Désapprouvant la manière dont les influenceurs poussent à la consommation, certains prennent le contre-pied de leurs pratiques. Pour autant, le discours de ces désinfluenceurs reste… de l’influence, avertissent les experts en marketing.
Ça va très vite: 41 secondes suffisent à Daphnée Gagnon-Beaulé pour dégommer tour à tour un autocollant lavable pour Tupperware, des fixations en silicone pour verre à vin ou encore un verre doseur pour boîte de lait. Ces objets composent un obscur Top 10 TikTok des gadgets Amazon à avoir absolument.
«J’ai enregistré cette vidéo après un cours de consommation où j’ai appris qu’environ 10% seulement des objets achetés aux Etats-Unis sont conservés plus de six mois, se souvient l’étudiante en développement durable à Québec. Quand je suis rentrée chez moi et que j’ai vu mon feed inondé de pubs, je me suis dit “ça va pas le faire”.»
A rebours des influenceurs
Depuis ce jour d’hiver 2023, Daphnée s’improvise donc «désinfluenceuse», un terme un peu rébarbatif pour désigner ces créateurs de contenu qui viennent, à rebours des influenceurs, remettre en question l’intérêt d’acheter tel ou tel produit et, pour certains, le besoin plus général d’aller toujours plus loin dans la consommation.
Sur un ton humoristique plutôt que moralisateur, la jeune Canadienne s’emploie, sur son compte Little Daphnée, à dénoncer ces objets sans lesquels le commun des mortels peut très bien survivre. «Parfois, c’est tout simplement du bon sens. Un gadget en plastique, on l’utilisera généralement peu, ça traînera vite dans le tiroir… C’est inutile.»
L’attrait irrésistible de la consommation
Les premiers #deinfluencing sont apparus sur TikTok à la fin de l’année 2022 avant de proliférer: ils cumulaient 584 millions de vues l’été dernier, selon la plateforme chinoise. Hors des réseaux, le phénomène reste pourtant assez confidentiel, au point que même le Conseil supérieur de l’éducation aux médias estime «ne pas avoir d’expertise» à son sujet.
«Voici quelques mois, de nombreux influenceurs ont publié des vidéos d’eux avec jusqu’à huit cents dollars d’achats de vêtements Shein, réputés de faible qualité, raconte Quentin Van Donghen, maître de conférences en e-marketing à l’ULB. D’autres phénomènes de ce genre ont suscité des réactions de certains créateurs de contenu, qui se sont demandé si ces gens n’allaient pas un peu trop loin dans l’incitation à la consommation.»
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Méfiance en hausse
De nombreuses escroqueries ont également mené les utilisateurs à une réelle prise de conscience. Courant janvier 2023, la «beauté TikToker» Mikayla Nogueira a créé un bad buzz, accusée d’avoir porté de faux cils lors d’une vidéo promotionnelle pour du mascara L’Oréal. Puis il y a les cas d’arnaques au dropshipping, une technique de vente sans stock par des intermédiaires et utilisée par des «influvoleurs» pour inventer de fausses promotions ou conseiller des produits non conformes à la réglementation européenne.
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Bien que l’industrie du marketing d’influence se porte toujours à merveille – elle a généré seize milliards de dollars en 2022, selon la plateforme Statista –, les consommateurs se montreraient plus méfiants. Une enquête de Google Surveys, menée en avril 2022, révélait que 41% des consommateurs britanniques ne faisaient jamais confiance aux produits et services proposés dans des vidéos de créateurs de contenu.
Influence et nuance, vraiment?
«Pendant une dizaine d’années, les influenceurs se sont démultipliés, ont pris plus d’importance au sein de leurs communautés et ont surtout noué des relations fortes et rémunérées avec des marques, analyse Quentin Van Donghen. A force d’entretenir cette impression de systématiquement confronter leur audience à des messages publicitaires, ils ont perdu en crédibilité et, plus que tout, en authenticité puisque les vidéos sont travaillées en amont par les responsables marketing des marques. »
« Inévitablement, les communautés ont commencé à questionner leur relation avec leurs créateurs de contenu, poursuit l’expert. Mais comme ces derniers sont dépendants de leur public, ils essaient aujourd’hui de le fidéliser à nouveau.» En propageant des messages à la fois critiques et positifs pour renforcer leur fiabilité, par exemple. La force de la nuance au détriment de l’envoûtement.
« Cela reste de l’influence »
La tendance aux désinfluenceurs s’articule surtout autour de deux axes: ceux qui critiquent un produit ou une marque pour vanter les mérites d’un concurrent et ceux qui opèrent une forme de « déconsommation ».
Ce deuxième phénomène est clairement minoritaire – difficile de gagner sa vie avec des contenus axés sur la durabilité – et divise les spécialistes sur son essence. «Cela reste de l’influence, estime Quentin Van Donghen. On touche à la communication, qu’elle soit marketing ou politique. Certains vendent des produits, d’autres des idéaux. Tout cela se mélange un peu, mais les techniques de diffusion du message sont relativement similaires.»
Vers la déconsommation
Un avis partiellement partagé par le sociologue Geoffrey Pleyers, de l’UCLouvain: «Certes, la forme et le média sont les mêmes. Mais là où beaucoup d’influenceurs basent leur succès sur l’absence d’opinion claire, les désinfluenceurs sont à l’exact opposé. Ils cherchent à pousser à la réflexion, à mettre fin à l’association inconsciente entre la personne et la consommation.» Et s’inscrivent, d’après le chercheur, dans un mouvement plus général d’intérêt pour la déconsommation.
«La crise environnementale fait qu’on ne pourra survivre qu’en consommant moins, mais, pour le moment, le discours officiel et convenu parle au mieux de “consommer mieux”, se désole Geoffrey Pleyers. Là, ces jeunes portent un message essentiel dont il ne faut pas sous-estimer la valeur critique.» Face à cette tendance à la consommation à outrance, érigée en facteur de fabrication identitaire depuis le début de l’ère de la consommation, les désinfluenceurs proposeraient de réfléchir aux moyens de se définir autrement.
«C’est passionnant parce que cela concerne à la fois l’un des plus gros enjeux sociétaux, mais aussi la construction de soi et de simples petits gestes du quotidien», poursuit le sociologue. Impossible néanmoins de minimiser le poids, la force et le nombre d’influenceurs qui continuent à pousser à l’absorption de biens et services. Le #outfitoftheday, qui consiste à montrer sa dernière tenue achetée, soit un fameux adjuvant de la fast fashion, cumule, par exemple, 436 millions de publications sur Instagram.
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«On est très loin d’un équilibre, reconnaît Geoffrey Pleyers. Mais j’ai le sentiment que ce mouvement peut pousser à une régulation de la publicité, surtout par rapport à un public adolescent très influençable.»
Réglementation à (par)faire
Particulièrement friande des réseaux sociaux et de leurs influenceurs, Andréa Jimenez a commencé à se poser des questions sur leur régulation une fois lancée dans ses études en droit. «Début 2020, il n’existait aucune législation, rien qu’une recommandation, s’insurge l’Arlonaise. Des études montraient pourtant déjà les impacts négatifs que certains influenceurs pouvaient avoir sur les jeunes en les poussant à acheter des produits de contrefaçon, mauvais pour leur santé ou même issus de marques qui ne fournissaient jamais la commande payée.»
Dans son mémoire intitulé «Les influenceurs et la communication commerciale: enjeux régulatoires», Andréa Jimenez a voulu démontrer en quoi une nouvelle recommandation plus claire, plus précise et contraignante «renforcerait la légitimité des influenceurs et le côté professionnel de leur métier, limiterait les dérives des annonceurs et solidifierait la mise en garde contre les vendeurs peu scrupuleux».
Son travail a reçu le prix du Conseil supérieur de l’audiovisuel en 2021. Depuis – et sans aucun lien –, la France a voté une loi sur l’influence qui a déjà mené à des condamnations. «Le gouvernement belge a dévoilé, en janvier 2024, un document qui incite les influenceurs à préciser quand ils font de la pub. Ce n’est qu’un premier pas, mais il est la preuve qu’on s’intéresse plus sincèrement à leur impact sur la consommation… Et cela crée de l’espace pour les désinfluenceurs.»
Sensibiliser un autre public
De sa petite chambre de la ville de Lévis, au Québec, où elle enregistre la majorité de ses vidéos, Daphnée Gagnon-Beaulé concède pourtant avoir des coups de mou réguliers face «à la prolifération d’objets toujours plus récents et les milliers de commentaires positifs qui les accompagnent.»
Avec ses 5 500 followers, l’étudiante ne s’attend pas à provoquer un changement sociétal en matière de consommation, mais espère inspirer ses proches et sa petite communauté, les aider à remettre en question leurs achats, pour limiter le compulsif et le spontané.
«Certains sont concernés par la question climatique et peuvent donc tourner le dos à des marques comme Shein et Temu, à l’impact environnemental désastreux. D’autres boycotteront plus facilement des enseignes comme Starbucks, dont le positionnement à l’égard du conflit israélo-palestinien interroge, affirme l’étudiante. Les désinfluenceurs ont cette capacité de mettre en lumière des enjeux sociétaux qui peuvent sensibiliser un public pas spécialement tourné vers les médias traditionnels.»
Les désinfluenceurs, nouveaux pourfendeurs de la consommation? appeared first on Le Vif.