Il suffit de quelques mots tapés dans la barre de recherche pour tomber sur des offres de soins pour la peau et de beauté à destination des enfants. Des enfants parfois très jeunes qui n’ont pourtant pas besoin que l’on applique crèmes et sérums sur leur visage, insistent les dermatologues. Ils craignent non seulement les conséquences physiques, mais également psychologiques de telles pratiques.
Une fillette, dans sa chambre, face au miroir. Devant elle, une caméra également. Elle est jeune. Très jeune. Elle a 8, 10, 12 ans. Pourtant, elle partage avec ses followers sa routine beauté faite de lotion tonique à la niacinamide, de sérum au rétinol et de crème à la vitamine C. Comme le ferait une influenceuse de deux à trois fois son âge. Cette gamine pas même arrivée à l’adolescence est une «Sephora kid». Un phénomène qui a explosé sur les réseaux sociaux, TikTok en tête. Né aux Etats-Unis, il s’est répandu comme une traînée de poudre jusqu’à parvenir en Europe. Et il a fait des petits.
A coté des centres de soins esthétiques classiques poussent désormais des instituts pensés pour les enfants et les adolescents. Alors qu’auparavant, avoir recours à ce type de service était plutôt le privilège des adultes, les plus jeunes peuvent aujourd’hui en profiter.
Un principe de bon sens est d’éviter d’appliquer sur la peau des produits qui n’y sont pas nécessaires.
Un institut dans le Brabant wallon, par exemple, se targue de proposer des soins du visage «exactement [comme] ceux que les adultes peuvent recevoir», mais à des enfants dès 5 ans. Au programme: nettoyage complet, massage, masque et crème. Un second centre, cette fois situé dans la province de Liège, offre, en plus, un service de «maquillage léger» pour les enfants – devrions-nous plutôt préciser: les filles – «dès le plus jeune âge». Une recherche rapide sur Google, et ce sont des dizaines de propositions du genre qui apparaissent à l’écran.
Des produits pas exempts de dangers
Si ces centres esthétiques arguent que les soins prodigués aux plus jeunes sont adaptés à leur peau, ceux-ci soulèvent néanmoins quelques questions… et inquiétudes des spécialistes. Outre-Quiévrain, la Société Française de Dermatologie Pédiatrique (SFPD) a récemment alarmé sur ces pratiques et l’utilisation de produits pas vraiment adaptés à la peau des enfants. Parce qu’en fait, à l’échelle de l’Union européenne, «il n’existe pas à ce jour de réglementation définissant les cosmétiques spécifiquement destinées à l’enfant», indique le SFDP par voie de communiqué. Uniquement une liste de substances interdites.
Les substances autorisées sur le marché européen des cosmétiques ne garantissent toutefois pas que le produit qui en contient est sans danger. Il est, en effet, possible de développer une sensibilité à certaines d’entre elles. D’autres sont soupçonnées d’être des perturbateurs endocriniens. «Un principe de bon sens est donc d’éviter d’appliquer sur la peau des produits qui n’y sont pas nécessaires», commentent les dermatologues. Même lorsqu’ils sont bio. Parce que, dans le monde de la cosmétique, bio ne veut pas forcément dire meilleur pour la peau ou pour la santé. Surtout que sur ce marché, ces labels sont avant tout des arguments marketing.
Bita Dezfoulian, dermatologue et allergologue au CHU de Liège, n’y va pas par quatre chemins: «Les instituts de beauté pour enfants, c’est aberrant!» Elle ne rejette pas l’utilisation de substances comme la niacinamide, l’acide hyaluronique, les acides alpha-hydroxylés (AHA) ou les rétinoïdes, mais uniquement prescrits par des médecins. «En curatif, pour des problèmes cutanés connus comme l’eczéma ou une peau sèche, ou en préventif, pour protéger la peau contre les irritations, par exemple chez les bébés qui portent des couches.» Autrement dit, des traitements médicaux reconnus, dispensés de toute substance inadaptée aux enfants, et justement dosés.

«J’ai récemment reçu une mère et sa fille de dix ans à mon cabinet. La petite avait vu une série de produits sur Internet, présentés comme « absolument nécessaires » pour la peau, raconte la dermatologue. Pour ne pas contrarier son enfant, la mère, qui est une de mes patientes, a conclu un marché avec elle: n’utiliser ces produits qu’après m’avoir rencontrée.» Un bon réflexe, souligne le Dr Dezfoulian, qui a immédiatement écarté ceux qu’elle jugeait inutiles pour une fillette de cet âge. «Un enfant qui n’a aucun problème cutané n’a pas besoin de sérums ou d’appliquer de la crème pour le visage tous les jours. Un nettoyage doux suffit.»
Mais surtout, ces produits doivent impérativement être adaptés à la peau des enfants. Hors de question d’utiliser la crème anti-âge de sa mère ou de son père. Pourtant, certains produits mis en avant par de jeunes influenceurs sur les réseaux sociaux sont justement des sérums et crèmes pour adultes. «Ces produits sont souvent beaucoup trop concentrés pour une jeune peau. Par ailleurs, en multipliant les produits, on multiplie aussi les risques d’effets secondaires», indique le médecin liégeois.
Un enfant qui n’a aucun problème cutané n’a pas besoin de sérums ou d’appliquer de la crème pour le visage tous les jours.
Tout pour les sous
Les soins pour la peau et les centres esthétiques dédiés aux enfants, ainsi que leur multiplication, inquiètent beaucoup l’allergologue. Elle attribue cet engouement à des considérations pécuniaires, et accuse les magasins et entreprises de cibler les enfants. Elle pointe aussi les réseaux sociaux et les influenceurs, souvent plus âgés que leur public, payés par des marques pour promouvoir des produits. «Désormais, en quelques secondes, l’enfant a déjà regardé plusieurs vidéos qui vont l’influencer. Parfois, ces stars des réseaux sociaux ont plus de poids que les médecins», regrette Bita Dezfoulian, qui n’écarte pas une nécessité pour les professionnels de la santé de changer leur discours pour faire face à ces nouvelles sources d’informations contradictoires. Elle estime par ailleurs nécessaire de procéder à davantage de prévention – dans les écoles et les clubs sportifs, notamment – pour que les jeunes prennent conscience des dangers de l’usage de produits inadaptés. «Une fille de cinq ans qui emprunte le rouge à lèvre de sa maman pour « faire comme elle », c’est mignon. Mais mettre une crème anti-âge, ça n’a aucun sens.»
Au-delà des effets secondaires physiques, s’ajoute la question de l’impact psychologique, souligne encore la Société Française de Dermatologie Pédiatrique: «La multiplication des instituts de beauté pour enfants invite aussi à s’interroger sur les conséquences psychologiques de telles pratiques sur le développement de l’image de soi chez l’enfant. L’érotisation de l’image de l’enfant est ainsi banalisée de façon préoccupante.» Et les dermatologues de conclure: «En dehors de maladies dermatologiques, la peau de l’enfant est une peau qui n’est ni trop sèche, ni trop grasse, ni rouge, ni ridée, et qui ne nécessite rien d’autre pour son entretien courant qu’une toilette à l’eau avec un produit nettoyant doux, en rinçant et en séchant bien, afin de respecter la fonction barrière de la peau. Il n’y a aucune « routine beauté » à conseiller chez l’enfant.»