jeudi, décembre 18

De l’Antarctique à Mars, la géochimiste Vinciane Debaille traque, dans les roches et les météorites, les indices capables de raconter l’histoire des planètes. Membre de l’équipe européenne de Mars 2020, elle guide à distance le rover Perseverance dans sa quête de traces de vie passée.

Captivée par les documentaires de Katia et Maurice Krafft qu’elle dévorait devant le petit écran, la jeune Vinciane Debaille rêvait d’étudier les volcans en Islande, à Hawaï ou en Indonésie. Au pied du Stromboli, lors de son premier voyage en tant qu’étudiante en géologie, elle semble si émerveillée devant les rougeoiements de la montagne en activité que son professeur s’en amuse. Son parcours universitaire l’amènera à s’intéresser à la géochimie. Etudier la composition chimique des roches volcaniques terrestres ou sous-marines pour tenter de percer les mystères de l’histoire de la Terre depuis sa création devient très vite une passion. Pourtant, elle qui s’imaginait parcourir le monde à la rencontre des volcans passe finalement beaucoup de temps dans son laboratoire… Ou sur la banquise, puisqu’en quinze ans, elle a participé à cinq missions de collecte de météorites dans le froid polaire de l’Antarctique. Son expertise la mènera jusqu’aux plus hautes sphères puisqu’elle fait partie des cinq scientifiques européens sélectionnés pour mener à bien la mission Mars 2020, première phase du projet Mars Sample Return piloté par la Nasa et l’ESA. Entre ses recherches sur les météorites et les cours qu’elle donne à l’ULB, elle guide à distance Perseverance (Percy de son petit nom), l’astromobile qui arpente le sol martien à la recherche de traces de vie passée.

Une partie de votre travail consiste à collecter des échantillons. Pour découvrir quoi?

La composition d’une roche renferme l’histoire de la planète. Cette évolution n’est pas linéaire, il s’agit plutôt d’un puzzle à reconstituer. C’est ce qui m’a amenée à travailler sur la Terre, sur la Lune et sur Mars. En ce qui concerne la Terre, on a beaucoup de trous dans l’échantillonnage: les 500 premiers millions d’années ne sont pas accessibles car nous ne disposons pas de roches datant de cette époque. Nous essayons donc de reconstituer cette histoire de manière indirecte, en étudiant la composition chimique des roches les plus anciennes.

«Pourquoi Mars est-elle devenue stérile alors qu’il y a trois milliards d’années elle contenait de l’eau liquide?»

Quels enseignements ces recherches ont-elles déjà livrés?

La Terre n’a pas toujours été telle que nous la connaissons. Actuellement, elle est recouverte de plaques (tectoniques) qui s’écartent, là où se sont formés les océans, ou qui se rentrent dedans, comme c’est le cas pour la ceinture de feu du Pacifique où se trouvent de nombreux volcans. Cependant, pendant au moins deux milliards d’années, il n’existait aucune plaque bougeant à la surface. Le fonctionnement de la Terre était donc très différent au début de son histoire de celui que nous connaissons actuellement. Il ressemblait davantage à celui de Mars, qui ne dispose pas de plaques qui bougent en surface. Autre observation: l’atmosphère de la Terre a également changé. Avant 2,5 milliards d’années, il n’y avait pas d’oxygène, ce qui est également le cas pour Mars. Pourtant, la vie est apparue. Ce que je cherche à comprendre, c’est pourquoi Mars est restée –ou est devenue– stérile à sa surface alors qu’il y a trois milliards d’années elle contenait de l’eau liquide, ce qui aurait pu permettre l’apparition de la vie.

Avez-vous une idée de la réponse?

Une explication plausible est que la gravité sur Mars est beaucoup plus faible, donc l’atmosphère s’échappe plus vite. La Terre aussi perd chaque jour plusieurs centaines de kilos d’atmosphère mais elle a l’avantage d’avoir un champ magnétique qui la protège. La destinée de chaque planète, et plus largement de tout notre système solaire, est de s’éteindre mais plus une planète est grosse, plus le processus d’extinction est lent. Par ailleurs, le soleil est à peu près à la moitié de sa vie. Il lui reste donc quatre ou cinq milliards d’années. On a le temps de voir venir la fin. C’est ce que j’aime en géologie, de pouvoir jongler avec des échelles de temps énormes.

Avoir pleinement conscience de cette finitude influence-t-il votre perception de l’humanité?

Il est clair que nous sommes peu de choses. Travailler sur ces données renforce l’idée que notre Terre est une oasis dont il faut prendre soin. J’ai souvent entendu dire que les astronautes sont bouleversés en découvrant depuis l’espace cet écrin bleu, qui n’est morcelé par aucune frontière, au milieu d’un univers relativement hostile. Mais, le danger peut aussi venir de l’espace. Chaque jour, des météorites frappent la Terre, généralement sans grandes conséquences. Il ne faut pas oublier que c’est l’une d’elles qui a fait disparaître les dinosaures, même si c’est un peu plus compliqué que cela. L’histoire géologique nous enseigne aussi que nous ne sommes pas à l’abri de grandes catastrophes naturelles.

«Travailler sur ces données renforce l’idée que notre Terre est une oasis dont il faut prendre soin.»

Pour autant, envisager une planète B n’est pas forcément une bonne idée, même à moyen terme. Bien sûr, j’adorerais marcher sur Mars et échantillonner des roches, mais y habiter serait un vrai défi. Etant donné que son atmosphère est 100 fois plus faible que sur la Terre, la moindre météorite pourrait faire d’immenses dégâts. En outre, elle est essentiellement composée de CO2. Il faudrait donc créer des bulles souterraines afin d’être protégés de ces météorites. Or, toutes les études psychologiques montrent que l’être humain a besoin de soleil, de vivre à l’extérieur. Toutes ces contraintes font que vivre sur Mars serait vraiment très compliqué.

Si Mars n’est pas un plan B, que penser des projets de colonisation d’Elon Musk?

Il fait preuve d’un optimisme un peu trop grand. Ces recherches sont importantes malgré tout, surtout dans un contexte budgétaire compliqué qui fait dire à certains que la recherche spatiale n’a aucun intérêt et qu’il ne faut pas injecter d’argent dans les projets. Ce genre de rêve et d’utopie permet de réaliser des avancées technologiques importantes dont bénéfice toute l’humanité. Un programme spatial ne sert pas qu’à la recherche de petits bonshommes verts. La mission Apollo, par exemple, a permis l’invention du GPS et du micro-ondes. Le programme martien, lui, permet le développement des véhicules autonomes.

Justement, dans le cadre de la mission Mars2020 de la Nasa, votre rôle consiste à guider l’astromobile Perseverance à travers la planète rouge pour qu’il prélève des échantillons…

C’est la première fois que je travaille sur une mission spatiale. Je suis très impressionnée que ce robot qui roule actuellement sur Mars soit capable de forer dans la roche. Et bien que ses instruments soient plus limités que ceux utilisés sur Terre, ils permettent de réaliser des analyses chimiques de haut niveau. D’un autre côté, je ressens beaucoup de frustration: en tant que géologue, quand on est sur le terrain, on furète partout, on retourne les cailloux, on explore plusieurs fois le même endroit. Ce qui est impossible à faire avec ce robot dont le pilotage est difficile.

D’autant qu’il existe un décalage entre l’envoi des instructions à Perseverance et leur exécution…

Le délai varie de huit à 20 minutes, lorsque Mars est au plus loin de la Terre. Quand le robot est de l’autre côté du Soleil, la communication est même impossible. Il se met en mode veille et il faut attendre que Mars repasse de l’autre côté du soleil pour pouvoir la rétablir.

Plusieurs fois par semaine, nous établissons sa feuille de route: il peut s’agir d’observations scientifiques ou d’échantillonnage. Vingt-quatre ou 48 heures plus tard, nous regardons ce qu’il s’est passé. Parfois, il fait exactement ce qu’on lui avait demandé, d’autres fois, il se met en sécurité parce qu’il a rencontré un environnement complètement inconnu et qu’il attend les instructions suivantes. Ça reste un robot.

Qu’avez-vous appris depuis qu’il sillonne la planète rouge?

On sait qu’il y a eu de l’eau, bien sûr, mais la grande question est « y a-t-il eu de la vie »? Or, les analyses nécessaires pour pouvoir le déterminer ne peuvent être réalisées à bord d’un robot. Cela doit être fait en laboratoire. Les échantillons prélevés par le robot doivent donc être envoyés sur Terre. Le lieu d’atterrissage de Perseverance a été choisi car de l’eau était présente à cet endroit vers 3,8-3,9 milliards d’années et que des sédiments s’y sont déposés. L’idée est de pouvoir mesurer d’éventuelles variations chimiques qui seraient dues à une possible activité biologique. A ce jour, nous disposons d’un échantillon de six ou sept grammes, assez prometteur, sur lequel des variations chimiques un peu étranges sont visibles, mais que nous ne parvenons pas encore à interpréter.

Comment amener cet échantillon sur la Terre sans risque de le dégrader ou de le contaminer?

Effectivement, il ne faudrait pas qu’on pense y trouver de la vie alors que c’est juste une personne qui a éternué un peu trop près. Heureusement, nous avons des protocoles très stricts pour éviter qu’une bactérie terrestre puisse être en contact avec l’échantillon. Mais aussi pour protéger la Terre d’une potentielle bactérie qui proviendrait de Mars, bien que dans les faits, la probabilité qu’elle survive à notre atmosphère en étant adaptée aux conditions martiennes est à peu près nulle. Bien sûr, il existe des « superbactéries » extrêmement résistantes mais qui ne sont pas invincibles non plus.

«Un programme spatial ne sert pas qu’à la recherche de petits bonshommes verts.»

Vous avez effectué plusieurs missions en Antarctique. Comment repérez-vous les météorites dans ce milieu?

C’est un peu comme une chasse aux œufs. On repère les zones possibles de remontée de glace, parfois à 3.000 mètres d’altitude. Une fois sur place, on tente de repérer les météorites. Quand on a la chance d’en collecter une, on constate qu’elle se dégrade très rapidement. Une météorite qui arrive sur Terre sera altérée par l’atmosphère terrestre car elle est exposée à beaucoup d’oxygène, de pluie et d’humidité: des conditions très différentes de celles de l’espace. C’est pour cette raison qu’il faut les chercher dans les endroits les plus secs possibles, dont les déserts froids où les météorites sont relativement bien préservées. Nous évitons de poser nos doigts dessus pour ne pas les contaminer avec des molécules organiques et nous les amenons au laboratoire où elles sont décongelées sous vide.

Constatez-vous des changements climatiques au fil de vos missions?

L’Antarctique est un peu particulier de ce point de vue. Sur le versant ouest de la chaîne des montagnes Transantarctiques, les changements climatiques sont très marqués. A l’est, en revanche, c’est l’inverse. Il y a davantage de neige et de glace.

L’intelligence artificielle peut-elle vous aider dans vos recherches?

Elle permet de rechercher d’autres zones de glace bleue jamais explorées, qui ont les mêmes caractéristiques physiques et la même température que celles où on retrouve des météorites. Mais il ne s’agit que de probabilités. Une fois sur le terrain, nous ne pouvons compter que sur nos yeux. Une météorite ressemble à un petit caillou différent des autres, qu’un ordinateur a encore du mal à identifier.

En ce qui concerne votre collaboration avec la Nasa, comment s’est passée votre intégration dans ce milieu qu’on imagine particulier?

Durant les six premiers mois, nous travaillions à l’heure martienne et nos journées commençaient au gré des communications satellitaires entre la Terre et Mars, parfois à trois heures du matin. Or, ma participation au programme Mars 2020 n’est pas mon seul travail. Donc, j’avais très peu de répit. Ensuite, nous sommes passés à des horaires calqués sur les heures de bureau de Los Angeles, ce qui signifie que les opérations commencent entre 17h et 21 heures. Il m’est arrivé de me retrouver à 4 heures du matin en pyjama devant mon ordinateur pour participer aux opérations tactiques de Perseverance, mais cela reste enthousiasmant de découvrir en primeur les images de la surface de Mars.

Depuis que Trump est au pouvoir, il ne cesse de s’en prendre aux chercheurs et de décrédibiliser la recherche scientifique. Quelles sont les conséquences de sa politique pour votre travail?

La politique américaine est très complexe. Même mes collègues américains parviennent difficilement à l’expliquer. La Maison-Blanche a fait une proposition de budget pour la Nasa en mars dernier. Une proposition dans laquelle elle coupe la moitié des subsides, ce qui nous obligerait à mettre fin au programme de retour d’échantillons martiens. Du moins, le robot continuerait sa mission actuelle, mais les échantillons ne seraient jamais ramenés sur Terre, l’idée étant d’envoyer directement des hommes sur Mars pour collecter d’autres échantillons.

Aujourd’hui, nous sommes dans l’incertitude. Une partie de ping-pong et de jeux politiques est en train de se jouer dans les plus hautes sphères politiques. Le shutdown a également entraîné des conséquences sur le travail des scientifiques. Des collègues américains viennent de passer un mois et demi chez eux sans avoir le droit de lire leurs e-mails, même si certaines opérations urgentes ont été maintenues. Pour le reste, nous ne savons pas à quelle sauce nous allons être mangés. Deux options existent. La première est de continuer les échantillonnages en vue d’amener ces prélèvements sur la Terre, mais avec beaucoup de retard sur le plan opérationnel. La seconde option est que le robot poursuive sa route –le faire parcourir cent kilomètres sur cette planète serait déjà en soi un record– mais que le forage des roches prenne fin, et que les échantillons restent sur Mars.

Jeff Bezos et Elon Musk se livrent une course effrénée pour construire le véhicule d’atterrissage qui pourrait permettre aux Etats-Unis d’envoyer des hommes sur la Lune avant la Chine. Que vous inspire cette concurrence entre les deux milliardaires?

Quand Trump a débuté son mandat, Elon Musk était son conseiller. Et si pour lui Mars est une planète B, toute l’attention récente reste focalisée sur le programme lunaire. Le prochain lancement a pour objectif d’envoyer des hommes en orbite autour de la Lune, le troisième lancement de faire atterrir des femmes et des hommes au pôle Sud de la Lune. Le pôle Sud est très intéressant, car il se trouve toujours dans l’ombre. Si de la glace est présente, cela permettrait de bénéficier de ressources sur place. Mais les subsides pour l’après-Artemis-3 (mission destinée à envoyer des astronautes au pôle Sud) ont également été coupés.

Le tourisme spatial, en revanche, se porte bien. Que penser de ce vol spatial controversé avec un équipage 100% féminin, dont Katy Perry, à bord d’une fusée de Blue Origin?

Ces vols restent en réalité très proches de la terre. Sur le plan des conséquences environnementales, je ne serais pas aussi catégorique que d’autres. Généralement, les boosters fonctionnent à l’hydrogène et à l’eau, même si leur production génère du CO2. Des carburants plus polluants peuvent être utilisés mais pour l’instant ces voyages restent de l’ordre de l’anecdotique. Ce qui est plus interpellant pour la préservation de l’environnement actuellement, c’est l’essor du tourisme en Antarctique.

Le milieu scientifique est devenu très compétitif. La course à la publication a causé certaines dérives, notamment la publication d’études peu sérieuses ou faussées. Cette concurrence se ressent-elle aussi dans votre domaine de recherche?

Le milieu scientifique a toujours été compétitif. Ce qui a vraiment évolué, c’est le nombre de publications et la facilité avec laquelle la carrière d’une personne est jugée. En se référant uniquement aux indicateurs mathématiques, on va considérer qu’un chercheur produit peu ou qu’un autre est une superstar dans son domaine. Aujourd’hui, ces indicateurs sont remis en question, car il est apparu que certains chercheurs publiaient des études très semblables mais dans des revues scientifiques différentes pour gonfler artificiellement le nombre de publications.

La géologie est toutefois une discipline scientifique qui subit moins de pressions que d’autres de la part du secteur privé, comme le secteur pharmaceutique. La question des intérêts financiers privés se pose également moins.

Depuis vos débuts en tant que chercheuse, le milieu scientifique s’est-il féminisé?

De nombreux efforts ont été consentis pour recruter davantage de femmes et mettre fin à ce fameux plafond de verre. Mais certains problèmes subsistent. Le fait, par exemple qu’une femme sera moins disposée à partir à l’étranger à cause de sa vie de famille. A l’université, nous remplissons trois missions: de recherche, d’enseignement et de service à la société pour expliquer en quoi consiste notre travail et présenter les résultats de nos travaux. Sans faire de généralités, je constate quand même que certains collègues masculins se concentrent sur la partie recherche et que mes collègues féminines, moi y compris, se concentrent souvent sur la partie enseignement et services à la société. Or, jusqu’il y a peu, les évolutions de carrière étaient basées uniquement sur la recherche. A présent, elles le sont également sur l’enseignement. Peu à peu, les choses changent.

Vous aimez la vulgarisation, transmettre vos connaissances?

Oui, non seulement je considère que cela fait partie de mon travail, mais j’apprécie l’exercice. J’aime beaucoup participer à l’université des enfants organisée par l’ULB et parler de mes recherches à des enfants de 6 à 11 ans. Ce qui m’attriste un peu, c’est de voir cet enthousiasme s’estomper à l’adolescence. Les jeunes enfants sont fascinés par les dinosaures. Ils aiment ramasser des cailloux. En grandissant, la plupart perdent cette curiosité scientifique.

Bio express

1978 Naissance à Charleroi.
1997-2001 Etude en géologie à l’UCLouvain.
2005 Postdoctorat au centre de la NASA de Houston.
2020 Participation à la mission Perseverance sur Mars, pilotée par la NASA.
2024 Nommée Directrice de recherches FNRS.
2024-2025 Expédition de sept semaines en Antarctique.

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