mardi, janvier 7
© GETTY IMAGES

La solidarité à l’égard de l’hebdomadaire satirique victime du terrorisme islamiste s’est délitée. Mais devenu un symbole de la liberté d’expression, il résiste à l’évolution parfois controversée de la société.

Le 7 janvier 2015, deux terroristes commandités par Al-Qaeda dans la péninsule Arabique (AQPA) s’introduisent dans les locaux de l’hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo à Paris, gagnent la pièce où l’équipe des journalistes tient sa réunion de rédaction et mitraillent les personnes présentes, dessinateurs, chroniqueurs, correcteur. «On a tué Charlie Hebdo! Allah akbar», crient-ils en sortant du bâtiment. «On a vengé le prophète Mohammed», poursuivent-ils en pleine rue, dans une allusion à la publication des caricatures de celui-ci par l’hebdo en 2006.

«Non, ils n’ont pas tué Charlie Hebdo. Dix ans après, on est toujours là. Et on compte bien vivre plusieurs dizaines d’années encore», répond aujourd’hui le rédacteur en chef, Gérard Biard, au moment où paraît un livre d’hommage aux victimes du 7 janvier 2015 membres de la rédaction, rassemblant dessins et écrits, Charlie Liberté. L’équipe de l’hebdo a voulu montrer que même une décennie après leur disparition, «leur esprit est toujours vivant». Gérard Biard analyse le présent et l’avenir de Charlie Hebdo, et du dessin de presse.

Dix ans après, que reste-t-il de la solidarité exprimée envers Charlie Hebdo, notamment lors de la manifestation de Paris le 11 janvier?

Il est évident que la solidarité ne pouvait pas demeurer sous la même forme, et avec la même intensité. Le 11 janvier répondait aussi à un traumatisme de la société française. Pour plusieurs raisons. C’était la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’une rédaction était attaquée et que des journalistes étaient tués. La personnalité des victimes aussi: pour les membres de plusieurs générations, Cabu, Wolinski représentaient une part d’eux-mêmes. Et puis, il y a eu le slogan «Je suis Charlie», qui évoquait des choses différentes pour plein de gens. Aujourd’hui, une polémique chasse l’autre. On trouve malin d’exprimer tout et n’importe quoi sur les réseaux sociaux. Sur un plan institutionnel, il est compliqué d’affirmer que l’on se fout de Charlie Hebdo. Cela ne se fait pas. Au pire, on ne fait pas attention. Pour nous, du reste, il est difficile de constater que c’est une partie de la famille politique à laquelle nous appartenons, la gauche, qui nous attaque, violemment. Nous sommes obligés de répondre, pour dénoncer leur renoncement.

Dans le texte d’ouverture du livre Charlie Liberté, Riss va jusqu’à écrire que «durant cette décennie, la gauche française a battu tous les records de lâcheté et de déni»…

Bien sûr. Cela ne touche d’ailleurs pas que Charlie Hebdo, malheureusement. La dernière illustration en date est la réaction à l’arrestation de l’écrivain Boualem Sansal par un régime corrompu, celui de l’Algérie. La première chose que certains dirigeants ou personnalités de gauche ont trouvé à dire, c’est que Boualem Sansal était «suprémaciste». Qu’est-ce que cela veut dire? Est-on toujours de gauche quand on ne défend plus un écrivain qui est emprisonné pour ses écrits dans les geôles d’un régime militaire? On marche sur la tête. Nous, nous ne pouvons pas accepter cela.

«Considérer que les musulmans n’acceptent pas d’être choqués, c’est penser qu’ils ne sont pas des adultes.»

Est-ce au sein de La France insoumise (LFI) qu’on rencontre le plus de tenants de ce genre de positions?

Oui, mais cela ne signifie pas que tous les militants de LFI pensent ça. Leurs leaders les plus bruyants, oui. Les plus bruyants, pas les plus brillants. On en trouve aussi quelques-uns chez les écologistes. Il y en a beaucoup moins, voire pratiquement plus, au Parti socialiste, soit parce qu’ils ont quand même compris quelque chose, soit parce qu’attaquer Charlie Hebdo, cela ne se fait pas. Dès lors, on est obligés de faire avec des soutiens qu’on ne souhaite pas forcément. Cela ne veut pas dire que nous, on les soutient.

Vous n’êtes donc pas devenu de droite pour autant?

Non. Charlie Hebdo a toujours été un journal de gauche, laïque, universaliste. La laïcité et l’universalisme sont deux valeurs fondatrices de la gauche française. Si vous abandonnez cela, pouvez-vous dire que vous êtes encore de gauche?

Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo. © BELGA IMAGE

La liberté d’expression absolue est-elle le leitmotiv de Charlie Hebdo?

Il n’y a pas de liberté d’expression absolue. Il y a une liberté d’expression qui s’exerce dans le cadre des lois. En France, c’est la loi de la presse de 1881 qui définit la liberté d’expression publique. Elle dit qu’on peut attaquer, se moquer des idées, des dogmes, des symboles et des individus mais pas pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils représentent ou pour ce qu’ils incarnent. On peut insulter le pape, on ne peut pas insulter Jorge Mario Bergoglio. Charlie Hebdo s’inscrit dans ce cadre-là. Cela étant, chaque individu a ses propres limites. Il y a des choses que je n’écrirais pas parce que ce sont mes limites éthiques.

Charlie Hebdo est un journal athée. Votre objectif est-il de combattre les diktats religieux?

François Cavanna avait défini Charlie Hebdo comme le journal de la raison contre tous les dogmes, religieux, politiques… Charlie est un journal athée, laïque, républicain dans la conception française du terme et un journal de la raison. On s’attaque aux dogmes, et donc, évidemment, au dogme religieux. D’abord parce qu’au XXIe siècle, l’idée de Dieu est communément admise comme une idée au-dessus de toutes les autres. Cela signifie que les croyants ont plus de valeur que les autres citoyens. Concevoir une démocratie comme cela n’est pas possible. Il y a aussi le constat qu’il est impossible de construire une démocratie en basant les lois sur la parole divine. Car le principe fondateur de la démocratie est que toutes les lois peuvent être discutées, contestées, y compris dans la rue. La loi de Dieu, elle, est écrite une fois pour toutes. C’est un outil de contrôle totalitaire de la société.

Ne peut-on pas imaginer que la religion n’ait plus prétention à dire la loi, mais qu’elle s’exerce uniquement dans la sphère privée?

L’histoire et l’actualité nous démontrent que ce n’est pas le cas. On voit bien que la chrétienté n’a pas dit son dernier mot. On l’observe aussi bien aux Etats-Unis qu’en Russie. Le catholicisme n’y échappe pas. Chaque fois que le pape a l’occasion de dire une ânerie, il ne s’en prive pas. Il se trouve aussi qu’aujourd’hui, le monde entier fait face à une offensive religieuse qui est incarnée par l’islamisme. L’islamisme est politique. Il ne s’en cache pas. On ne peut pas faire comme si c’était juste la vie de quelques brebis du seigneur, ce n’est pas vrai. Des régimes sont bâtis sur des religions. Des pays sont dirigés par des dignitaires religieux. Il n’y a pas une démocratie dans le tas. Que réclament aujourd’hui les Iraniennes et les Iraniens? Des lois civiles. Ils ne veulent pas autre chose. Ils ne demandent pas aux mollahs de disparaître. Ils leur demandent de ne plus diriger le pays. Dans quels Etats les croyants sont-ils le plus persécutés? Dans ceux dirigés par des religieux. Ce sont les pays musulmans. En outre, les principales victimes des attentats islamistes sont les populations musulmanes. Si on défend le principe des droits humains, ils s’appliquent à l’ensemble de l’humanité. Sinon, ce ne sont pas des droits humains…

«Charlie Hebdo est à la fois un producteur d’informations, mais aussi un objet d’information. C’est compliqué.»

Comprenez-vous néanmoins que vous puissiez choquer un certain nombre de personnes?

Devenir adulte, vivre en société, c’est apprendre à être choqué. Tous les jours, je descends dans la rue, et plein de choses me choquent. Ce n’est pas pour cela que je vais prendre une arme et tirer sur tout ce qui me choque. J’en discuterai, j’en débattrai. C’est cela vivre en société. Sinon, il n’y a plus de société possible. Considérer que les musulmans sont des gens qui n’acceptent pas d’être choqués, c’est penser qu’ils ne sont pas des adultes. Ce serait bien que l’on n’en soit plus à réfléchir comme cela dans nos sociétés occidentales.

Comment jugez-vous la lutte contre l’islamisme aujourd’hui? Y a-t-il encore de la naïveté dans le chef des responsables politiques?

De la naïveté, je ne pense pas qu’il y en ait encore. Aujourd’hui, après les dizaines d’attentats et de tragédies, après Al-Qaeda, après Daech, on ne peut plus être naïf par rapport à l’islamisme. En revanche, des choix sont posés par certains, soit de soutenir franchement cette idéologie, soit de considérer que ce n’est pas un sujet, que ce n’est pas important… Des lâchetés, il y en a beaucoup. Elles sont de nature institutionnelle. Une institution en France fait preuve d’une grande lâcheté, c’est l’Education nationale. Il y a aussi des lâchetés intellectuelles de dandys de salon qui grenouillent dans trois arrondissements parisiens.

La marche du 11 janvier 2015 a consacré le soutien à Charlie Hebdo. Qu’en reste-t-il dix ans plus tard? © GETTY IMAGES

Travaillez-vous toujours sous haute protection?

Les locaux sont sécurisés. C’était indispensable. Il fallait que les lieux qui abritent la rédaction de Charlie soient un «bunker». A l’intérieur de celui-ci, on peut réaliser ce journal non plus avec insouciance, mais toujours avec légèreté. On fait un journal satirique. Il ne faut pas que fabriquer Charlie soit une punition. Il faut que l’on s’amuse, sinon on n’amusera pas le lecteur. En outre, Riss, moi, nous sommes sous protection policière.

Les nouveaux dessinateurs ont-ils repris le flambeau de l’esprit Charlie?

Recruter de nouveaux dessinateurs a été difficile pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il y a eu 2015. On peut comprendre que cela puisse faire peur à des jeunes de travailler pour Charlie Hebdo. Un autre phénomène rend la tâche de recrutement difficile: aujourd’hui, la majorité des jeunes dessinateurs et dessinatrices préfèrent se tourner vers la bande dessinée, vers le roman graphique… Le dessin de presse est un domaine particulier. Il y a de moins en moins de journaux qui en publient. Et beaucoup de jeunes disent préférer raconter leur truc, et faire de la bande dessinée. Celle-ci a un côté prestigieux, même si elle ne nourrit pas nécessairement son auteur. Il existe des festivals de BD partout; il n’y a pas de festivals de dessin de presse. Il y a aussi la difficulté de trouver de bons dessinateurs. C’est peut-être prétentieux de dire cela. Mais à Charlie Hebdo, la barre est placée haut. Les dessinateurs en ont conscience aussi. On essaie de faire en sorte qu’ils en fassent leur journal comme les générations précédentes l’ont fait. C’est cela aussi Charlie Hebdo: un journal qui appartient à ceux qui le font, aussi bien au plan financier qu’éditorial. En outre, il faut composer avec le constat, très compliqué, que depuis 2015, Charlie est à la fois un producteur d’informations, mais aussi un objet d’information, regardé par les autres médias. Aucun autre média ne connaît cette situation. Aujourd’hui, on sait comment vivre avec cela. Mais cela reste compliqué. Dès qu’on publie un dessin, on est scruté. Dès qu’il y a quelqu’un qui fait sauter une ceinture d’explosif, on nous demande ce que l’on en pense…Or, on en pense toujours la même chose.

Des Unes récentes ont-elles suscité des critiques plus intenses?

Il y en a régulièrement. C’est dû à l’actualité. Ensuite, comme on développe de plus en plus notre site Internet, on publie aussi des dessins qui ne sont pas dans le journal, et qui circulent d’autant plus vite qu’ils sont sur une actualité encore plus chaude. Récemment, on a fait beaucoup de dessins autour du procès des viols de Mazan. Ils ont été détournés, commentés n’importe comment… Cela crée des polémiques, qui, en général, durent deux jours. Trois crétins à la télé les commentent, toujours les mêmes. C’est malheureusement le monde dans lequel on vit.

© DR
Partager.
Exit mobile version