L’avenir des Etats-Unis se jouera le 5 novembre lors du scrutin présidentiel. Tout l’été, Le Vif sonde les Américains sur le mode «un Etat pivot, un thème de campagne». Cette semaine, l’Ohio.
La trajectoire du sénateur républicain de l’Ohio James David Vance, choisi par Donald Trump le 15 juillet comme colistier lors de la convention républicaine à Milwaukee, résume l’évolution de la politique américaine fédérale au cours des huit dernières années. L’homme d’affaires de 39 ans, de condition modeste, a ravi en 2022 le siège de sénateur au démocrate Tim Ryan avec une avance confortable de six points, surfant sur la vague du mouvement Make America Great Again (Maga) de Donald Trump qu’il avait rallié tardivement, après l’avoir notamment qualifié d’«idiot notoire» en 2016 et affirmé qu’«il ne l’aimait pas et ne l’avait jamais aimé».
Dans son livre best-seller Hillbilly Elégie, il y décrivait son enfance passée dans une grande pauvreté à frayer avec des amis n’ayant, pour la plupart, pas fini leurs études secondaires. Il y fustigeait le dédain des Américains pour les gens simples et sans éducation des montagnes des Appalaches. Mais il pointait surtout l’engourdissement progressif de toute une génération de citoyens devenue «faignante et oisive à souhait».
J.D. Vance, lui, est diplômé des meilleures universités et a travaillé dans le monde de la finance où il a fait rapidement fortune. Ce parcours l’a poussé vers le Parti républicain, où règnent la culture de l’effort et de l’argent, et un mépris pour les Américains qui ont besoin des aides financières de l’Etat pour joindre les deux bouts. Le sénateur est désormais un trumpiste convaincu, en façade à tout le moins (sa loyauté est discutée et discutable), et représente la nouvelle vague du Parti républicain unie derrière le candidat Trump, notamment sur les questions économiques et migratoires. «J.D. Vance a opéré un virage à 180 degrés en ralliant Donald Trump, et a pu compter sur le succès de son livre pour remporter l’élection, indique Dan Yount, rédacteur en chef du Cincinnati Herald, un des grands journaux de l’Etat. Au cours de sa campagne, il a fustigé les politiques de Joe Biden en matière de financement public des infrastructures et il a accusé les démocrates du Congrès d’être responsables de l’inflation galopante. Il estime en outre que l’immigration incontrôlée dope le trafic de drogues dont l’Ohio paie un lourd tribut. J.D. Vance s’est aussi présenté comme l’antidote aux démocrates.»
«La rivière Ohio constitue une sorte de barrière naturelle entre la mentalité du sud et celle du nord.»
A la frontière de deux mentalités
L’Ohio, partie intégrante du Midwest américain anciennement parsemée d’industries lourdes qui ont dû opérer une réorientation stratégique, constitue un des «premiers Etats du nord». «Cette situation remonte à l’époque de la Guerre civile, précise Tim Burke, professeur d’histoire, citoyen de Cincinnati, la grande ville du nord de l’Etat. La rivière Ohio constitue une sorte de barrière naturelle entre la mentalité des gens du sud et celle de ceux du nord. Les esclaves noirs ont débarqué ici en grand nombre lorsque l’esclavage a été aboli, et aujourd’hui, les grandes villes votent généralement à gauche. Les gens des campagnes, eux, votent davantage conservateur. Si les « électeurs diplômés » ont été désillusionés par Trump, ses partisans ne l’ont pas été en assez grand nombre que pour faire basculer l’Etat vers le camp démocrate.»
Rien n’indique mieux la mutation perpétuelle de l’économie américaine et le côté impitoyable de son capitalisme débridé que la petite ville de Youngstown, à proximité de la Pennsylvanie et non loin du Michigan. Le destin économique de cette localité champêtre de quelque 60.000 habitants, dont le seul joyau est une salle de spectacle dernier cri sponsorisée par un homme d’affaires local, dépend largement, comme tant d’autres à travers le pays, des investissements des grands groupes manufacturiers nationaux, qui snobent généralement les campagnes pour se concentrer en bordure des villes de premier plan, dans le cas de l’Ohio, Colombus, Cleveland ou Cincinnati. L’usine de voitures de Youngstown, construite dans les années 1960, a vu sortir plus de dix millions de véhicules de ses lignes d’assemblage au cours des décennies, principalement siglées du logo Chevrolet.
En 2020, le géant automobile General Motors, qui avait pourtant reçu des dizaines de millions de dollars d’abattement fiscal de la part de l’Etat, a décidé de la fermer et de mettre fin au contrat de travail de milliers de personnes. Une catastrophe pour la ville. L’immense complexe et ses interminables zones de parking sont rester vides jusqu’à ce qu’un repreneur se signale quelques mois plus tard. Le fabricant de voitures Lordstown Motors devait y produire des SUV électriques. Mike Pence, alors vice-président de Donald Trump, avait été reçu sur place pour vanter l’extrême flexibilité de l’économie nationale, sa capacité à rebondir et se réinventer…
Echec sur le marché des SUV
Malheureusement, le rêve a tourné court. Le partenariat noué deux ans plus tard par Lordstown avec le Taïwanais Foxconn, qui espérait gagner des parts de marché aux Etats-Unis sur le segment des SUV électriques, a capoté rapidement, faute d’engagements financiers de la part du conglomérat asiatique. Mille cinq cents travailleurs, pourtant bien formés, sont restés sur le carreau, provoquant un nouveau revers pour la municipalité. Les parkings de l’entreprise ne sont plus occupés aujourd’hui que par une dizaine de voitures, toutes aux couleurs de sociétés de sécurité. Foxconn a déserté les lieux. «Lordstown a été confrontée au même genre de problèmes que toutes les start-up qui s’essaient au marché du SUV. Elle a manqué d’argent et n’a pas été capable de développer ses voitures assez vite que pour les mettre sur le marché et générer du cash, déplore John McElroy, expert du marché automobile américain. Son partenaire Foxconn n’a pas voulu renflouer les caisses dans les proportions nécessaires. Elle se trouve désormais dans une position difficile car elle possède une usine dont plus personne ne veut.»
Depuis l’officialisation de la première candidature de Donald Trump à l’élection présidentielle de 2016, l’Ohio a lentement glissé vers le Parti républicain. La victoire de J.D. Vance lors de la course au Sénat de 2022 l’a illustré. Lors de l’élection présidentielle il y a huit ans, Donald Trump avait triomphé d’Hilary Clinton en Ohio avec une marge de moins de 2%. Quatre ans plus tard, il l’emportait avec plus de huit points d’avance. A quelques mois de la présidentielle du 5 novembre, le milliardaire jouit ici d’une avance confortable, en phase avec les sondages d’intentions de vote à l’échelon national. Et la désignation de Vance comme colistier, et donc futur vice-président, devrait encore accroître son succès.
«Sous la présidence de Joe Biden, le fabricant de semiconducteurs Intel a décidé d’implanter deux usines en Ohio.»
Un paradoxe économique
Les raisons de cette avance sont peu claires. A l’image de la formule de Bill Clinton en 1993 –«It’s the economy, stupid!»–, l’état de l’économie et le pouvoir d’achat constituent le facteur numéro un de décision des indécis en temps d’élections. Or, la politique du président démocrate en la matière a été positive. Les «Ohioans» en sont les premiers bénéficiaires. «Le bilan économique de Joe Biden est positif, estime le journaliste Dan Yount. Sous sa présidence, le fabricant de semiconducteurs Intel a décidé d’implanter deux usines en Ohio pour une valeur de 20 milliards de dollars (NDLR: avec une aide financière fédérale pour près de la moitié de ce montant), ce qui créera près de 10.000 emplois directs et indirects. Le candidat démocrate à la présidence pourra se targuer d’une situation économique florissante, avec un chômage en baisse, une croissance en hausse, un nombre d’affiliations à l’assurance médicale privée en augmentation.» Autant de signes de bonne santé économique dans l’Ohio et dans l’ensemble du pays. Même la dette publique a connu sous Joe Biden une augmentation moindre que pendant le premier mandat de Donald Trump. Malgré cela, Donald Trump continue d’exercer une grande attraction sur bon nombre de ses concitoyens, y compris en Ohio.
Dans un pays où sont portés aux nues l’amour de l’innovation et le capitalisme débridé, la mésaventure entrepreneuriale entre Lordstown Motors et Foxconn met en lumière combien le bien-être matériel des Américains et la santé de leur porte-monnaie dépendent bien davantage des fluctuations économiques et des marchés internationaux que des actions, fussent-elles volontaristes, décidées depuis le bureau ovale de la Maison-Blanche. Grâce à ses plans de relance de l’économie, Joe Biden a permis à des régions entières de bénéficier des largesses de l’Etat fédéral, créant par là-même des milliers d’emplois. Mais peut-être est-ce précisément ce que certains Américains, partisans d’un Etat central aux pouvoirs limités, reprochent au candidat démocrate.
«Donald Trump continue d’exercer une grande attraction sur bon nombre de ses concitoyens, y compris en Ohio.»