Avec La Chute de la Belgique, le journaliste Wouter Verschelden revient sur les petits jeux politiciens du gouvernement De Croo. Il y a des révélations qui décoiffent. Et qui dégoûtent.
Wouter Verschelden est l’un des plus éminents connaisseurs de la Flandre politique et de la Belgique qui décide. Les notifications de son média en ligne, w16.be, toujours très joliment informé, sont fort redoutées par toute la rue de la Loi, autant que par une envieuse concurrence (sauf celle du Vif, puisque nos lecteurs sont évidemment les mieux informés). Après Les Fossoyeurs de la Belgique (2021), qui racontait par le détail les tumultueuses négociations de la Vivaldi et ses assauts de petitesse, le Gantois publie La Chute de la Belgique (1), en néerlandais et en français aux éditions Manteau. C’est un des livres de l’année. Il est en tout cas le livre de l’année politique, qui, en 450 pages de pointillisme politicien, décrit précisément les turpitudes de la Vivaldi, ses énormes difficultés fonctionnelles et le tragique échec personnel d’Alexander De Croo. L’œuvre de Wouter Verschelden est évolutive par nature, et La Chute, après Les Fossoyeurs, aura une suite, c’est déjà établi. D’ailleurs, quelques semaines après sa publication, le journaliste s’aperçoit déjà de petites choses à repriser, tester, vérifier. Comme quand il évoque, page 151, une presse francophone qui «a plutôt des affinités avec le PS», alors que jamais nos médias n’avaient tant penché à droite. Ce que rétrospectivement il observe. «Pendant 20 ans, l’image du PS, notamment en Flandre, mais aussi du côté francophone, ça a été que ce sont des foefelaars, je me souviens de Di Rupo, « j’en ai marre des parvenus »… Je ne sais pas s’il a réussi, parce qu’on a eu le Qatargate, mais quand même, il semble y avoir eu un travail en interne avec des sanctions, des exclusions, etc. Et puis, quand on voit, avec Didier Reynders… Ok, il y a un effort journalistique pour suivre un peu l’histoire, mais où sont les grands headlines? C’est le mec qui a dominé le MR pendant 20 ans avec les Michel, allez, c’était presque notre nouveau commissaire européen, et le jour où il ne l’est plus, là, la justice peut intervenir…»
La thèse de vos deux livres, c’est que ne pas avoir intégré la N-VA, premier parti de Belgique, fut une grande erreur, celle d’Alexander De Croo notamment…
Erreur, c’est un grand un mot. C’était un choix stratégique…
Mais un choix erroné…
Ouais!
Ça soulève un paradoxe: puisque le projet de la N-VA est de faire disparaître la Belgique, comment pourrait-elle ne pas la faire disparaître au pouvoir, et la faire disparaître depuis l’opposition?
C’est un paradoxe qui concerne l’Arizona aussi. Et ça, il faut le reconnaître, c’est le génie de Bart De Wever dans la campagne électorale de 2024. Il avait jusqu’alors gagné les élections en promettant le changement, vous vous rappelez, «de kracht van verandering». Herman Van Rompuy m’avait un jour expliqué qu’il y avait deux manières de gagner les élections. Soit promettre le grand changement, la révolution, «on va tout changer». C’était la ligne de Leo Tindemans à l’époque. Soit promettre de résister au désordre, «on va sauver le brol», «on défend le statu quo», donc votre sécurité d’existence, en fait. C’était la ligne de Jean-Luc Dehaene. Ce sont les deux grands templates éternels, et Bart De Wever, lui, est passé de l’un à l’autre. Il voulait abolir le pays, et là il est le grand défenseur de la préservation de la prospérité de la Belgique. C’est comme ça qu’il finit en sauveur de la Belgique, à tel point que même le palais royal y croit! En 2019 déjà, celui-ci avait beaucoup insisté pour mettre le PS et la N-VA ensemble, et là, depuis six mois, comment dire… Je suis la politique depuis 20 ans, je n’ai jamais vu le Palais autant pousser un formateur…
«Je suis certain que l’Arizona n’aura pas un programme de droite pur-sang. Impossible!»
Il a l’art d’imposer son récit, parfois aux dépens de la réalité. Le 9 juin, la N-VA perd quatre sièges au parlement flamand et un siège à la Chambre, mais dès que Bart De Wever dit «on a gagné cette élection», devant les militants de son parti, tout le monde se met à y croire…
C’est un génie du marketing… Les sondages annonçaient aussi autre chose, ce qui lui a facilité la tâche. Le soir du 9 juin, Bart De Wever, au moment où il entre dans la salle, la foule, son speech –«Wij hebben de verkiezingen gewonnen!»–, c’est Elton John qui chante I’m still Standing. Et puis, il y a une énorme erreur stratégique de Tom Van Grieken, le président du Belang, qui a trop attendu pour faire son discours, qui n’a rien fait pour inverser ce narratif. Ça, c’est son manque d’expérience, il gère mal le choc, il se voyait premier parti. Il a été surpris, et il a mis trop de temps à recalibrer sa communication. De Wever, lui, le fait en cinq secondes, il change son récit. Il a regagné les élections, là, le soir du 9 juin, peut-être en l’espace de ces cinq secondes.
Bart De Wever fera-t-il un meilleur Premier qu’Alexander De Croo?
Ah ça, c’est une autre question…
C’est pour ça qu’on la pose…
Pour y répondre, il faut regarder l’histoire. De Wever, c’est un peu Janus. Il était le diable pour les francophones, bien sûr. Mais il était aussi le diable pour les socialistes flamands, il ne faut pas l’oublier. En 2012, il a tout fait pour détrôner Patrick Janssens, le bourgmestre d’Anvers. C’était une élection de clash des cultures, presque de civilisation, dans laquelle De Wever est venu avec un message très dur: «Il faut mettre les socialistes dehors à tout prix.» Et il gagne sur cette ligne. Juste après ça, qu’a-t-il fait? Une coalition avec les socialistes! Elle tient depuis douze ans, et elle a été renouvelée. Le plus dingue, c’est que Patrick Janssens, qui s’est présenté sur la liste Vooruit, sera échevin dans le collège de Bart De Wever. Personne n’aurait jamais pu imaginer ça, c’est un peu un collège à Mons avec Georges-Louis Bouchez et Nicolas Martin… Ça, c’est la capacité de De Wever. Il peut faire des concessions. Le pacte de majorité à Anvers, c’est tout sauf une bible de droite. Et je suis certain que l’Arizona n’aura pas un programme de droite pur-sang. Impossible! Dans son travail de formateur, il essaie d’instaurer un peu de respect entre les interlocuteurs, ce qui avait complètement disparu sous la Vivaldi…
A ce propos, Alexander De Croo refuse que l’Open VLD aille au gouvernement fédéral sans la N-VA en 2019, puis décide d’aller sans la N-VA au gouvernement fédéral en 2020. La Vivaldi est-elle née d’une trahison, celle d’Alexander De Croo?
Elle est née de trahisons, pas seulement celle de De Croo, et il y avait tout un contexte. Mais c’est un de ses problèmes fondamentaux.
«De tous les gouvernements que j’ai suivis, la Vivaldi fut le plus dysfonctionnel de tous.»
Mais quand on lit La Chute de la Belgique, on n’a pas l’impression qu’Alexander De Croo a été le plus loyal des Premiers ministres, si?
C’est vrai, et de temps en temps, le livre est même brutal. Pourtant, je trouvais qu’au moment où la Vivaldi est née, elle avait de belles chances de réussir, il y avait ce contexte de pandémie, la Belgique souffrait d’un manque de leadership, il y avait un vide, qui était d’ailleurs comblé par les virologues, beaucoup plus côté flamand que côté francophone, où les médias se focalisaient sur Sophie Wilmès… Bref, il y avait un momentum, et Alexander De Croo, avec Frank Vandenbroucke, l’avaient vraiment saisi. Quand on lit l’accord de gouvernement, il existait vraiment cette idée de démontrer que la Belgique fonctionne, n’en déplaise aux nationalistes. Mais de tous les gouvernements que j’ai suivis –et j’ai commencé sous Verhofstadt– c’est le plus dysfonctionnel de tous.
Et le plus déloyal?
Oui, ça va ensemble: il y avait un tel manque de confiance entre les partenaires, notamment entre le VLD et le PS… En tant que Premier ministre, si tu veux que ton gouvernement fonctionne, tu dois garder un lien fort avec le président du PS, le plus grand parti de ta coalition. Or, dès le début, il y a eu des petits jeux, presque infantiles…
Lesquels?
Alexander De Croo a toujours fonctionné avec un kern, réunissant les sept vice-Premiers ministres, un par parti, et jamais avec le Conseil des ministres. Ça signifie que tu éjectes les quatre ministres PS, et que le plus gros parti de la coalition, alors, pèse aussi lourd que le plus petit… La première fois qu’il organise un conclave budgétaire, il dit aux sept vice-Premiers: vous ne pouvez venir qu’avec un seul collaborateur. C’était vraiment cracher au visage du PS, qui voit très vite que De Croo veut isoler le vice-Premier PS, Pierre-Yves Dermagne, de la machine du parti. C’est ce genre de petits gestes que tu paies cash. Un vice-Premier me disait que De Croo semblait toujours penser pouvoir l’arnaquer, lui et ses collègues, sans jamais en payer les conséquences. Mais en politique, tout se paie toujours! Il est très révélateur qu’au fil de la législature et de la campagne, en fait, tout le monde s’est progressivement retourné contre lui.
Votre livre commence avec les larmes d’Alexander De Croo, le soir du 9 juin, après la défaite…
Le plus choquant c’est qu’il ne s’en rend pas compte… Un Premier ministre perd toujours un peu le lien avec la réalité, il est dans sa bulle, avec son entourage, qui le préserve, bien sûr. Mais les collaborateurs d’Alexander De Croo ne le mettaient même pas au courant de certains articles de presse… Ici, ça prend une telle proportion qu’Alexander De Croo est là, au 16, le soir du 9 juin, avec sa femme, il regarde les résultats arriver, et il ne peut pas le croire. C’est tellement fou!
Mais le plus fou, vu d’ici, c’est qu’Alexander De Croo a l’air d’être de gauche, en Flandre…
Soyons honnêtes, il y a une évolution au sein de l’Open VLD…
Et le discours de la N-VA fut «De Croo est le pantin du PS»…
C’est le sort de chaque Premier ministre de chercher le consensus. Mais il faut constater qu’Egbert Lachaert a été élu président de l’Open VLD avec un discours très à droite, qu’il a fait tout le contraire, et qu’en juin dernier l’Open VLD avait la préservation de l’indexation automatique des salaires à son programme, ce qui est historique. Pourquoi? Parce qu’ils ont défendu ça pendant quatre ans. Les libéraux francophones se disaient très isolés dans cette coalition. David Clarinval en est tombé malade, tellement il devait subir, en kern, des pressions de son parti frère, de Vincent Van Quickenborne et d’Alexander De Croo. Et ça, je ne l’ai appris que plus tard…
Faudrait-il que les présidents siègent dans le gouvernement?
Oui! C’était le modèle, avant, chez les libéraux et au CD&V-CVP. Et Louis Tobback, dans les années 1990, était le patron du SP sans en être le président. La réponse est simple, c’est oui. Pas seulement pour éviter la présence de belles-mères autour de l’exécutif, mais aussi parce qu’on a connu un manque de qualité au kern. Georges Gilkinet, Vincent Van Peteghem, Petra De Sutter n’avaient même aucune expérience ministérielle au moment de devenir vice-Premiers, Pierre-Yves Dermagne avait été brièvement ministre wallon, mais c’est tout. Ça s’est payé cher… Et eux ont remarqué qu’ils étaient en permanence sous-estimés par le Premier ministre, ce qui a aggravé la situation.
«Si Bart De Wever devient le sauveur de la Belgique, il vivra un cauchemar, et son père se retournera dans sa tombe.»
Après Les Fossoyeurs de la Belgique, puis sa chute, quel sera le titre de votre prochain livre?
Le Sauveur de la Belgique…
Et ce sera Bart De Wever?
S’il obtient ce titre, il vivra un cauchemar. Son père se retournera dans sa tombe…
Alors quel est son intérêt? Quels sont ses objectifs?
Je ne suis pas son porte-parole, mais je pense que ça explique pourquoi lui-même a de grandes réserves pour aller au 16, personnelles mais aussi intellectuelles, c’est très difficile pour un nationaliste flamand. La première fois que je l’ai interviewé, c’était pour De Standaard, chez lui, pour des raisons d’agenda. Dans son couloir, il y avait la «Déclaration d’indépendance de la Flandre» de 1917, votée par le Conseil de Flandre, avec l’appui de l’occupant allemand. C’était choquant, mais il ne faut jamais oublier d’où il vient. Je trouve la politique belge tellement fascinante pour ça: dans tous les autres pays se posent plein de questions, en Belgique aussi, mais il y a chez nous une couche d’incertitude supplémentaire, et c’est la question existentielle. Ce pays va-t-il encore tenir?
Certains pensent que Bart De Wever ne veut pas vraiment réussir, qu’il veut montrer que même avec lui comme formateur ou comme Premier, et même quand les Wallons sont de droite, la Belgique ne fonctionne pas…
C’est exactement ce qu’on a dit de De Wever en 2007, quand il était pour la première fois à la table des négociations fédérales. Sous la suédoise, c’était un peu différent, puisqu’ils avaient explicitement renoncé à faire de l’institutionnel, ils disaient «on est des cambrioleurs mais on ne va pas toucher à vos bijoux». Ici, c’est différent, la N-VA veut avancer sur l’institutionnel, et ce n’est pas un détail pour elle. Ça reste le paradoxe de la N-VA. Depuis 20 ans, on se demande ce qu’est vraiment la N-VA, un parti séparatiste qui veut faire la révolution ou un parti conservateur comme l’est la CSU en Bavière. C’est ça, le génie de De Wever: il fait ce grand écart depuis 20 ans. Il l’a fait comme président de parti depuis 20 ans, comme bourgmestre depuis douze ans, pourra-t-il le faire comme Premier ministre? La réalité, c’est que côté flamand, côté francophone, et au Palais aussi, de plus en plus de gens disent «laissez-le essayer au moins une fois». Bart De Wever a compris que le résultat des élections, le fait que la N-VA ait sauvé les meubles, c’est grâce à ses déclarations de campagne, dans lesquelles il disait vouloir prendre ses responsabilités. Même si, profondément, il ne le veut pas.
(1) La Chute de la Belgique, par Wouter Verschelden, Manteau, 448 p.
Bio express
1980
Naissance, à Sint-Niklaas.
2002
Diplômé en sciences politique à l’UGent.
2004
Devient journaliste au Standaard.
2010
Rédacteur en chef du Morgen.
2018
Crée la newsletter politique quotidienne W16.be.
2021
Publie le best-seller Les Fossoyeurs de la Belgique (MediaNation).
2024
Lance W16, un reportage quotidien sur ce qui se passe dans les coulisses de la rue de la Loi.