Nombreux sont ceux qui s’adressent à eux pour arrêter la douleur provoquée par une brûlure. Certains y croient, d’autres en sourient. Des médecins les renseignent, discrètement. Si ça marche, après tout…
Le message était brodé au point de croix: «On ne se connaît pas mais je ne vous oublierai jamais. Mille mercis.» Longtemps, l’ouvrage est resté sage dans son cadre de bois, fixé sur le mur. Une douce piqûre de rappel pour Christine (1), qui l’a reçu comme un cadeau. Dire qu’elle avait juste décroché son téléphone, écouté cette voix de femme lui demander d’intervenir après qu’elle se fut brûlée, puis fait ce qu’elle avait à faire: quelques mots murmurés, un geste, trois minutes pour faire du bien. Y compris aux inconnus. Ainsi en est-il depuis qu’elle a 17 ans, lorsque sa grand-mère lui a confié son secret. Dès lors, Christine serait coupeuse de feu. Une de ces belles âmes capables d’arrêter la douleur caractéristique de la brûlure, même à distance, en se concentrant sur la plaie et en récitant quelques mots secrets jadis entendus de la bouche d’un autre, comme on se passe le relais.
Je constate que leur intervention soulage mes patients en radiothérapie comme ceux qui souffrent de zona.
De ce sésame confié par sa grand-mère, rien n’a été écrit sur papier. Mais quelque quarante ans plus tard, la sexagénaire se souvient de ce moment unique, de ces précieuses minutes de transmission enrobées de confiance. Ce n’était pas vraiment une surprise: la presque adulte qu’elle était alors savait depuis toujours que sa grand-mère avait cette faculté d’arrêter les souffrances liées aux brûlures. Une fois initiée, elle n’en a pas moins été prise de doutes et de questions. «Il faut que tu y croies, répétait sa grand-mère. Surtout, n’accepte jamais d’argent ni de cadeau en échange de ce service que tu rendras. Ça porterait malheur.»
Lorsque Christine s’est essayée discrètement à barrer le feu pour la première fois, après qu’une élève se fut brûlée à l’école, elle a fait l’objet de moqueries. Au point qu’elle a cessé de pratiquer pendant quatre ans. Puis son mari a été victime de brûlures. Elle a simplement posé sa main au-dessus de la partie du corps en souffrance et a récité, toute concentrée, les quelques mots appris. La douleur a cessé. Le plus souvent, quand elle intervient, Christine a l’impression que sa main chauffe. Il lui est arrivé, après un soin, de ne plus pouvoir se servir de sa propre main pendant toute une journée. Comme si elle avait absorbé la douleur de l’autre. «Ça m’a fait peur», reconnaît-elle.
Parfois, elle récite cinq Notre Père et autant de Je vous salue Marie avec le patient, s’il est d’accord. «Je suis croyante, dit-elle, mais peu pratiquante. Il ne faut pas prétendre que l’on guérit tout. Les brûlures donnent souvent lieu à des infections graves et il faut absolument se faire soigner par un médecin. Moi, j’empêche juste la brûlure de grandir, puisqu’elle le fait ordinairement durant neuf jours après l’accident. Et je coupe la douleur. Mais je ne suis pas le bon Dieu. Chacun à sa place, disait ma grand-mère.» Il arrive d’ailleurs que ses soins ne soulagent pas la victime, malgré plusieurs essais. Elle ne sait jamais pourquoi.
Une ampoule de sept centimètres
Eric ne dit pas autre chose. «Quand on me sollicite, la question ne se pose pas de refuser ou non. Pour moi, c’est une urgence.» Alors cet ostéopathe, qui est aussi coupeur de feu, prend quelques minutes entre ses consultations pour soulager celui ou celle qui l’a appelé. «Je demande où la personne est brûlée, comment l’accident est arrivé. Puis je prononce le mantra qui m’a été transmis. Il n’est pas à connotation religieuse. Ou alors très peu. Je prends la brûlure dans ma main droite et avec la gauche, je barre le feu. Je sens peu à peu la chaleur qui s’éteint. Je dois bien avouer que je ne sais pas comment ça marche. Mais cela m’émerveille chaque fois. Je ne suis pas un croyant. Je suis un “certain”.»
Les récits liés à des coupeurs de feu se ramassent à la pelle. L’un évoque cette fillette sur laquelle une casserole d’eau bouillante s’était déversée. Elle hurlait tandis que sa mère implorait le coupeur de feu d’intervenir à distance. Instantanément, l’enfant s’est arrêtée de pleurer. Un autre, ce patient brûlé dans le dos par des électrodes, souffrant le martyre pendant de longs mois du fait de cette brûlure qui ne voulait pas guérir. Jusqu’à ce qu’un barreur de feu intervienne à distance. La plaie s’est refermée. Et un chirurgien a enfin pu opérer. Un troisième décrit une main brûlée sur laquelle campait une ampoule de sept centimètres de haut. Le médecin avait averti la victime qu’il faudrait procéder à une greffe de peau. Après l’intervention d’un coupeur de feu, la brûlure et la douleur se sont apaisées. Et de greffe de peau, il n’en a plus jamais été question. Même ceux qui s’adressent à ces drôles de soignants en les prévenant qu’ils ne croient pas une minute à leurs formules magiques sortent de ces brèves rencontres un brin stupéfaits, sans plus souffrir.
Cela m’émerveille chaque fois. Je ne suis pas un croyant. Je suis un “certain”.
Combien sont-ils à maîtriser cet art singulier en Belgique? Nul ne le sait. Jadis, on y recourait davantage dans les villages que dans les villes: on savait qui, dans les campagnes, pouvait couper le feu. Aujourd’hui, la distinction n’est plus aussi nette. Les numéros de téléphone des coupeurs de feu se transmettent, notamment pour secourir les nombreux patients contraints de subir un traitement de radiothérapie. Même les machines brûlent… De plus en plus naturellement, mais sans emprunter la voie institutionnelle, des médecins et infirmiers ou infirmières, travaillant ou non dans des hôpitaux pour grands brûlés, évoquent auprès de leurs patients l’existence de coupeurs de feu. Et n’hésitent pas à leur communiquer des coordonnées.
«Dans les situations de douleur intense due aux brûlures, de grand stress, de recherche de solutions, je signale à mes patients que j’ai dans mon répertoire une liste de coupeurs de feu que je tiens à leur disposition», témoigne ainsi une infirmière, également active au sein de la Fondation des brûlés. Telle autre généraliste fait de même, depuis que son propre fils a été secouru par une coupeuse de feu, jadis. «Il n’a gardé aucune cicatrice et sa douleur s’est arrêtée dans les cinq minutes, se souvient-elle. Je propose donc aux patients qui en ont besoin de contacter ces soigneurs particuliers. Dès lors que leurs interventions ne font pas de tort et ne peuvent que faire du bien, pourquoi ne pas y recourir? En devenant médecin, j’ai fait le serment d’accompagner les gens dans leurs souffrances et de les aider. Je pense que les barreurs de feu ont quelque chose de particulier, comme certains magnétiseurs. Même si on ne sait pas expliquer scientifiquement ce qui se passe à travers eux, je constate que leur intervention soulage mes patients en radiothérapie comme ceux qui souffrent de zona. Pour ma part, j’estime qu’il faudrait disposer d’un annuaire des coupeurs de feu et sensibiliser les services d’urgence et les radiothérapeutes à cette pratique. Certains médecins y sont ouverts, d’autres, pas du tout.»
Au Centre de traitement des brûlés du grand hôpital de Charleroi, on glisse que «certains patients nous disent parfois qu’ils recourent avec succès à des coupeurs de feu. Mais nous n’en recommandons pas.» Une affirmation contredite tant par ceux qui y ont été soignés que par des coupeurs de feu. Comme si la réalité de cette pratique, sinon son utilité, était indicible pour le corps médical de Loverval. Il arrive souvent que des personnes brûlées contactent Eric après avoir reçu ses coordonnées de la part de médecins qui, pourtant, ne le connaissent pas. Le Centre des grands brûlés de Neder-Over-Heembeek renseigne lui aussi volontiers le numéro de téléphone de coupeurs de feu aux patients qui en font la demande.
Coupeurs de feu: effet placebo?
Depuis toujours, les coupeurs de feu suscitent à la fois la curiosité et l’incrédulité, l’intérêt et les quolibets. Une partie du corps médical répète à l’envi que la douleur liée à une brûlure s’arrête d’elle-même après 45 minutes, autrement dit, qu’elle disparaîtrait même si aucun coupeur de feu n’intervenait. Que les maux que soignent ces barreurs ne relèvent que du premier ou du deuxième degré, soit des brûlures relativement bénignes qui ne laissent jamais de cicatrices. Enfin, affirment de nombreuses blouses blanches, le seul fait de s’intéresser à quelqu’un qui souffre, en toute empathie et sur un ton bienveillant, pourrait suffire à apaiser. Sans parler du très célèbre effet placebo.
Je coupe la douleur. Mais je ne suis pas le bon Dieu. Ni médecin. Chacun à sa place.
«L’effet placebo, j’y ai beaucoup pensé, avoue Christine. Peut-être joue-t-il. Mais comment expliquer que des enfants y soient sensibles alors qu’ils ne savent pas qu’un de leurs parents a contacté un coupeur de feu pour les soulager? Quid des adultes qui ne croient pas à ces rituels mais perçoivent quand même une nette diminution de leur douleur, au point de m’en remercier? Je me questionne et me questionnerai toute ma vie. Il suffirait sans doute d’accepter simplement que des choses nous échappent au lieu de s’interroger sans fin…»
Généralement, les coupeurs de feu ne font pas étalage de leur particularité. Mais l’information de leur existence circule, dans les villages, entre amis, dans les familles, voire aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Chaque fois qu’un incident survient, à vrai dire. Les barreurs de feu interviennent quand on le leur demande, jamais d’autorité. «Si on ne me demande rien, je ne bronche pas, confirme Christine. Sauf s’il s’agit d’un enfant qui se brûle, auquel cas, j’interviendrai sans rien dire.» L’humilité comme une évidence…
Il y a quelques semaines, une conférence sur les passeurs d’âme et les rebouteux a été organisée à Gerin, non loin de Hastière. Lorsque l’orateur a demandé qui, dans la salle, était coupeur de feu, personne n’a levé la main. Il s’en trouvait pourtant au moins trois. «Je ne l’ébruite pas, je ne m’en vante pas, éclaire Pauline (1), enseignante quinquagénaire. Je n’estime pas avoir un don. Je suis une intermédiaire, un canal. Je demande juste un petit coup de main de là-haut. Contrairement aux médecins, nous ne faisons pas de longues études pour soulager la douleur. Une fois que nous sommes dans le don de soi et l’amour, ça fonctionne.»
Pour ces soignants, il ne s’agit donc pas de concurrencer les médecins mais d’offrir à ceux qui doivent être soignés une sorte de médecine complémentaire. «Si vous tombez sur un coupeur de feu qui vous garantit la guérison, critique les médecins à tour de bras et réclame de l’argent ou un don, fuyez! , martèle une doctoresse. Il s’agit à coup sûr d’un charlatan.»
Des pratiques ancestrales et bénéfiques
Pour Joëlle, qui a déjà bénéficié de soins de coupeurs de feu pour une vilaine piqûre d’insecte, les patients sont plus ouverts que par le passé à ce type de pratiques et, globalement, à des médecines alternatives complémentaires à la médecine allopathique. «Je me souviens d’un homme qui avait eu une forte réaction urticaire sur les mains après avoir touché des plantes, évoque-t-elle. Un peu par provocation, le coupeur de feu appelé à la rescousse n’a travaillé que sur une main. L’urticaire y a disparu… mais pas sur la deuxième. Ce coupeur de feu était totalement anticlérical. Pourtant, la prière qu’il récitait lors de ses interventions faisait appel à Jésus. J’ai le sentiment qu’il s’agit plus d’une disposition d’esprit que d’un don. Et cela se travaille, comme un art.»
Ces pratiques, qui existent depuis des siècles, s’adaptent aux époques. «Elles ne sont que bénéfiques et positives, je ne vois pas pourquoi elles disparaîtraient, avance Olivier Schmitz, socio-anthropologue de la santé. On en parle d’ailleurs beaucoup plus qu’avant. Ce rituel fonctionne, mais avec des limites. Son efficacité dépend de la croyance qui lui est attribuée: les coupeurs de feu interviennent sur la douleur avec une dimension psychosomatique importante. C’est étonnant mais ce n’est pas inexplicable. Ce qui est étonnant, c’est la rapidité de l’effet de l’intervention, surtout chez les enfants. Les barreurs de feu sont de bonnes personnes qui passent du temps à soulager les autres, avec humilité. Ils sont dépassés par la croyance en leur pouvoir. Ils remplissent un rôle que les médecins ne comblent pas. Or, il est bon de penser que quelqu’un peut agir là où les autres ne le peuvent pas.»
Sans doute. «Ce sont des petites chaleurs qui circulent entre les gens, rappelle Christine. Et qui font du bien.»
(1) Certains prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.