Depuis 30 ans, le nombre de partenaires sexuels augmente. Cette multiplication des conquêtes au cours d’une vie bouscule les normes et écrit une nouvelle équation de la sexualité, où l’exploration embrasse l’émancipation.
Ecourtons les préliminaires pour coucher les chiffres sur le papier. En moyenne, les femmes déclarent huit partenaires sexuels au cours de leur existence. Les hommes en revendiquent seize. Un peu, beaucoup ou énormément? En matière de sexualité, le nombre, comme la taille, reste un cache-sexe d’une réalité plus subtile et hétérogène. «Cette statistique est très mobilisée médiatiquement, mais c’est un chiffre-valise, qui agrège une série d’évolutions, de changements sociétaux, mais aussi de trajectoires générationnelles différentes, qui méritent une analyse fine et mesurée», assure Armelle Andro, démographe à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’équipe de recherche en charge de l’enquête Contexte des sexualités en France, publiée en 2023 par l’Institut français de la santé et de la recherche médicale (Inserm).
Fruit de cinq années de travail, cette recherche s’appuie sur les réponses de plus de 30.000 personnes, âgées de 15 à 89 ans. A la suite des enquêtes de 1970, 1992 et 2006, cette quatrième édition met en perspective les données sur le temps long. «Lors des deux précédentes enquêtes, les femmes ne déclaraient « que » 3,4 et 4,5 partenaires; ce chiffre a donc doublé en moins de 20 ans. Moins prononcée, la tendance est similaire pour les hommes avec 11,2 et 11,9 conquêtes en 1992 et 2006, contre seize aujourd’hui», détaille la chercheuse.
La Belgique ne dispose pas de données aussi fiables et précises, mais cette évolution est globalement observée, tant en Europe, au Royaume-Uni, en Allemagne ou en Finlande, qu’au Brésil ou en Afrique subsaharienne. Davantage de partenaires sexuels donc, mais pourquoi? Comment expliquer cette croissance des expériences intimes? Que disent-elles de notre époque?
Hétéro, moi non plus
L’an 2000, ce n’était pas hier; 25 années se sont écoulées. De Tinder à OnlyFans, de MeToo aux droits LGBTQ+, de l’identité de genre à la culture du consentement, le dernier quart de siècle est marqué par de profondes mutations, qui ont transformé le rapport à la sexualité. «Un premier facteur explique la hausse du nombre de partenaires sexuels: une plus grande diversification des orientations sexuelles, au point de remettre en cause l’hétérosexualité comme modèle unique, poursuit Armelle Andro. De plus en plus de personnes se déclarent homo ou bisexuelles; or, on sait que ces « minorités » sont plus éloignées de la monogamie et affichent une vie intime plus récréative, avec plus de partenaires successifs ou simultanés.» Ce constat est particulièrement observé chez les femmes de 18 à 29 ans, puisqu’un tiers évoquent une attirance homosexuelle et 14,8% sont passées à l’acte.
«On attend encore de nous, les femmes, d’être les gardiennes de la pudeur.»
Enfants de ces mutations, la génération Z incarne cet élargissement des répertoires sexuels. «Plus jeune, j’ai été confrontée à plein de modèles différents, le ménage traditionnel qui éclate, le couple gay, la famille monoparentale, etc., témoigne Estelle, 26 ans, diplômée en sociologie du genre et de l’éducation. Cela m’a permis de comprendre que plusieurs chemins mènent au bonheur –ou au malheur– conjugal.»
Sa première longue relation amoureuse terminée, la jeune femme traverse une phase de multiples expériences intimes. Un temps de conquêtes et de choix plus personnels, entre quête de soi et exploration du corps. «Ces relations m’ont aidé à me découvrir, à savoir ce que j’aime, ou pas! Mais il faut se blinder par rapport au qu’en-dira-t-on, car on attend encore de nous, les femmes, d’être les gardiennes de la pudeur. Mais pourquoi serait-ce un problème, tant qu’il y a de la réciprocité et du consentement?», questionne-t-elle.
En 1992, moins de la moitié des femmes avouait se masturber. Aujourd’hui, elles sont près de deux tiers.
Un «partenaire pour la vie» a longtemps été la norme admise. Mais, au sein du couple traditionnel, la femme était surtout (dé)vouée à la monogamie. «Historiquement, les femmes devaient attendre la nuit de noces pour découvrir la sexualité. Puis, elles restaient, théoriquement ad vitam, dédiées et sexuellement disponibles pour leur conjoint. On a radicalement changé d’époque, ce modèle a volé en éclats en pratique, mais aussi dans les représentations», avance la démographe. La multiplicité des partenaires sexuels reflèterait donc la libération sexuelle des femmes, à l’œuvre depuis 20 ans. D’une sexualité subie à une sexualité choisie, ce changement de paradigme se manifeste aussi ailleurs. «En 1992, moins de la moitié des femmes « avouait » se masturber; aujourd’hui, près de deux tiers disent avoir recours au plaisir solitaire. Cela démontre leur autonomie sexuelle, un désir assumé de découverte, d’appropriation et de jouissance, d’abord pour soi.»
Le corollaire de cette jouissance libéree serait un regain de satisfaction sexuelle, depuis l’enquête de 2006. En revanche, par rapport aux années 1990, la volupté masculine a, quant à elle, perdu de sa vigueur. «Devant l’autonomisation des femmes, les hommes sont un peu largués, contraints de trouver leur place dans ces narratifs d’émancipation, développe Armelle Andro. D’autant que l’injonction à la masculinité pèse encore; et pour certains, une minorité conservatrice, la désorientation est totale, alors ils résistent.»
De la déconstruction du genre au backlash antiféministe, les points de friction et les poches de résistance augmentent, contribuant à créer un climat polarisé. «Même si ma liberté sexuelle est réelle, elle n’échappe pas au carcan social encore en place, les jugements tenaces, le fardeau de la contraception, le diktat de la séduction», exprime Estelle.
Les hommes sont contraints de trouver leur place dans les narratifs d’émancipation des femmes.
De Tinder aux soixante-huitards
D’autres clés contribuent à déshabiller les statistiques de l’enquête. D’abord, une question de langue, qui invite les plaisirs de la chair hors du lit. «Le sexe ne se réduit plus à la pénétration; l’acte sexuel devient plus inclusif et on considère aussi les caresses, les nudes, la masturbation mutuelle à distance ou non. Résultat, la notion de partenaire s’élargit parce que nous prenons en compte plus de pratiques dans nos enquêtes», révèle Armelle Andro.
Ces nouvelles façons de vivre la sexualité sont profondément façonnées par la révolution numérique, notamment au moment de trouver un partenaire. «Les travaux de Marie Bergström le montrent, on ne se rencontre plus dans les bals ou en boîte, les matchs se passent en ligne. Les réseaux sociaux et des applications de rencontre comme Tinder ont levé une série de barrières (familiales, identitaires, géographiques) et simplifié la sociabilité sexuelle, avec un impact logique sur le nombre de conquêtes», poursuit la chercheuse.
En devenant un terrain de jeu de l’intimité, les espaces numériques se transforment aussi en champ de mines –revenge porn, harcèlement en ligne, violences– appelant à une éducation à la sexualité digitale. Si les jeunes générations en maîtrisent plus facilement les codes, mais aussi les savoir-faire de la séduction virtuelle, le phénomène touche toutes les tranches d’âge, notamment les soixante-huitards d’hier, qui atteignent la barre de la septantaine. Figure de proue de la révolution sexuelle des années 1960, ils continuent d’accorder une place importante à leur sexualité. «C’est ce qui ressort de nos enquêtes, indique la démographe, ils restent très actifs sur le plan intime. Avec un effet mécanique sur les statistiques, puisque la probabilité de continuer à rencontrer de nouveaux partenaires augmente avec l’allongement de la vie sexuelle.»
Plus de partenaires, moins de sexe
Selon l’Inserm, les jeunes cumulent les conquêtes, mais font moins l’amour. Un paradoxe qui intrigue, ou pas. «Ce chiffre crée la panique, s’amuse Armelle Andro. Pendant des décennies, on leur reprochait d’avoir une sexualité trop débridée; maintenant, c’est le contraire!» Deux courants pourraient expliquer cette baisse de la fréquence. D’un côté, leur santé mentale, entre anxiété climatique, crises diverses ou pandémie, qui ne serait pas sans conséquence sur leur libido. Mais d’un autre côté, ce serait aussi le reflet de l’effondrement de la sexualité subie: en bref, moins souvent –et avec plus de monde–, mais surtout mieux.
Le mouvement MeToo, entre autres, a posé un cadre, le droit de dire «non», et les jeunes s’en saisissent. «On s’écoute plus, on respecte nos rythmes, le cycle hormonal, les envies du partenaire, etc. Au risque d’être parfois usés ou freinés par des injonctions contradictoires, entre respect de notre propre plaisir, impératif du consentement et obsession de la performance», appuie Estelle.
Le prince charmant pour la vie semble bel et bien enterré, mais cela ne signifie pas la fin des relations durables. «La tendance au multipartenariat est évidente, puisque les nouvelles générations questionnent le couple monogame traditionnel et exclusif, tranche Armelle Andro, mais la stabilité ne disparaît pas pour autant, elle se reconfigure. Là encore, les travaux de l’Ined le montrent, de nouvelles modalités de connexion viennent compléter la palette de relations, notamment la valorisation accrue des liens d’amitié (colocs, sex friends, etc.); ce qui fait aussi écho aux contraintes matérielles, car le rêve maison-chien-enfants devient économiquement inaccessible. La famille elle-même se réinvente (homoparentale, monoparentale, élargie, etc.) pour proposer d’autres façons de vivre ensemble». En un quart de siècle, la société a changé, les corps se sont libérés, les normes se sont effritées. Et si derrière les partenaires multiples, la conquête de soi se jouait vraiment?
Fille facile et Don Juan
Avec huit partenaires pour les femmes et seize pour les hommes, le fossé reste grand. Comment expliquer ces chiffres? Fidèles à la réalité, ils trahissent pourtant une conception anachronique du comptage, où les hommes sont encore censés venir de Mars (dieu romain de la guerre) et les femmes de Vénus (déesse de l’amour). «Chez les garçons, la logique de performance continue de dominer, on gonfle son tableau de chasse pour être reconnu par ses pairs. Pour les femmes, c’est l’inverse, afin de ne pas être disqualifiée, rangée dans les « mauvaises filles ». Ce double standard existe toujours, mais les jeunes femmes assument beaucoup plus une sexualité plurielle», explique la démographe Armelle Andro. En toile de fond, c’est peut-être le fait même de compter qui peut poser problème, comme l’a exposé le phénomène du body count sur les réseaux sociaux. «La fille facile est une étiquette banalisée et il faut continuer à lutter contre cette construction sociale. Car on attend encore que la féminité soit contrôlée et que la masculinité puisse suivre ses présumées pulsions.»




