L’impact sur la richesse de la baisse de la fécondité en Europe est discuté. Il est plus réel sur le poids géopolitique. Et des politiques peuvent en réduire les causes et en atténuer les conséquences, estime la démographe Ester Rizzi.
En appelant à un «réarmement démo- graphique» le 16 janvier lors de sa conférence de presse de rentrée, Emmanuel Macron a posé le principe que la natalité était un facteur essentiel de création de croissance économique. Ce lien est contesté par des économistes, qui mettent en exergue la bonne santé de l’économie d’une Allemagne dont le niveau de fécondité est, depuis des années, moins élevé que celui de la France. Dans le virage à droite qu’il a imprimé à son gouvernement et à sa politique, le président français a aussi voulu couper l’herbe sous le pied au Rassemblement national, adepte par excellence de politiques natalistes mais à des fins bien spécifiques, la sauvegarde de l’identité européenne et la parade à un recours à l’immigration, rare alternative à une baisse de la démographie.
Si le rapport entre fécondité et richesse reste à démontrer, il est difficilement contestable que la démographie est un facteur de puissance géopolitique. En 1950, la population de l’équivalent des 27 pays de l’Union européenne représentait 12,9% de la population mondiale. En 2020, elle n’en représentait déjà plus que 5,7%. Et les projections indiquent qu’en 2070, elle ne constituera plus que 3,7% de l’ensemble des habitants de la planète. Comment croire que la place de l’Union européenne dans le monde n’en sera pas affectée? La baisse des naissances peut donc inquiéter certains, alors qu’elle peut aussi réjouir ceux qui, au nom de la sauvegarde de la planète, estiment que toute réduction des naissances est bonne à prendre. Les faits, en tout cas, sont éloquents en Europe. Le nombre de naissances en Grèce a atteint son niveau le plus bas depuis nonante ans. Avec 393 000 enfants en 2022, celui observé en Italie n’a jamais été aussi peu élevé depuis 1861. Et en France, les 678 000 naissances enregistrées en 2023 (823 300 en 1982) constituent le record de la plus faible natalité annuelle depuis la Seconde Guerre mondiale. Professeure de démographie à l’UCLouvain, Ester Rizzi décortique l’évolution de la démographie européenne qui se cache derrière ces chiffres.
La crise démographique que connaît l’Europe est-elle importante?
La fécondité baisse dans la plupart des pays européens depuis la crise économique de 2008. L’Allemagne a un peu fait exception, probablement parce qu’elle l’a mieux traversée. Globalement, la réduction est généralisée. Si on regarde sur une période plus longue, on observe qu’après le baby-boom des années 1960, la fécondité a fortement baissé. On a atteint les niveaux les plus bas dans les années 1990. Elle a recommencé à augmenter par la suite. Et puis, la crise de 2008 l’a à nouveau fait baisser. Ce constat, c’est pour les tendances. Ensuite, il y a la question des niveaux de fécondité. En démographie, on mesure le taux de fécondité par le nombre moyen d’enfants par femme. Parmi les pays européens, la France a toujours été celui présentant la fécondité la plus élevée. Dans les années 2000, elle s’approchait de deux enfants par femme, alors que d’autres Etats avaient des niveaux beaucoup moins élevés. La France, la Suède, l’Irlande ont un taux de fécondité relativement élevé. La Belgique aussi. Avant la crise de 2008, elle se situait à 1,8 enfant par femme. Mais il faut toujours distinguer la fécondité des autochtones et celle des personnes issues de la migration.
La fécondité a connu des alternances de baisses et de hausses depuis la Seconde Guerre mondiale. La diminution actuelle relève-t-elle des fluctuations normales ou est-elle plus marquée que les précédentes?
La situation actuelle s’approche de ce que l’on a vécu dans les années 1990. Pour la France, on était alors autour d’1,6 enfant par femme. La période du baby-boom a été caractérisée par une maternité-paternité très précoce. Ensuite, les nouvelles générations ont retardé l’âge de la maternité. Donc, cela s’est reflété dans le niveau de fécondité qui était au plus bas dans ces années-là. Depuis 2008, on observe une nouvelle diminution. Pour quelques pays, on en est revenu au palier de la décennie 1990. On est même à des taux plus bas au Royaume-Uni.
Quelles seraient les causes de la baisse de fécondité depuis 2008?
Hormis la période du baby-boom, on est plutôt confronté à un phénomène de baisse en Europe. Dans les années 1930, on a observé que la fécondité commençait à diminuer dans les pays occidentaux. C’est d’ailleurs à cette période que la démographie comme discipline est née. Plusieurs causes ont expliqué cette baisse: le passage à un mode de vie plus urbain, l’affaiblissement des normes familiales, la scolarisation des enfants alors qu’auparavant certains travaillaient… Pour expliquer la diminution actuelle, on pointe le contexte économique et l’évolution des relations entre les personnes. Une des causes principales dans ce domaine réside dans le fait que les femmes sont rentrées massivement dans le marché de l’emploi. On parle pour elles d’une double journée dans le sens où elles assument encore de manière plus importante la responsabilité de la famille. Réduire le nombre d’enfants est une manière pour elles de rester dans le marché de l’emploi. D’ailleurs, dans les pays furent développées des politiques familiales, comme la France, la Suède, la Norvège, le Danemark, les niveaux de fécondité, au-delà des évolutions tendancielles, sont les plus élevés. En revanche, dans les pays où les politiques familiales sont plus limitées, comme l’Italie et l’Espagne, les niveaux de fécondité sont les plus bas. On peut donc en conclure que la manière par laquelle les gouvernements ont pu répondre à ces transformations sociétales liées au genre a fait la différence. Mais il ne faut pas oublier que la conjoncture économique affecte aussi les niveaux de fécondité.
Faciliter l’accès au congé parental comme le propose Emmanuel Macron peut-il redynamiser la fécondité?
Oui, sans doute. Il faut faire la distinction entre le congé de maternité, celui de paternité et le congé parental. Le congé de maternité, ce sont les quatorze à quinze semaines autour de la naissance de l’enfant: il est bien rémunéré. Le congé de paternité est aussi pris autour de la période de la naissance et, de même, il est correctement rémunéré, normalement à 100% du salaire. Le congé parental offre des situations plus contrastées. En France, il s’élève à six mois pour chaque parent. Et il est payé autour d’un montant de quatre cents euros. Cela signifie qu’un parent qui travaille et prend un congé parental doit renoncer à une bonne partie de sa rémunération. En Belgique, on est plus ou moins dans le même registre: quatre mois de congé parental pour ce qui concerne la durée et sept cents à huit cents euros pour la rémunération forfaitaire. Par contre, en Suède, le congé parental est payé à hauteur de 80% du salaire. En Allemagne, un système semblable à celui de la Suède a été créé en 2007, avec une rémunération de 67% du salaire. Ces dispositifs participent d’une bonne politique parce qu’ils permettent aux parents de prendre un congé parental bien rémunéré dans une période où la dimension économique joue un rôle important dans leur décision. De surcroît, le fait qu’un gouvernement mette en place ce type de politique adresse aussi un message aux employeurs. Il espère que ceux-ci feront preuve d’une certaine bienveillance au moment de la négociation de ce type de congé.
D’autres mécanismes sont-ils privilégiés par d’autres pays?
Le parc de crèches disponibles et la facilité d’accès à celles-ci sont un autre instrument important. La France et la Belgique ont des pourcentages d’enfants entre 0 et 2 ans dans les crèches assez élevés, 58% en 2020 pour la première, 57% pour la deuxième. En revanche, l’Allemagne est beaucoup moins pourvue, autour des 40%. Elle a commencé à développer cette politique beaucoup plus tard. Dans l’Hexagone, c’est grâce à la présence des assistantes maternelles que ce taux peut être atteint. La France et la Belgique ont aussi mis en place récemment des plans pour essayer de réduire l’hétérogénéité de l’accès aux crèches parce que certaines régions sont mal desservies et que certains groupes sociaux, aux revenus plus bas, accèdent moins aisément à ces structures d’accueil. L’expérience est trop récente pour en évaluer les effets. Même si cela peut sembler contre-intuitif, mettre en place des crèches dans des régions où il y a moins de femmes qui travaillent permet à celles-ci de chercher un emploi. Il faut donc veiller à rester équitable dans la manière dont les crèches sont distribuées. Il y a longtemps que la France met en œuvre des politiques de soutien à la fécondité, des politiques natalistes, même si le terme peut avoir une connotation négative. Mais il faut savoir que ces politiques favorisent aussi l’égalité de genre parce qu’elles permettent aux femmes de travailler et aux pères, grâce au congé parental, de s’occuper de leurs enfants.
Quelles sont les principales conséquences d’une baisse de la fécondité?
A l’échelle d’un pays, la baisse de la fécondité peut créer des déséquilibres dans le paiement des pensions, de l’enseignement, de l’alimentation, du marché du travail. Ces déséquilibres doivent être palliés. Pour cela, il est important de comprendre comment la fécondité évolue. Mais il faut toujours être conscient que l’on ne vit pas dans des régimes totalitaires, et que l’on n’imposera pas aux couples d’avoir des enfants. Cela reste un choix individuel. Il faut également se rendre compte que des déséquilibres peuvent être créés par une diminution de fécondité et essayer de les résoudre. A l’échelle de la personne, c’est surtout au plan des relations intergénérationnelles que les conséquences peuvent se faire ressentir. Si on peut moins compter sur l’aide des enfants et la solidarité familiale, le bien-être des personnes âgées peut en être affecté. Les études le montrent, ce sont surtout les liens familiaux qui comptent au grand âge. Mais, là aussi, on peut adopter des mesures pour y remédier, par exemple en mettant en place d’autres types de réseaux, non familiaux.