dimanche, septembre 8

Quelque 1 300 mineurs étrangers débarqués seuls en Belgique attendent toujours un tuteur. Des anges gardiens trop peu nombreux. Or, sans eux, la procédure d’accueil est gelée…

– Tu prends le petit couteau et tu pèles l’oignon… Tu as déjà fait ça?

– Non.

– Je te montre. Comme ça… Et quand tu as enlevé toutes les pelures, tu le coupes en rondelles. Attention, ça pique aux yeux.

Circonspect, Abou (1) s’empare du couteau. Ils sont quatre à s’affairer dans cette lumineuse cuisine: trois ados, Lao, Dinh et Abou, et un imposant barbu qui pourrait être le cousin de Barbe-Bleue. Le sourire en plus. Du haut de son mètre 86, Samuel Vincent surveille l’évolution des trois pâtes à pizza qui, peu à peu, se garnissent de sauce tomate, d’olives, de champignons, de jambon, de fromage râpé. Pour ses trois protégés, c’est une première. Pour lui aussi, à vrai dire. Mais c’est un habitué des surprises. Et celle-là, ma foi, n’est pas des pires.

Gare du Midi. Bruxelles. Sac sur le dos, Samuel traverse la foule. Il est 21 heures et un doux crachin mouille la ville. Sous les ponts qu’illuminent les phares des trams flemmards, quelques jeunes traînent. Les vêtements qu’ils portent ne sont pas à leur taille. Ils sont une vingtaine de mineurs étrangers à vivre en permanence autour et dans cette gare, mangeant, volant et dormant sur place. La loi belge leur assure accueil et accompagnement jusqu’à leurs 18 ans, une aide, notamment en matière d’hébergement, qu’ils refusent. La plupart d’entre eux, considérés comme migrants économiques et issus de pays dits sûrs, comme le Maroc, l’Algérie ou l’Albanie, ne sont pas éligibles au droit de séjour en Belgique. Leur minorité les protège temporairement mais à 18 ans, ils seront déclarés illégaux. Même si d’aventure, ils apprenaient l’une des langues nationales, s’inscrivaient dans un parcours scolaire ou de formation et apportaient la preuve de leur intégration.

« Il faut garder la foi: s’accrocher à de petites choses, à de minuscules victoires. »

«Avec eux, on est à 99% d’échecs», soupire Samuel. Sans parler de leur éventuelle dépendance aux drogues, au risque qu’ils courent de tomber dans la prostitution, aux faits d’automutilation. «Face à ces mineurs en errance, il faut garder la foi: s’accrocher à de petites choses, à de minuscules victoires. Nous devons être pour eux une oreille attentive et leur assurer un accompagnement de base, notamment en matière de soins de santé.» Il est arrivé à l’un de ces jeunes d’avoir la main brûlée après avoir chipoté au tableau électrique d’un squat. A un autre de ressortir d’une bagarre avec un œil crevé. A un troisième de se faire une fracture ouverte à la jambe lors d’une mauvaise chute. Sans tuteur, cet ange gardien que l’Etat leur impose, auraient-ils été jusqu’à l’hôpital le plus proche?

Depuis dix ans, Samuel Vincent, 45 ans, consacre sa vie à accompagner des Mena, cet acronyme doux qui cache sous ses quatre lettres la dure réalité des mineurs étrangers non accompagnés. Après des parcours souvent édifiants, ils ont débarqué en Belgique sans adultes à leurs côtés – parents ou représentants légaux – et généralement sans papiers. Une fois dans le pays, soit ils sollicitent un statut de réfugié, soit ils restent ici sans autorisation de séjour. Les mineurs en errance, eux, ne demandent rien. Ils promènent juste leurs ombres frêles dans les longs couloirs de la gare du Midi… «Personne ne sait combien de Mena vivent en rue, reconnaît Laurence Bruyneel, coordinatrice de la formation des tuteurs francophones chez Caritas International Belgique. Même à Arlon, on en croise. On accepte de plus en plus que l’anormalité devienne normale, comme vivre en rue à moins de 18 ans.»

Avec les jeunes en errance, il faut, aussi, accepter qu’ils disparaissent sans prévenir. Dans ce cas, après quatre mois sans nouvelles, leur dossier est clos et devient dormant. Dans quelques mois, Samuel Vincent recevra peut-être un appel du Danemark, d’Allemagne ou d’Italie, où «ses» jeunes seront partis faire un tour. «Lors de l’appel vidéo de l’un d’eux, j’ai aperçu sur l’image un gamin, de 9 ans environ. J’ai demandé qui il était et on m’a répondu que c’était un nouveau. J’ai filé chercher ces petits gars à la gare de Tournai et je les ai conduits à Bruxelles pour avoir le temps de discuter avec eux en voiture et, l’air de rien, attraper ce jeune avant qu’il ne disparaisse. Il risquait fort d’être enrôlé comme pickpocket à la gare du Midi. Voire pire.» Inscrit dans un centre d’accueil, cet enfant en a fugué à trois reprises. Depuis lors, on sait qu’il est passé par les Pays-Bas puis par Paris. Où est-il aujourd’hui? Nul ne le sait.

Les Mena en errance qui vivent aux alentours de la gare du Midi forment un public spécifique, qui n’existait pas il y a vingt ans. © belgaimage

Famille très nombreuse

Depuis 2003, la Belgique a prévu que chacun de ces mineurs soit accompagné par un tuteur, qui veille sur eux dans tous les aspects de leur vie: hébergement, demande de droit de séjour, soins de santé, scolarité, démarches auprès de l’Office des étrangers, du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), du Conseil du contentieux des étrangers (CCE), introduction de recours, contacts avec les parents d’origine lorsque cela s’avère possible, rendez-vous avec l’avocat, explications des décisions au mineur, gestion de ses biens, activités extrascolaires, obtention de ses droits sociaux… «La maîtrise d’une des langues suivantes: amharique, tigrigna, oromo ou arabe constitue un atout», précise l’offre d’emploi pour un tuteur Mena publiée par SOS Jeunes. La panoplie des compétences à gérer est vaste. «C’est un des plus beaux et des plus durs métiers que je connaisse, affirme l’avocate spécialisée en droit des Mena Cécile Ghymers. Il n’y a pas d’avocat qui soit compétent dans tous les domaines que les tuteurs, eux, doivent maîtriser.» Aucune formation précise ne prépare à cette fonction particulière. «C’est comme être un parent, résume Samuel Vincent. Mais sans le lien filial, dans une très nombreuse famille et en nettement plus compliqué.»

Cette protection inconditionnelle ne vaut toutefois que pour les moins de 18 ans. D’où l’importance cruciale de l’âge attribué à chaque jeune. Si celui-ci ne dispose pas d’un document officiel indiquant sa date de naissance et que les autorités doutent de son statut de mineur, elles peuvent procéder à un triple test osseux du poignet, de la clavicule et de la dentition. En suite de quoi, un âge probable sera attribué au jeune. Avec une marge d’erreur, qui lui profite, ou pas. Au cours des huit premiers mois de l’année 2023, le service des tutelles a douté de l’âge de Mena dans environ 40% des cas. Sur les 1 051 tests osseux pratiqués, 263 ont confirmé que les jeunes examinés avaient moins de 18 ans.

«Parfois, des Mena essaient de se suicider après des tests d’âge erronés», relève Laurence Bruyneel. Même si les tuteurs, qui n’assistent pas à ces examens, déposent un recours devant le Conseil d’Etat, celui-ci n’est pas suspensif. Si le verdict est négatif, c’est-à-dire si le jeune est considéré comme majeur, leur mission s’arrête immédiatement. «Certains jeunes ne se signalent pas, craignant d’être déclarés majeurs», ajoute Alice Pettenella, tutrice et formatrice chez Caritas Belgique.

Des jeunes abîmés

– Monsieur, Monsieur!

Trois gaillards qui traînent leurs baskets aux abords de la gare du Midi ont reconnu Samuel de loin. Ils lui parlent tous en même temps, en espagnol, lui racontant leurs derniers déboires: vol de GSM, contrôles policiers rudes, carte de téléphone perdue… Le plus jeune a les yeux bleus, perdus dans le vague. Quand il prononce quelques mots, c’est très, trop lentement. Au sol, un peu plus loin, des bouteilles d’acétone vides racontent à sa place ce qu’il a fait au cours des dernières heures. «Beaucoup de ces jeunes en errance consomment de l’acétone ou de la benzatropine, confirme Samuel. C’est un moyen peu coûteux et facile de ne plus ressentir la douleur. Les jeunes qui débarquent en Belgique sans famille ont souvent vécu des choses difficiles. Ils viennent parfois de pays en guerre, comme l’Afghanistan ou la Syrie, et ont dû traverser l’Europe, seuls, en passant par des contrées peu accueillantes comme la Serbie ou la Macédoine. Ils arrivent donc très abîmés, sur les plans physique et psychologique.»

« Le tuteur a un rôle de fil rouge pendant toute la minorité du jeune. Le seul repère fixe ici. »

En 2022, 3 853 Mena ont introduit une demande de protection internationale en Belgique, pour 3 219 un an plus tôt. Parmi eux, les Afghans et les Syriens sont les plus nombreux. Il s’agit essentiellement de garçons et jeunes hommes. Sur les huit premiers mois de 2023, 45 enfants de 0 à 5 ans et 76 de 6 à 10 ans sont entrés en Belgique de cette manière, pour un total de 2 723.

Rebondir grâce aux tomates

Quartier de la gare du Nord, Bruxelles. Amin, un Afghan de 17 ans et demi, sweat-shirt noir floqué «Icon Milano», se lève lorsque la juge néerlandophone prononce son nom. Il joue gros. Installé dans un centre d’accueil à Mouscron depuis 2020, il a vu sa demande de protection refusée par le CGRA deux ans plus tard. Ce matin-là, le Conseil du contentieux des étrangers (CCE) doit décider soit de maintenir la décision prise, soit de la modifier, soit de réexaminer son dossier. Si le «non» est maintenu, il apprendra à ses 18 ans qu’il doit quitter le territoire: depuis que les talibans ont repris le pouvoir à Kaboul, la Belgique considère l’Afghanistan comme un pays sûr.

Amin aura 18 ans en novembre. Il ne parle pas du tout le français, pas plus que le néerlandais. Les yeux baissés, il tente de comprendre ce qui se dit et se passe, avec l’aide d’un interprète néerlandais-pachto.

– Est-il scolarisé ici? demande la juge à son avocate.

– Non. Amin n’est jamais allé à l’école. Rester assis huit heures par jour dans une classe où l’on parle une langue qu’il ne comprend pas est un supplice pour lui. Mais il a travaillé dans la culture de tomates, à Roulers. Il a vraiment la volonté de s’intégrer.

L’histoire d’Amin est marquée par la mort de son père et de son oncle, tués par les talibans pour une sombre affaire de terres. Samuel Vincent, son tuteur, assure sa défense. En français. Par principe, les dossiers des Mena afghans ne sont traités qu’en néerlandais. Mais faute de tuteurs néerlandophones, on recourt à des francophones qui ne comprennent goutte aux audiences. «Il arrive que le CCE accorde l’asile à de jeunes Afghans lorsqu’il considère qu’ils sont trop occidentalisés pour rentrer au pays, éclaire Samuel Vincent. Par exemple s’ils ont une petite copine ici, s’ils ont travaillé dans des abattoirs ou s’ils ont noué des relations fortes avec des Belges non musulmans.» Ce n’est pas le cas pour Amin: la décision négative du CGRA est confirmée. Amin serait aujourd’hui en Allemagne.

Au cours des huit premiers mois de 2023, 45 enfants de 0 à 5 ans et 76 de 6 à 10 ans sont entrés en Belgique sans parents ni papiers. © ID/bart dewael

Seulement 658 tuteurs

Selon les chiffres du service des tutelles du SPF Justice, 3 498 tutelles étaient en cours en 2022, auxquelles se sont ajoutées 2 335 nouvelles désignations. La Belgique compte 658 tuteurs actifs, 384 néerlandophones et 274 francophones. En 2004, ils n’étaient que deux cents environ. Tous n’opèrent pas sous le même statut. La majorité (78%) sont des tuteurs volontaires, assimilés à des «parrains». Souvent actifs dans l’associatif, éducateurs, assistants sociaux, hébergeurs de migrants ou pensionnés, ils ne suivent pas plus de cinq jeunes. Les tuteurs indépendants ou en société représentent 18% du total. Enfin, ceux qui sont employés par des ONG comme la Croix-Rouge ou Caritas International et ont donc un statut de salarié pèsent pour 4%. Théoriquement, les indépendants comme les salariés ne sont pas supposés accompagner plus de 25 jeunes. Dans les faits, certains en comptent une quarantaine. «Pour moi, gérer 25 tutelles, c’est impossible si l’on veut faire un travail de qualité», dit Alice Pettenella. Alors, quarante…

Les tuteurs sont rémunérés à hauteur de quelque neuf cents euros brut par an et par tutelle. Auxquels s’ajoutent une indemnité forfaitaire de 85 euros pour les frais administratifs et le remboursement des frais de déplacement et postaux. La charge de travail et l’implication des tuteurs peuvent être très variables. Un jeune Mena scolarisé, intégré dans un centre d’accueil et sans souci particulier ne monopolisera guère son tuteur. Un autre, en décrochage scolaire, en délicatesse avec la justice et en difficulté dans son centre, lui mangera bien plus de temps.

Des tuteurs, il en manque. En juin dernier, 1 308 pupilles étaient en attente de s’en voir attribuer un, dont six cents en provenance d’Ukraine. Certains Mena attendent jusqu’à huit mois pour rencontrer leur tuteur, alors que la loi prévoit une désignation immédiate. Tant que ce pas n’est pas franchi, la procédure de demande de droit de séjour ne peut être lancée. «Il y a un an, le délai d’attente était de quelques semaines, rappelle l’avocate Cécile Ghymers. Aujourd’hui, la tutelle perd son sens. Car après avoir patienté six mois pour se voir attribuer un tuteur, un jeune est abîmé

Le manque criant de tuteurs, personne ne le conteste. Comment le pourrait-on? Depuis avril 2022, le service des tutelles en a pourtant recruté 143. Tous les candidats ne sont pas acceptés: ils passent d’abord des entretiens individuels puis suivent une formation de base de cinq jours. «Les flux de migration qui augmentent ou diminuent, ça a toujours existé, relève Laurence Bruyneel. Le manque de tuteurs, en revanche, est un phénomène relativement neuf. Politiquement, c’est devenu beaucoup plus compliqué: les mesures prises par les autorités sont trop faibles et interviennent trop tard. On ne voyait pas de Mena vivant dans la rue auparavant.» «On dirait que l’Etat ne se prépare jamais aux flux d’arrivées et est chaque fois pris de court, relaie l’avocate Vanessa Zedjieweski. On devrait penser à constituer une réserve de tuteurs pour les cas de crise.»

Mena: la question de la formation

Outre celle de leur nombre, la question de leur formation, de leurs compétences et de leur expérience se pose à propos des tuteurs. A mots feutrés ou plus ouvertement, on appelle de toute part à une forme de «professionnalisation» du secteur. «La majorité fait un travail extraordinaire, insiste Me Cécile Ghymers. Mais cela reste un métier très variable d’une personne à l’autre.» Certains tuteurs bénévoles pensent à inviter leur jeune au cinéma mais oublient de déposer à temps un recours capital pour lui. «Je récupère parfois des mineurs pour lesquels aucune démarche n’a été entreprise pendant des années», poursuit-elle. «Il y a des tuteurs-parrains qui ne nous tiennent pas toujours au courant d’audiences à l’Office des étrangers en pensant qu’on ne peut pas y assister», embraie Vanessa Zedjieweski. Ou ils oublient que les Mena ont droit à des allocations sociales ou à une bourse d’études… «Un bon tuteur peut changer la vie d’un jeune», résume Alice Pettenella. Bien sûr, selon son statut, la philosophie de travail n’est pas tout à fait la même. Dans les associations, par exemple, les tuteurs salariés n’ont pas d’autre activité professionnelle et engrangent dès lors de l’expérience. Ne représentant qu’un peu moins de 5% des tuteurs, ils assument 14,5% des tutelles. Quand aux indépendants, ils sont minoritaires (15%) mais gèrent quelque 40% des dossiers.

Les tuteurs ne se forment pas tous de la même manière non plus. Des formations leur sont pourtant dispensées par Caritas. Un help-desk peut également les aider en cas de question ou de problème, tandis qu’un coaching individuel et des groupes d’échange entre tuteurs sont proposés. «Si ça ne tenait qu’à moi, j’obligerais les tuteurs à suivre plus de formations, insiste Alice Pettenella. Je renforcerais les contrôles du service des tutelles sur leur travail, en engageant davantage de référents. Ceux-ci devraient lire les rapports des tuteurs et les convoquer si ça ne va pas. Uniformiser les pratiques avec des directives plus claires pour tout le monde serait un vrai plus

Consommer de l’acétone ou de la benzatropine est un moyen facile pour ne plus ressentir la douleur.

Au service des tutelles, on assure qu’un tuteur reste un tuteur, que l’on travaille avec toutes les bonnes volontés, et que le système n’est pas remis en cause. «On continue de recruter des tuteurs motivés et disponibles pour devenir responsable légal: n’oubliez pas qu’un tuteur représente un mineur, dans ses droits et ses obligations. Nous essayons d’augmenter le nombre de tuteurs employés par des ONG, assure Hanane Zekhnini, coordinatrice de la section tutelle francophone au SPF Justice. Parce que les profils des Mena sont de plus en plus complexes. En 2004, leur objectif était de demander l’asile. Aujourd’hui, certains ne veulent que transiter par la Belgique pour gagner la Grande-Bretagne et d’autres font le choix de l’errance. Les problèmes de dépendance et d’ordre psychologique sont aussi plus fréquents qu’avant.» L’âge moyen des Mena diminue: ils savent que plus ils se rapprochent des 18 ans, moins ils ont de chances d’obtenir un tuteur.

En Europe, depuis 2003, la Belgique fait figure de pionnière dans l’accompagnement des mineurs. © belga image

Faute de personnel suffisant, l’encadrement des tuteurs par les référents au service des tutelles – huit millions d’euros de budget annuel – ne peut actuellement être assuré comme il devrait l’être. Un agent référent est censé suivre le travail de cinquante tuteurs, c’est-à-dire le soutenir, s’assurer qu’il remplit ses missions légales et contrôler son travail. Dès lors qu’un mineur lui est confié, un tuteur doit transmettre un premier rapport après quinze jours au service des tutelles, puis un autre tous les six mois, dans lequel il détaille son évolution et sa situation. «Les référents voient leurs tuteurs une fois par an ou tous les 18 mois», précise Hanane Zekhnini. Chez Caritas, la coordinatrice reçoit ses tuteurs toutes les six semaines pour parcourir leurs dossiers. Et toutes les deux semaines, une réunion d’équipe s’y tient avec un juriste. Depuis le début de la crise ukrainienne, de nouveaux moyens budgétaires ont été dégagés pour engager seize nouveaux agents au service des tutelles. Quinze autres personnes ont également été engagées dans les ONG en charge du suivi des Mena.

Avec granulés au chocolat

Il a 5 ans et trépigne à l’idée de sortir faire un tour dans le parc avec tonton Sam. Et, pourquoi pas, manger une glace. Youcef est né dans le nord de l’Afrique. Déclaré malade par ses parents, il a été hospitalisé plusieurs fois sans que l’on comprenne de quel curieux mal il souffrait. Jusqu’à ce qu’en Belgique, on découvre que sa maman lui injecte régulièrement un désinfectant corrosif dans le nez, brûlant une partie de ses voies respiratoires. Dès lors que sa maman a été incarcérée, Youcef a été mis sous tutelle. Son père ne s’est jamais manifesté. A l’audience qui se déroule devant le tribunal de la jeunesse, on échange des nouvelles à son sujet. Hébergé dans un service hospitalier pour très jeunes enfants, Youcef passe désormais plusieurs demi-journées par semaine à l’école. Ce qui lui fait du bien. Il a obtenu son titre de séjour en août 2022. «Le plus gros de mon travail est fini», observe Samuel. C’est à la demande de l’hôpital qu’il a accepté de se faire appeler tonton Sam. Et pour la glace, Youcef prendra de la fraise. Avec des granulés en chocolat. «Le tuteur a un rôle unique de fil rouge pendant toute la minorité du jeune, livre Samuel. Le seul repère fixe ici.»

Chaque année, des tuteurs renoncent à poursuivre leur tâche. Faute de temps, en raison d’un déménagement ou d’un changement professionnel ou familial. Epuisés, parfois. Déçus des résultats qu’ils obtiennent ou dépités de voir que certains jeunes leur racontent des histoires, malgré tout ce qui est fait pour établir la confiance. «On est appelable quasi tout le temps, avec un fort impact sur la vie privée», souligne Laurence Bruyneel.

«Je comprends qu’on ne tienne pas le coup, assure Kandida Kabayiza, tutrice salariée depuis seize ans au Seso (Service social des solidarités). Il faut de l’énergie, être patient, se tenir à jour et ne pas placer la barre trop haut: ce n’est pas nous qui décidons du sort du jeune. Mais on peut préparer les dossiers au mieux pour le défendre. Il y a une forme de maltraitance administrative dans notre job: on impose aux jeunes de toujours ressasser leur parcours, les maltraitances qu’ils ont subies, les raisons de leur départ. Faut-il vraiment parler d’excision avec une fillette de 9 ans devant les gens de l’Office des étrangers? C’est aussi éprouvant sur le plan émotionnel: un jeune Soudanais que je suivais, atteint d’un diabète grave, a quitté l’hôpital avant la fin de ses soins. Il voulait absolument partir en Grande-Bretagne. Je n’ai pas réussi à le convaincre de demander l’asile ici… Je reste persuadée que mon rôle est important dans ce labyrinthe où il y a de quoi se perdre. Ça vaut le coup de faire ce trajet avec eux.» En Europe, depuis 2003, la Belgique fait figure de pionnière dans l’accompagnement des mineurs.

Demain, Samuel Vincent ira voir un de ses jeunes jouer au foot. Cela ne figure pas dans ses missions. Mais s’il n’y va pas, personne ne l’encouragera depuis le bord du terrain. Et personne ne hurlera, les bras en l’air et la larme à l’œil, lorsqu’il marquera un but.

(1) Les prénoms des Mena ont été modifiés.

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