec soi, surtout pour ceux qui empruntent les transports en commun.
• Se fixer un objectif de 30 pages par jour, par semaine, par mois.
• Mettre son smartphone sur silencieux ou dans une autre pièce pendant le temps de lecture.
• Lire le matin, pour ceux qui s’endorment au bout de deux pages le soir.
• Lire deux types de livres en même temps (un roman et une BD, par exemple), pour changer selon l’humeur, la fatigue, le temps disponible…
• S’abonner à des newsletters, suivre les comptes Facebook, Insta ou TikTok de passionnés de lecture pour être informé des sorties littéraires, des événements autour du livre près de chez soi.
• Le choix est tellement vaste: se faire conseiller par un libraire ou par un grand lecteur.
• Ne pas se forcer à finir un livre qui ne plaît pas et s’autoriser à sauter des lignes, des chapitres.